En perdant leur sacralité les colonnes de Bastar gagnent leur contemporanéité
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La galerie Sakshi est située dans le quartier des anciennes filatures de coton de Bombay. Depuis quelques temps ces anciens quartiers sont l'objet d'une reconversion accélérée, pour deux raisons : les facilités d'espaces qu'ils procurent et une fuite devant la pression foncière. La galerie offre un vaste espace et s'ouvre sur une mezzanine. Au rez-de-chaussée sont exposées des photographies en noir et blanc de Nemai Ghosh, principalement des portraits parmi lesquels ceux de Satayajit Ray, le grand cinéaste d'origine bengali. L'amitié liant le photographe au réalisateur a permis ces photos dont l'intérêt se révèle être avant tout documentaire. C'est à l'étage que les troncs sculptés par Rajkumar, Santibai et Ghessuram aimantent le spectateur. Ils nécessitent une involontaire chorégraphie mêlant les petits pas, l'approche et la mise à distance, le tout baigné d'un silence contemplatif. Après tout ils se dressent face à nous comme des totems et une partie seulement de ce qu'ils nous racontent se trouve à hauteur d'yeux.
L'histoire des troncs sculptés du Bastar est ancienne. Dans cette zone tribale située à côté de la ville Kondagoan dans l'état fédéré du Madhya Pradesh, les troncs étaient sculptés afin d'être vénérés dans une spiritualité proche de l'animisme. Cette tradition de sculpture a aujourd'hui presque disparu. Au début des années 1980, un sculpteur Raituram s'installe dans un des villages qu'occupe cette tribu. S'insérant peu à peu dans la vie quotidienne, elle propose aux plus jeunes un échange de connaissance. Elle apporte son savoir-faire en échange du leur. Ainsi Rajkumar, Shantibai et Ghessuram n'ont pas pour profession la sculpture et une majeure partie de la journée est consacrée à cultiver leur pièce de terre et à s'occuper de leur troupeau.
Une fois ces colonnes exportées dans une galerie à la programmation très contemporaine, deux questions surgissent. Une circonscrite au champ de l'art, est-ce de l'art contemporain ? La seconde portant sur l'évolution que connurent ces sculptures de la région du Bastar. A la première vision, ces piliers sculptés montrent une grande technicité permettant de mettre en scène des visages aux traits rappelant ce que l'Europe catégorisa comme art primitif. Le travail de sculpture à même le tronc implique une bonne connaissance de son matériau et requiert une marge d'erreur presque inexistante ; Ils rappellent en cela les temples sculptés hindous, jains et bouddhistes creusés dans les falaises d'Elora ou d'Agenta (Maharashtra). Sculpture par retrait de matière indiquant que l'on part de la totalité pour en rejoindre une autre, symbolique et mystique.
En accordant une attention plus soutenue aux détails, notre cerveau analyse cet empilement de petits bonhommes comme une métaphore de l'humanité et raccroche l'existence du pilier à une pratique religieuse. Une divinité ou des divinités doivent échapper à notre regard mal aiguisé, nos yeux encore culturellement clos ne nous permettant pas de capter le symbole ou la synecdoque montrant ici l'incarnation divine. Est-ce de l'art contemporain ? Certes les sculptures ont été réalisées en notre temps mais cet argument s'épuise de fait. Le terme de contemporain est là, faute de mieux, car il nous est impossible de donner un nom descriptif, les individualités qui composent l'art de notre temps ne pouvent plus connaître un adjectif qualificatif qui fonctionnerait pour tout. La réponse est sous nos yeux, car ces poteaux qui catalysaient jusqu'alors la présence divine représentent aujourd'hui notre ère.
Ce n'est plus l'essence divine qui guida ici la main du sculpteur mais l'envie de sculpter sa vie.
Entendez bien, point de métaphore ou d'impressionnisme facile dans cette dernière phrase : chaque poteau raconte une anecdote, un souvenir d'enfance ou une vision sur leur société de moins en moins close. Ainsi, nous pouvons lire dans le bois du fait que Rajkumar a grandi depuis sa chute à vélo, et qu'il joue ici avec des camarades alors qu'à côté les jeunes filles, toujours plus sérieuses, se rendent à l'école. Pour lire nous nous satellisons autour de la bille de bois comme le sculpteur conteur a tourné autour du tronc. Dans cette ronde lente, nous sommes mus par l'envie de savoir la suite, nous parcourons des parcelles de sa biographie. Les figures créées par le ciseau à bois présentent parfois des rictus figés, ceux-là même qui nous avaient conduit vers une fausse piste. Ces saynètes pourraient se rapprocher des proverbes que peignait Breughel à la différence majeur qu'elles ne sont pas dictons populaires mais la réalité d'une existence à un moment donné.
En perdant leur sacralité, les colonnes de Bastar gagnent leur contemporanéité. Raconter son histoire, c'est se pencher sur soi en tant qu'individu, c'est comprendre à la fois les similarités et la part que nous ne partageons pas. Nous quittons le sacré pour le séculaire, l'entrée dans le siècle, le notre.
Hugues Jacquet Bombay, août 2004
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