La biennale en septembre
Parcours en images de la Biennale de Venise 2005
 
Nous avons cette année attendu la fin de l'été pour nous balader dans les pavillons des Giardini et parcourir les hangars de l'Arsenal. À notre grande surprise, le public était encore fort nombreux, à profiter comme nous de la chaleur finissante de l'été et de la pérennité post-estivale de la manifestation.
De ce parcours, nous vous proposons deux cheminements souvent parallèles, l'un en image et l'autre en écrits, qui viennent prolonger l'article du début de l'été de Paul de Felice, "Mondo Veneziano". Reprenez-en la lecture pour connaître le déroulé général de la Biennale et ses positionnements curatoriaux. Ici, nous nous permettons de faire cette impasse et de privilégier ainsi les moments forts, dans un parcours désordonné.
le contraste

existant
entre ce
qui s'y
faisait,
et ce qui
se montrait
dans la
Biennale
Biennale de Venise
 
Exposition censurée de Pipilotti Rist
 
 
Je commencerai avec les toiles imposantes, rigoureuses et symétriques de Ed Ruscha, qui prenaient place (en le questionnant) dans le pavillon américain. L'installation, intitulée Course of Empire, jouait sur le néoclassicisme du bâtiment en adoptant un accrochage austère qui mettait en vis-à-vis une série de peintures datant de 1992, "Blue Collar", et une série de 2005 qui en proposait une reconduction. Dans la première, Ed Ruscha a peint des paysages de zones industrielles, en noir et blanc et dans un cadrage serré, où il privilégie le haut des bâtiments et les insère dans des ciels chargés. La deuxième série conserve le ton réaliste et les cadrages, mais introduit des modifications dans les fonctions de ces bâtiments et les plonge dans des couleurs vives. Certains ciels s'enflamment, certains bâtiments s'enferment derrière des barbelés, l'atmosphère est globalement lourde et un peu apocalyptique. Les dix dernières années qui viennent de s'écouler ont un goût pesant et inquiétant.

La vision sévère que donne Ed Ruscha de la société américaine trouve son penchant dans l'œuvre de Gilbert et George. Tous deux proposent une œuvre également ancrée dans la contemporanéité, issue des ressources du numérique, et qui dresse un portrait complexe et symbolique de l'Angleterre. Gilbert et George, personnages centraux de chaque image, parfaites représentations de l'Anglais traditionnel, trônent parmi les rues de Londres, entourés de jeunes banlieusards. Les formats sont très grands, les surfaces très denses et chaque image opère une mise en scène dont l'organisation renvoie au triptyque religieux. Les symboles sont ainsi nombreux et se laissent déchiffrer avec humour. Le contexte politique de ces dernières années s'inscrit particulièrement dans cette œuvre, ce qui lui donne une force remarquable qui s'ajoute à une proposition plastique et visuelle étonnante. Ce pavillon est un bel apogée du travail de Gilbert et George, a contrario de ce qu'a fait Annette Messager, empruntant à ses précédentes pièces le matériau d'une nouvelle, sans proposer de véritable excroissance à son univers artistique.

De l'autre côté des Giardini, lorsque l'on passait le pont, le pavillon autrichien imposait sa monumentalité rocailleuse. L'artiste Hans Schabus a en effet envahi la façade du pavillon en l'enveloppant dans une enveloppe rocheuse, faite de contreplaqué et de moquette, mais qui faisait parfaitement illusion. À l'intérieur, une structure en bois complexe envahissait l'espace et ne pouvait se parcourir qu'en suivant l'itinéraire dégagé. L'amoncellement des planches contrastait vivement avec le caractère plutôt minimal de l'architecture extérieure.

L'avantage avec les interventions artistiques qui utilisent des matériaux solides tels que le bois, c'est qu'elles ne souffrent pas de problèmes techniques. Les équipes qui gèrent les pavillons ne nous ont pas semblé concernées par les soucis nombreux qui perturbaient ou même empêchaient la visibilité d'un bon nombre d'œuvres. Deux mois avant la fermeture, nous nous sommes souvent entendu dire que nous arrivions trop tard. Cette désinvolture était assez choquante quand nous constations dans le même temps que le public de la Biennale continuait à venir nombreux après la fin de l'été. Heureusement que l'organisation italienne n'adoptait pas cette position, ce qui eût été catastrophique quand plus de la grande majorité des œuvres exposées nécessitaient un support électronique.

Un pan de l'exposition des commissaires était ainsi présenté dans le pavillon italien, et quelques pièces méritaient vraiment que l'on s'y arrête, comme Shit in your hat- head on a chair de Bruce Nauman, où un mime obéissait aux ordres idiots qui lui parvenaient d'une voix désincarnée, ou Poetic Justice de Tania Bruguera. Cette dernière pièce était constituée d'un volume rectangulaire à traverser, et dont l'intérieur était entièrement recouvert de tabac. Une odeur forte s'en dégageait, qui imprégnait le regard porté sur les petits écrans répartis tout au long du couloir entre les bouts de tabac. On y voyait des images de Cubains au quotidien ou au travail, dans des couleurs surannées, composant un hommage sensible à une population ouvrière méconnue. Non loin de là, la nouvelle installation de E. Lisa Athila, The Hour of Prayer était vraiment décevante. On y retrouvait la disposition des différents écrans désormais habituelle dans son œuvre, une prédilection pour les portraits de femmes et les intrusions dans leurs vies psychiques, des plans sur des paysages nordiques magnifiques, avec pour finir une séquence étonnante tournée en Afrique du Sud. Mais alors que, dans ses précédentes pièces, la maîtrise de l'image et les artifices scénographiques servaient avec brio l'évocation des profondeurs et des fragilités psychologiques, elles n'évoquaient ici que l'histoire faiblement dramatique de la perte d'un animal domestique. Une surdose visuelle mise au service d'une narration bien décevante.

Dans l'Arsenal, il était intéressant de regarder un reportage virtuel réalisé sur une pièce qui n'a pu avoir lieu. C'était la proposition de Georg Schneider : un cube enveloppé de noir, copie de la Kaaba, à installer sur la place Saint Marc. Toutes les autorités se sont réunies pour s'opposer à sa réalisation, qui n'a même pas pu figurer dans le catalogue. Il n'y avait alors aucune installation in situ dans la ville, et ce retrait de la Biennale dans ses murs d'exposition était bien regrettable. Cette œuvre inachevée était bien plus riche dans ce qu'elle révélait de la place réservée à l'art que la plupart de celles qui étaient exposées dans l'Arsenal, qui pour beaucoup tombaient dans le travers du divertissement, de l'exotisme, ou de la séduction des technologies, à l'image de l'œuvre interactive de Marico Mori.

Nous nous sommes baladés aussi en ville, à travers les ruelles, le long des canaux, entrant avec plaisir dans l'installation de Jonas Mekas, et nous confrontant avec colère à la porte close de l'église de Pipilotti Rist ! Elle avait été fermée deux jours avant notre arrivée, pour ces sempiternels problèmes techniques. C'est ce qui était inscrit sur la porte close, et ce que l'on nous a d'abord dit au pavillon suisse. Face à notre insistance, ils ont ensuite ajouté que le curé avait perdu les clefs… Comme nous avions fait le détour sur place, et que nous avions signé la pétition contre la fermeture par l'église de l'installation de Pipilotti Rist jugée trop indécente, le service de presse suisse a bien dû reconnaître les faits tout en expliquant bien que l'affaire était désormais entre les mains de la diplomatie suisse. Bon, il faudra alors en rester là, sans avoir rien vu, et sans que le problème ne soit nulle part mentionné. Nous nous sommes alors souvenus avec force que nous étions en Italie, et que l'art pouvait toujours s'attirer les opprobres, quelle que soit la douceur de l'air vénitien et le plaisir certain qu'il y a à se promener dans cette ville en rencontrant l'art contemporain. La fusion entre la Biennale et les Italiens n'est pas totale, et les portes ouvertes de l'atelier Aperti, académie des Beaux-Arts de Venise, nous a saisis par le contraste existant entre ce qui s'y faisait, et ce qui se montrait dans la Biennale. Nous n'y avons vu que des peintures néo-réalistes et des dessins au fusain de l'anatomie humaine, dans une ambiance feutrée et d'un traditionnalisme déroutant. Deux univers artistiques aux antipodes dans une si petite ville ! Il ne suffit donc sans doute pas de se dire que les pavillons ont une place confortable dans les Giardini, que les Arsenals offrent une belle vue sur un paysage industriel désaffecté, et que les expositions sont délicatement disséminées dans la ville. L'art contemporain tout comme Venise conserve bien des contradictions.
Mathilde Roman
Venise, novembre 2005
Ed Ruscha
 
Ed Ruscha, Course of Empire, 2005, Pavillion américain

La Biennale de Venise 2005, jusqu'au 6 novembre, www.labiennale.org,  Images de la Biennale de Venise 2005

accueil     Art Vivant     édito     Ecrits     Questions     Imprimer     haut de page