L'écrit et la lumière participent à une radicale remise en cause des supports d'expression
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Daniel Bosser présente un choix d'œuvres de sa collection proche des esthétiques minimale et conceptuelle, parmi lesquelles figurent Michel Verjux, Kees Visser, Véronique Joumard, Lefevre Jean Claude, Ernest T., Claude Rutault, Joseph Kosuth ou Lawrence Wiener.
Lors de sa leçon inaugurale au Collège de France, l'historien d'art Roland Recht rappelait qu'une esthétique de l'indéterminé avait dominé le vingtième siècle, puis à propos de l'œuvre d'art, il insista sur le fait que depuis lors, "ce n'est plus aux seuls contours de l'objet visé que se limite l'expérience du regard (…)
Le verbe supplante les formes et les matériaux les images : au besoin de voir, spécifique à un art dit rétinien, s'est substituée l'exigence de penser l'œuvre dans la globalité des enjeux qu'elle convoque et provoque".
Outre qu'il s'agit de peinture et non de tableau, le travail de Claude Rutault et du nŽerlandais Kess Visser est gouvernŽ par une mŽthode alliant rigueur et alŽatoire.
Michel Verjux et VŽronique Joumard utilisent un matŽriel d'Žclairage ordinaire, le premier afin de produire une "situation d'exposition", le second pour signifier l'Žnergie.
Joseph Kosuth et Lawrence Weiner, au tournant de 1968, ont ŽtŽ ˆ l'origine de l'art conceptuel.
Lefevre Jean Claude de par son texte rapporte l'œuvre à ses conditions de production et la déclaration d'Ernest T. est une sorte de commentaire sur le monde de l'art.
Les productions de Rutault matérialisées sous forme de peintures monochromes sont depuis 1973 régies par un texte que l'artiste nomme "Définition/Méthode". Il écrit : "la lecture est le moyen premier de connaître mon travail de peinture. L'idée la plus générale de chaque proposition relève du texte, la peinture n'étant que l'une des possibilités du texte" ….
Daniel Bosser entretient avec lui d'étroites relations et a choisi de montrer "Définition/Méthode n°100 - Maxima Option pile", de 1979. Le langage détermine le cadre conceptuel de l'œuvre entière.
Durant les années 1965-1968, Joseph Kosuth réalise une série de travaux consistant en l'agrandissement photographique (dit "blow-up") de définitions de noms, tel "Water", "Square", "Meaning", lesquelles sont extraites de dictionnaires de traduction. Daniel Bosser détient l'un de ces "blow-up", de 1966, se rapportant au mot Earth. En règle générale, il convient de distinguer ce que l'artiste nomme "documentation" - la définition, directement découpée et collée sur un feuillet - de l'objet qui est exposé. Le travail, "It was it", de 1986, appartient à une série empruntant à Freud un fragment de texte. A la reproduction photographique d'un extrait de "Psychopathology of Everyday Life", il adjoint deux courtes phrases en lettres de néon, séparées par une droite lumineuse bleue. Aussi la lecture des quelques lignes de Freud consacrées au lapsus est-elle visuellement perturbée par l'intense luminosité des néons. A la manière dont le lapsus "recouvre" le sens véritable, caché, les mots de "Kosuth" en recouvrent d'autres. "No grammar without a name" et "It was it" : ce commentaire, elliptique et abstrait, provoque un déplacement sémantique qui donne à son tour sens à l'œuvre. Ainsi, comme l'explique l'artiste, "c'est l'intérêt pour (…), le processus de la signification qui est la marque propre de l'art conceptuel".
Lawrence Weimer avec ses énoncés et déclarations nommés "statements", se rapporte à des actions plus ou moins précises. Sa formule peut paraître paradoxale : l'artiste assure que "la langue constitue la sculpture". Plus que d'autres "statements", "Set up in order to be blown down" (établi afin d'être renversé), de 1988, est très allusif, suggérant tout au plus le basculement dans l'espace d'une chose dont on ne sait rien. L'œuvre est bien l'énoncé seul et elle n'acquiert d'existence matérielle qu'au moment de son actualisation. "La présentation n'est pas la pièce, ce n'est pas le travail. Je ne vends pas une pièce avec son installation" explique-t-il. C'est substituer une inscription à l'image, à l'iconicité.
Si le langage est le médium quasi-exclusif dans les textes de Lefevre Jean Claude, il n'est cependant pas transformé en matériau plastique. L'artiste réalise des "lectures expositions", qu'il publie en utilisant la forme narrative du journal : ses notations, précisément datées, sont relatives à l'historique de l'œuvre et au cheminement intellectuel en lequel elle se constitue. L'invitation ponctuelle du collectionneur donne lieu à un texte mural, travail in situ et éphémère, tel "LJC - quai de Bourbon Paris - 19.03.1988", réalisé chez Daniel Bosser. Un texte est ensuite gravé sur une plaque de plexiglas qui tient lieu de mémoire de l'intervention, tel "LJC Archives A&C - 1988 coll.11". La suite chronologique de faits inscrite à même l'architecture "LJC Activités DB 2004 - 1988 Coll. 11", "assume son rôle de pièce de collection en déplacement".
Ernest T. apporte avec humour un autre regard distancié sur l'institution artistique. "Pour exister, écrit-il, un artiste doit être présent dans ce qu'on nomme "lieux culturels". Ses peintures qu'elles soient accompagnées d'un texte ou intégrées à un dessin humoristique préexistant sont présentées comme des "peintures nulles". Le travail réfléchi de 1985 est à base de lettres adhésives ou lettres peintes sur mur, miroir ou autre surface réfléchissante. Il démythifie l'image de l'artiste. Il définit comme "un nom peint, son œuvre a tout pour devenir un pur objet de spéculation".
Le travail de Kees Visser s'inscrit dans la lignée de la peinture dite objective ou concrète, dont elle respecte l'économie visuelle et la rigueur de conception. "Wall Painting" de 1994 est également une œuvre à réactualiser. L'artiste procède par séries transcrites sur des feuilles millimétrées, ces dessins donnant ensuite lieu à des peintures sur papier. L'œuvre provient de séries où les surfaces positives et négatives sont inversées : n'y subsistent que les parties initialement restantes, les "chutes" triangulaires, cette fois peintes. La configuration des étroites surfaces de la peinture murale résulte de l'assemblage de deux "chutes" compatibles.
Les éclairages que Michel Verjux réalise depuis le début des années quatre-vingt sont toujours localisés. La poursuite en angle, mi-rasante, mi-frontale de 1989, obéit à quelques règles précises : nécessité d'un angle de mur, distance suffisante … Le projecteur à découpe est positionné de sorte que le faisceau lumineux rase longitudinalement l'une des parois et produise une demi-lune frontale sur le mur perpendiculaire. L'installation lumineuse met en évidence le fait que nous sommes physiquement, psychologiquement et intellectuellement reliés à notre environnement.
L'existence même du travail est liée à l'exposition aussi chez Véronique Joumard. Elle utilise le seul matériel électrique du commerce. Ainsi, le Tableau Lumière de 1990 est constitué d'un tube lumineux, de fils électriques, d'un interrupteur et d'une prise standard. "La lumière électrique domestique crée son propre cadre et l'ampoule peut s ‘allumer s'éteindre avec l'interrupteur", écrit l'artiste. Ce qui l'intéresse c'est avant tout l'énergie et ses moyens de transmission. Les prolongateurs, câbles et autres branchements déployés dans l'espace tiennent lieu de sculpture.
Substituer une inscription à l'image, reléguer la fonction esthétique de l'œuvre au second plan, au profit d'une interrogation sur son statut même, c'est à la suite de Duchamp. C'est une collection proche des esthétiques minimale et conceptuelle pour les initiés.
Daniel Bosser possède et montre ce type de création, c'est avant tout partager un plaisir intellectuel, ce qui est inhabituel.
Il se situe dans une relation quasi fusionnelle avec les artistes dont il a choisi depuis vingt-cinq ans de collectionner les œuvres, l'échange amical lui est nécessaire. Exposer sa collection, c'est faire acte de partage.
Elisabeth Petibon Paris, décembre 2004
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