Élément plastique
tridimensionnel
Relations existantes
avec l'affect
Le recours aux sons
découle d'une plasticité
ou plutôt d'un
hyperréalisme
Rapport à la réalité,
la surréalité sonore,
la dimension unilatérale
de l'expérience
Dimensions
profondément
nostalgiques
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Voilà déjà que se termine au Musée d'art contemporain de Montréal l'exposition de l'artiste d'origine canadienne Janet Cardiff. Cette artiste d'origine ontarienne a une carte de route plutôt impressionnante : du Louisiana Museum à Humlebaek au Danemark (1996) en passant par Münster (1997) et la Biennale de São Paolo (1998), la Villa Medici à Rome (1998), le MoMA de New York (1999) ainsi que la Biennale de Venise (2001) où elle représenta le Canada et reçut un prix spécial pour une œuvre réalisée en collaboration avec l'artiste, et compagnon de vie, George B. Miller. Cette exposition bilan, comme l'annonce le titre de l'exposition, récapitule la production de ces 16 dernières années. J. Cardiff a surtout été remarquée pour ses "Walks", une série d'œuvres dans laquelle le visiteur est invité à réaliser une promenade avec un baladeur, et quelquefois une caméra numérique.
Nous avons droit à une exposition historique et linéaire. À cette facture classique s'ajoute un catalogue exhaustif dans lequel la commissaire, Carolyn Christov-Bakargiev, répertorie avec soin non seulement les œuvres et les propos de l'artiste mais aussi la fortune critique. En parcourant ces pages, on note qu'il manque malheureusement certaines œuvres, dont celle présentée à Venise, The Paradise Institut. Toutefois, ceci n'empêche nullement le visiteur de suivre une à une les œuvres de l'artiste, du point A au point B, de la gravure des années 80, Three Thoughts, à la dernière installation sonore, Forty-Part Motet : A Reworking of "Spen in Alium" by Thomas Tallis, 1575. Il aurait sans doute été plus juste de conserver l'idée du titre original de l'exposition au P.S. Contemporary Art Center à Long Island, A Survey of Works Including Collaboration with Georges Miller, plutôt que le "bilan" pour la suite montréalaise. Cette exposition terminera son parcours au Palazzo delle Esposiziono à Rome.
Exposition fragmentaire tout à l'image des œuvres, on se promène d'une station à l'autre où tantôt le visiteur partage un espace commun pour se retrouver par la suite isolé du reste de ses congénères. L'ensemble est fragmenté de plus d'une façon. L'exposition occulte un passé de graveur pour se concentrer sur les œuvres médiatiques. S'il est un dénominateur commun dans la production artistique de J. Cardiff, c'est l'utilisation du son. On expérimente diverses textures, de la voix humaine à celle de la nature, des bruits citadins tels que les automobiles, hélicoptères, téléphones, etc. Mais à chaque fois tous ces sons n'ont comme but que de servir un récit. Et il en va de même pour les images.
Chez J. Cardiff, le son est travaillé comme un élément plastique tridimensionnel. Le visiteur se trouve constamment entouré par le son, que ce soit dans une expérience individuelle ou collective. La facture sonore permet un jeu associatif qui interpelle la mémoire. Dans l'œuvre To touch, 1993, nous découvrons au centre d'une pièce sombre une vieille table de cuisine illuminée, alors qu'aux murs nous sommes entourés de haut-parleurs. Lorsqu'on touche la surface de la table, différents capteurs déclenchent des enregistrements de voix et de bruits. La source du bruit change constamment de direction. Il s'agit d'une constante dans les œuvres de J. Cardiff. Même quand porte un casque d'écoute, on a toujours l'impression que les sons prennent une dimension spatiale. Le recours à des bruits reconnaissables, qui appuient le récit, favorise l'émergence de la mémoire, créant ainsi les relations existantes avec l'affect.
Janet Cardiff, Playhouse
Le recours aux sons découle d'une plasticité ou plutôt d'un hyperréalisme. Les éléments acoustiques sont plus vrais que nature. L'emploi qu'en fait J. Cardiff se compare à la bande sonore d'un film. Lorsque, par exemple, nous nous laissons imaginer l'une de ses walks, puisque l'exposition présente quelques bandes sonores ainsi que des bandes numériques, on prend conscience de la construction, de la structure sonore. Le bruit des pas, celui des oiseaux, la présence de l'eau, etc. prend une dimension particulière. L'originalité des walks se situe dans la superposition de la fiction et de la réalité. Précisons que J. Cardiff utilise des sons et des images réels, qu'elle prélève sur le trajet qu'elle a conçu pour les réutiliser ensuite. Le visiteur, à l'aide d'écouteurs et, quelquefois, d'une caméra numérique, parcourt un trajet où les sons et les images saisis postérieurement se confrontent à l'expérience immédiate.
Le son et l'image, par l'utilisation de la technologie, agissent comme des intermédiaires entre le monde et le visiteur; voire des écrans qui réactivent une fiction dont nous sommes le témoin privilégié. Dans les critiques publiées au sujet des promenades de J. Cardiff, il est souvent question de schizophrénie. L'individu se retrouve seul, isolé dans sa propension à entendre des voix. Si l'on entend la schizophrénie comme une perte du sens du réel et comme un état comparable à celui du rêveur, il est effectivement tentant de faire ce lien. Pourtant, l'expérience semble plutôt susciter à une conscience aiguë de la réalité. Les paramètres institutionnels implicites à l'œuvre, la conscience du sujet et de son rapport à la réalité, la surréalité sonore, la dimension unilatérale de l'expérience - si le sujet décide de tourner à gauche au lieu de tourner à droite, tel que l'indique la bande sonore, l'œuvre devient non lieu, sont autant d'indices qui nous permettent de relativiser cette schizophrénie apparente. S'agit-il d'une œuvre dialogique telle que le spécifie la commissaire Carolyn Christov-Bakargiev ? Tel que nous l'avons déjà mentionné, l'aspect unilatéral de l'œuvre nous oblige a nous écarter de cette affirmation. Le passage du rapport à sens unique entre le public et l'œuvre vers celui à dimension dialogique n'a pas lieu en raison de son aspect directionnel et non interactif. L'écart demeure toujours présent.
L'œuvre de J. Cardiff s'articule le plus souvent autour du monde du cinéma. Dans l'œuvre intitulée The Muriel Lake Incident, 1999, l'artiste fait référence au maître de l'illusion Orson Wells. Tout au long de la visite, les parallèles se prêtent au jeu. Wells ayant commencé sa carrière au théâtre, puis à la radio, pour aller vers le cinéma et la télévision. Comment oublier le 30 octobre 1938, jour où la radio annonça que le terre fut envahie par les extra-terrestres? Il est dommage que le grand cinéaste n'ait pas connu l'univers du numérique et des nouvelles technologies, sans doute le premier grand simulacre de ce siècle, mais aussi peut-être le réel sujet des œuvres de J. Cardiff. De ce grand frisson collectif que nous offrait Wells, J. Cardiff nous fait pénétrer dans un monde composé d'histoires étranges où la fiction se superpose à la réalité, un monde aux dimensions profondément nostalgiques, voire romantiques, auquel il n'aurait pas été surprenant de découvrir sur une luge un petit cœur gravé avec l'inscription "Rose bud".
Sylvain Latendresse Montréal, octobre 2002
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