Aude 1988, pastel sec et fusain
Visionnaire
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J'ai découvert une œuvre et un artiste, à la faveur d'une trop brève exposition à la galerie-atelier Girard, à Montparnasse. L'artiste est Christian Bouchon (1939 - 1989), dont la vie a été marquée par la souffrance. Son œuvre, composée de toiles, de pastels et de nombreux dessins, n'est connue que de quelques amateurs, mais elle devrait retenir l'attention d'un large public de connaisseurs. Artiste singulier et solitaire, il est tout à la fois un visionnaire, un naïf, un témoin de la vie parisienne, un coloriste fou et un dessinateur étourdissant. Et il garde beaucoup d'autres richesses en réserve.
A 20 ans, alors qu'une carrière prometteuse s'ouvre à lui, Christian Bouchon est terrassé par un accident de circulation qui le laisse le crâne brisé et le cerveau blessé. Désormais, il puise l'énergie de survie dans son art auquel il se livre avec un acharnement rare. Il se bourre d'amphétamines, il connaît épisodiquement les hôpitaux psychiatriques, l'abus des antidépresseurs, mais il résiste à tout. Vers la quarantaine, il découvre le bouddhisme zen. Dans ce milieu il trouve l'apaisement grâce à des appuis amicaux et il rencontre celle qui sera sa compagne des moins mauvais jours.
La partie la plus frappante de son œuvre est assurément constituée par les centaines, voire les milliers de dessins qu'il a laissés. Il avait toujours un carnet de dessin à la main, croquant les gens dans la rue, les visages dans le métro (non sans désagréments parfois), les détails d'architecture, les scènes fluctuantes du théâtre urbain. Que ce soit à Paris, à Vincennes ou au Perreux (où il a vécu longtemps), il est l'observateur omniprésent qui saisit, parfois avec le sourire, toujours avec compassion, la vie collective dans les rues et les places publiques. Il excelle à montrer les foules anonymes qui s'agglutinent aux arrêts d'autobus, dans les passages piétonniers ou, en été, à l'ombre des arbres. Et il montre avec la même densité les plages vides qui se creusent soudain dans les foules les plus compactes : ici un homme solitaire hésite à faire un pas, appuyé sur sa canne, là un poivrot soliloque sa détresse dans l'indifférence générale, ailleurs une femme ajuste une épingle sur son chapeau, s'octroyant une seconde d'intimité au milieu de la ruée générale. Les foules dans les grands cafés sont déchirantes de solitude, chacun replié sur soi, indifférent aux autres, comme figé dans l'attente du temps qui passe. La situation de l'artiste évoque irrésistiblement celle de Charlot, le vagabond solitaire et affamé qui regarde les gens de l'autre côté de la vitre. Car il y a toujours une paroi invisible entre le dessinateur et son sujet. S'il est douloureusement séparé des autres, il les regarde comme une faune étrangère, absorbée par des ébats incompréhensibles. La compassion de Christian Bouchon s'affûte souvent en un ricanement qui le rapproche de James Ensor. Masques en moins, car chez l'artiste français, les masques sont à l'intérieur des visages, souvent caricaturaux.
Les cafés et brasseries sont des palais de la modernité aux allures de décor de cinéma. Le dessinateur fixe chaque détail, les plus des banquettes, les volutes de la lustrerie, la mousse dans les verres, les reflets dans les glaces qui démultiplient les espace, les transformant en labyrinthes optiques, où les anonymes attablés se confondent avec leur double. On étouffe dans ces lieux. On a envie de hurler. On pense au cri lancinant d'Aragon : est-ce ainsi que les hommes vivent ? Christian Bouchon excelle à faire parler l'architecture. Trop de précision dans le rendu des briques des façades, des ferronneries des balcons, des moulures des fenêtres, des buissons d'isolateurs électriques créent une atmosphère irrespirable, comme avant l'orage. Les villes et leurs foules inévitables sont en sursis d'apocalypse. Le fantastique est en germe dans le fourmillement des détails. Avec une application minutieuse et une apparente naïveté, le dessinateur rejoint les grands visionnaires, Rodolphe Bresdin, Gustave Doré ou encore Victor Hugo (le dessinateur, celui que l'on ne cesse de découvrir).
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Galerie-Atelier Girard, 7, rue Campagne Première, 75014, Paris, Tél : 01 43 22 01 16, Fax : 01 43 21 09 13.
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