Cécile Bart : de la jouissance d'un révélé menacé d'effacement

Cécile Bart Profil

Cécile Bart, Profil, courtesy galerie Frank

Habiter




un paysage













Suggérant




plutôt que




montrant













Le visible et




le caché













Attente




imprécise




d'un révélé




menacé




d'effacement






Que peut-il en être aujourd'hui du travail du peintre ?
Doit-il toujours donner à voir des images précises et closes sur elles mêmes comme peuvent en fournir la photographie et le télévision ou ne doit-il pas davantage provoquer l'envie de choisir, au sein d'horizons simultanés,une direction, un objectif de visions ? Ne doit-il pas conduire à moins consommer des reproductions ou interprétations pour mieux "habiter un paysage" en lui préférant une partie plutôt qu'une autre, une cible plutôt qu'un tout ?
La force d'une œuvre d'art ne réside-t-elle pas sa capacité de persuasion à cheminer en elle, suggérant plutôt que montrant ?

Cécile Bart appartient à cette génération d'artistes qui vous invitent moins à passer voir leur atelier qu'ils ne vous proposent de vous rendre visite, un dossier photographique sous le bras et la tête pleine de récits des installations réalisées ici ou là.
Des installations éphémères montées à partir d'un module industriel : une trame de tergal transparent tendu sur un châssis métallique. Selon la manière dont la trame est multipliée et répétée dans l'espace, au centre d'une galerie ou dans le chambranle d'une ouverture, l'écran de tergal filtre le regard jusqu'à lui refuser toute traversée. Translucide ou opaque, la trame modifie la perception, la spatialité et la luminosité du lieu mais l'objet-écran n'est cependant qu'un instrument opératoire au service d'un concept de mise en scène, l'œuvre étant en quelque sorte immatérielle, puisque résidant dans un jeu de dialogues et de confrontations

Au registre du dialogue s'inscrit le balancement des pleins et des vides de l'architecture du lieu : entre ses ouvertures, laissées libres à l'accès du passant, et les trouées entravées par les obstructions passagères des écrans de tergal. Les écrans sont le plus souvent recouverts de vert ou de noir (le noir du tableau scolaire et le vert des tables de ping-pong), recouverts plutôt que peints, tant l'impassibilité du geste est mécanique ; sans aucun lyrisme, aucun souci de la "touche", les surfaces sont enduites et vigoureusement brossées, si rudement même que l'infime pellicule pigmentaire qui adhère encore au support est imperceptible, presque effacée ! Seuls quelques grains d'opacité subsistent, tels des graviers lancés dans une eau claire troublant légèrement la transparence de l'onde.

Réduit à cet état élémentaire et si ténu (d'une pellicule indissociable de son support), la présence du pigment pictural se manifeste cependant par un floué velouté que ne saurait apporter une teinture industrielle. Le visiteur s'aperçoit alors qu'au dialogue premier stimulé par les écrans, (plans ouverts ou obstrués dans le cadre du bâti architectural) s'ajoute un jeu plus subtil entre un donné à voir et un paraître, entre le visible et le caché. Selon l'éclairage du moment et selon la position du regardant, par rapport aux écrans, de face ou de profil, ces derniers peuvent oblitérer-partiellement ou totalement-le champ de vision.
Par ailleurs, et ce n'est pas sans un soupçon de violence, les écrans restreignent (voire bloquent) la circulation, obligeant le visiteur à les contourner, à passer de l'autre coté des écrans, aucun d'eux n'imposant un point de vue mais chacun d'eux suggérant une pluralité de traversées.

Cécile Bart Profil

Cécile Bart, Profil, courtesy galerie Frank

Dans un article que Merleau Ponty écrivit sur le visible et l'invisible, il avança que "le regard ne vainc pas la profondeur, il la tourne" et encore que "voir, c'est entrer dans un univers d'êtres qui se montrent". Or, en longeant les écrans, en les contournant,en s'en éloignant pour mieux s'en approcher à nouveau, on recueille le hasard de ces "êtres" éphémères retenus dans leurs trames, par le regard. L'inconfort des écrans, aussi opaques qu'un mur, est donc un préambule nécessaire, l'aiguillon qui poussera le regardeur à s'extraire de la passivité d'un voir qui le rend souvent aveugle.

On peut certes s'étonner de l'acharnement de l'artiste à user quand même de la peinture pour n'en laisser que quelques traces hasardeuses et dépourvues de significations .Son geste s'apparente davantage à une gestuelle sacrificielle prélevant et éliminant sur le corps souffrant de la toile des ajouts indésirables. Mais sans ces ajouts, il ne pourrait se greffer sur la toile-écran ces images que captent et segmentent furtivement les écrans, des images-temps, objets et personnages donnés dans l'instant. Des images et non des ready-made.

De Fouquet (1420-1480) à nos jours, on a répertorié tous les états et toutes les étapes d'interprétation des effets d ‘éclairage et d'illusion de la transparence. Le dix huitième siècle y fut fort habile et le vingtième (avec le matérialisme qui le caractérise) osa introduire dans le tableau des vitres et des miroirs et même des objets électrifiés qui offrirent un large éventail de possibles effets. Mais a-t-on déjà vu des peintures suggérant de les traverser pour voir au-delà d'elles-mêmes

Ajoutons encore que si,au sein des architectures qui les reçoivent, les écrans canalisent le regard, montrant moins qu'ils ne désignent des images à découvrir, ils peuvent être aussi le médium révélateur d'une chorégraphie de glissements, de passages qui s'étirent et disparaissent, dessinant une poétique des petits riens d'événement fugaces et anodins d'un présent parcellaire et éclaté d'une extrême proximité. On songe alors aux tentatives du Nouveau Roman exprimant le fourmillement désordonné du vécu, l'incohérence des rencontres, les multiples visages du négligeable, tissant l'épaisseur du vivant. Dans cet esprit, une exposition de partitions musicales contemporaines (intitulée Musigraphies et présentée en 1977 au Musée d'Art Moderne de la Ville de Paris), donnait à voir des partitions réunissant une somme d'instructions par lesquelles les compositeurs enjoignaient les exécutants à une écoute de bruits familiers, en temps réel. Cela pouvait aller d'une récolte de sons urbains (Pierre Mariétan enregistrant dans une gare) à ceux d'une salle de concert (La Monte Young usant des respirations et bruits infimes émis, dans la salle, par des auditeurs mélomanes attendant l'ouverture du concert), en passant par les carillons d'une église éclatante de sons dans le ciel environnant,(ceux de Saint Germain l'Auxerrois, dans le premier arrondissement de Paris, carillon dirigé par Renaud Gagneux)

De la même manière qu'un cadrage photographique peut miser sur la totalité d'un paysage ou sublimer un détail, les greffes captées par les trames-écrans,ont le pouvoir de donner une présence à une foule "d'êtres" anonymes qui nourrissent soudain le regard avec cette jouissance féline qu'aiguise l'attente imprécise d'un révélé menacé d'effacement.

Cécile Bart ne nous confiait–elle pas, lors d'un entretien déjà lointain : "pour moi, le spectateur idéal serait celui qui prendrait le temps, trouverait un rythme, pour une perception de l'œuvre se modifiant au cours de son déplacement longue durée avec des temps d'arrêt, de réajustement. Ce serait comme un repérage au cinéma ; on appréhende un lieu, on se disperse et puis on se trouve"

Liliane Touraine
Paris, février 2003

Cécile Bart Profil

Cécile Bart, Profil, courtesy galerie Frank

Jusqu'au 23 mars dans le cadre des "récentes acquisitions" du Frac Bretagne,
au Centre d'Art Contemporain, Domaine de Kerguéhennec, 56500 Bignan,
tél. : 33 2 97 60 44 44,  
www.art-Kerguehennec.com

Cécile Bart exposera du 22 mars au 10 mai, vernissage le 22 mars à partir de 14 h, à
la galerie Frank, 7, rue Saint Claude, 75003 Paris, tél. : 33 1 48 87 50 04,  info@galeriefrank.com

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