Passion de l'art ou passion du jeu ?
 

"Les gens n'éprouvent pas la nécessité absolue d'acheter de l'art" Ernst Beyeler

 
Ernst Beyeler, le livre

Il y a quelques noms de galeristes qui marqueront l'histoire de l'art du 20ème siècle et celui d'Ernst Beyeler en sera-moins parce qu'il aura découvert et soutenu dès leurs débuts des artistes devenus aujourd'hui incontournables comme le firent Khanweiler, Gertrude Stein ou Denise René - qu'au titre de marchand d'œuvres mémorables et convoitées, lesquelles sont entrées dans de fabuleuses collections, à commencer par la sienne que l'on peut admirer à sa Fondation, à l'intérieur d'une architecture lumineuse conçue par Renzo Piano.

Dans le livre qu'il vient de publier : "la passion de l'art", Ernst Beyeler égrène ses souvenirs de rencontres, de 1945 à nos jours, avec des artistes, des œuvres, de riches industriels collectionneurs et des directeurs de très importants musées, notamment américains. Vous n'y trouverez pas de confidences sur la création des œuvres ni sur la personnalité des artistes car, plus qu'une "passion de l'art" il s'agit ici de la relation d'une passion du jeu, le jeu de l'offre et de la demande, une passion qui naît, comme au casino, de l'excitation provoquée par les risques encourus : risques financiers qui se chiffrent en millions de dollars, risques où se mêlent ruse et enthousiasme, stratégie et irrationalité.

Enthousiasme profond pour des valeurs esthétiques accordées à une œuvre mais ruse d'un langage de séduction permettant de dominer le pari lancé sur ce que l'on veut acheter ou vendre. Evaluation stratégique des plus-values possibles à encaisser mais aussi une brillante capacité de synthétiser les potentialités d'un carnet d'adresses (les engouements et les faiblesses de possibles acheteurs) avec les opportunités du moment. Comme le dit Ernst Beyeler : "les gens n'éprouvent pas la nécessité absolue d'acheter de l'art" ; il faut donc (quand on choisit de vivre du commerce des œuvres) travailler à aiguiser chez autrui un désir d'appropriation des œuvres, désir que visent à développer les expositions montées dans sa galerie de la Baumleingasse à Bâle, des expositions retentissantes par le choix des œuvres présentées et que soutient habilement une politique éditoriale de catalogues, dont une partie est soigneusement expédiée à de fortunés collectionneurs Dans ses projets,réaliser une rétrospective des œuvres de Tapiés dont il dit rêver depuis longtemps : "une rétrospective avec des œuvres choisies. Et croyez-moi, on sera surpris".

Naïfs amoureux de l'art pour l'art, qui vous contentez de contempler et d'apprécier une œuvre pour l'étincelle d'émotion ou de spiritualité qu'elle provoquera en vous ou pour le témoignage sur une époque ou sur un univers intérieur qu'elle rapporte, vous devez lire ce livre où il est moins question d'art que d'argent tant Ernst Beyeler porte un regard incisif sur l'autre versant des œuvres, celui de leur commercialisation – étape indispensable à la vie et survie de l'artiste - avec ses côtes et ses réseaux, lesquels jouent un rôle considérable dans le bon achalandage de nos musées, dans la mesure où ces derniers subissent les prix du marché international, prix irrationnels que rien ne peut justifier, sinon le désir exacerbé de quelques uns de posséder la même œuvre.
Auriez-vous oser imaginer qu'on puisse acheter des Klee, des Giacometti, des Picasso par lots et quels lots : une centaine de pièces pour le premier, 90 pour le second et enfin 26 pour le dernier ? ou encore qu'on puisse échanger des œuvres à la seule vue d'ektachromes, en ajoutant "en prime" un Cézanne ou un Matisse, afin d'emporter le marché ?

L'intérêt de ce livre d'entretiens du galeriste Ernst Beyeler réside non seulement dans le dévoilement d'un savoir-faire de grand marchand du 20ème siècle qui incontestablement aime dialoguer avec des œuvres d'art (lire son inconditionnel attachement à "improvisation 10" de Kandinsky, 1910, qui faillit le mener à la ruine, et son enthousiasme pour Rothko) mais encore dans le constat (dérangeant pour des mystiques de l'art) que l'œuvre, investie par des passions humaines, est aussi un objet à conquérir, voire à consommer…

Liliane Touraine
Bâle, juin 2004

La Passion de l'art, Ernst Beyeler, entretiens avec Christophe Mory
Editions Gallimard 192 pages, Paris, 2003, 26 illustrations dont 19 en couleur, 19,90 €

Notes :

Quelques remarques utiles aux collectionneurs à propos de conservation, d'encadrement et d'accrochage des œuvres, remarques extraites de la "passion de l'art".

1 - conservation : "Il a fallu être très vigilant sur les matériaux utilisés afin d'éviter autant que possible les problèmes sans fin de restauration et de conservation, problèmes que ne se sont pas posés bon nombre d'artistes, comme s'ils n'avaient pas l'idée de pérennité… de leur création… Dubuffet a utilisé des encres de marqueur qui faiblissent avec le temps et finiront par disparaître. Il le savait, mais il continuait" (p.89)

2 - encadrement : "pour éviter d'ajouter de la matière à la matière, pas d'encadrement ou bien seulement des baguettes" (p.88)

3 - accrochage : "un tableau doit avoir la place de respirer, cela s'oppose à une tendance actuelle chez de jeunes conservateurs qui cherchent la vérité historique avant la vérité esthétique. Ils accrochent pèle-mêle les chefs d'œuvre et les petits maîtres… trop de médiocrité tue la qualité. C'est ce qui est si regrettable au musée d'Orsay, à Paris" (p.94)

Enfin, à propos des relations des artistes à l'argent : "les artistes donnent toujours l'impression qu'ils ne s'intéressent pas à l'argent, mais je puis vous assurer qu'ils sont très rigoureux sur le sujet. Tous les artistes sont très préoccupés par l'argent… à l'exception de Picasso… puisqu'il savait qu'il en produisait lui même, comme l'Etat" (p.86)

D'autres informations dans le GuideAgenda
Imprimer l'article

exporevue accueil     Art Vivant     édito     Ecrits     Questions     2001     2000     1999     thémes     haut de page