Philippe Agéa : Tu as deux mots clefs toujours présents dans ton discours et ces mêmes mots pourraient-t-ils qualifier ton comportement : "culture" et "savoir vivre" ?
Blaise Patrix : J'ai vécu 20 ans en Afrique de l'ouest dont la majeure partie dans les conditions de base d'un quartier populaire de Ouagadougou. Cela a modifié ma perception du mot "culture". J'ai le sentiment qu'au regard des générations qui se sont succédées depuis l'aube de l'humanité, le fait d'être en vie ensemble aujourd'hui démontre une compétence vitale équivalente à chacun. De ce point de vue, "culture" veut dire "savoir vivre". Et les diverses solutions cultivées dans le potentiel humain, les systèmes de normes et de valeurs qui se côtoient sur cette planète ont vraisemblablement des aspects complémentaires.
Toutefois, la reconnaissance est parfois difficile entre les parties. Ce qui est bien pour l'un peut être mal pour l'autre. Ce qui est considéré bénéfique aujourd'hui sera peut être mal vu demain. Les croyances, les particularités, évoluent avec la rencontre inter-culturelle et c'est à l'usage que la compétence des choix se confirme et se pérennise. En somme, c'est à la vie que revient le dernier mot et les bons choix sont les choix viables.
Apprendre à vivre de façon optimale, c'est donc avant tout apprendre à cultiver la relation.
Philippe Agéa : Au mot "social" trop politique et galvaudé, tu préfères "Art sociable" et surtout "reconnaissance" !
Blaise Patrix : : je pense que la reconnaissance est en quelque sorte le véhicule privilégié de la relation. Pour qu'une relation soit harmonieuse, il s'agit pour chaque partie de se reconnaître, de se faire reconnaître, de se sentir reconnu et d'éprouver de la reconnaissance pour l'autre. On pourrait dire que la reconnaissance est un outil de de bonne sociabilité.
Lšexpression artistique contribue ŕ structurer la relation sociale en proposant des signes élevés de reconnaissance. Lors de la sortie des masques dans un village sahélien: chaque spectateur se dit "ça c'est nous!". De même, en Europe, l"expression "être fier de son clocher" disait jadis comment les habitants du village s'apparentaient symboliquement, combien ils se reconnaissaient dans ce que l'architecte, le sculpteur, le peintre avaient fait pour eux.
L'Art, parce qu'il aspire à l'universel, parce qu'il exprime sans expliquer, parce qu'il s'ouvre sur l'intuition, peut cultiver de la reconnaissance là même où l'argumentation nourrit les conflits. Cela en fait un outil de bonne sociabilité.
Ceci explique peut-être que les sociétés dont la créativité artistique est ésotérisée, soit par le résultat d'une spéculation élitiste, soit encore parce qu'il semble pratiquement superflu, voient leur cohésion menacée.
Philippe Agéa : Si le rôle de l'art dans la relation apparaît comme un outil moteur, qu'en est-il de l'appropriation personnelle du sentiment d'appartenance selon tes propres mots, évidemment lié au principe de reconnaissance ?
Blaise Patrix : Une personne est reliée à ses rêves, ses parents, ses ancêtres, ses projets, ses amis, etc. j'ai dansé en cercle lors de funérailles ou de mariages au Burkina. Chacun exécute le pas à sa manière et les vieillards qui observent la scène ne donneront pas la même réponse à chacun de ces danseurs qui viendraient lui poser la même question : La créativité personnelle est prise en compte plaçant au centre du cercle de danse l'énergie collective comme au centre du cercle de réflexion qui se tient sous l'arbre à palabre est partagé l'intérêt collectif.
Comparativement, il me semble que dans les sociétés industrialisées la productivité axée sur le bien-être matériel a tendance, dirais-je, à remplacer la personne par l'individu. L'éducation délaisse la créativité personnelle pour privilégier des outils de production plus rationnels. L'individu est formé pour devenir essentiellement un service de production au sein d'une relation réduite aux lois de la concurrence. C'est la fameuse loi du plus fort caractéristique du fonctionnement des hordes. A savoir une éthique qui tend à l'extrapolation des enjeux, à l'emmurement et finalement au conflit. C'est-à-dire à la dégradation de la relation. Le conflit une fois consommé, en effet, le dominant centralise toutes les valeurs alors que des périphéries, se perdent alentour en circonvolutions d'autant dépréciées qu’elle sont éloignées. Pour reprendre le shéma du cercle évoqué à l'instant, le plus fort s'isole avec ses convictions au centre du cercle accaparant l'intérêt collectif, les autres l'envient ou ruminent leur rancoeur. Ce processus, qui fut le moteur de l'exode rural est aujourd'hui celui de l'immigration. Il sous-tend clairement les extrémismes que l'on voit.
Dans un tel profil relationnel, la capacité de reconnaissance s'affaiblit : chacun ne sachant plus trop qui il est, ne sachant plus se présenter, se sent méprisé, perd confiance en soi, prend peur de l'autre, se désintéresse de l'intérêt collectif. La soif de reconnaissance rend parfois les comportements excessifs, le règne de la terreur s'instaure. Les stigmates qui marquent bien souvent le cadre de vie, les espaces collectifs et les services publics de nos villes témoignent de la nécessité de mieux cultiver la reconnaissance et il me semble que cela commence par la créativité personnelle.
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Il s'agit en effet de se reconnaître soi-même avant d'éprouver un sentiment serein d'appartenance collective et, partant, de responsabilité vis à vis des générations futures.
Se reconnaître s'est déjà éprouver de la reconnaissance.
Philippe Agéa : Je suppose que c'est pour cela que tu dis toujours : "seul le voleur peut reconnaître la trace du voleur sur le rocher…" !
Blaise Patrix : : Il s'agit d'un proverbe Burkinabe qui induit que l'on ne reconnaît que ce que l'on connaît déjà. Réaliser que ce que nous sommes capable de reconnaître nous ressemble et nous façonne, porte à réfléchir au partage des responsabilités entre les parties en relation : Je pense par exemple à celles que partagent, la victime et le bourreau, le dominateur et le révolté (comment qualifier un autre de terroriste sans être directement concerné ?). Plus particulièrement ce proverbe fait réfléchir à la vitalité de l'intuition qui permet d'ouvrir les esprits à la vie, centre d'intérêt universel assurément.
En mettant pour ainsi dire la vie au centre du cercle collectif, on comprend mieux alors comment la créativité personnelle permet de se situer, de partager des expériences, des points de vue, des savoir-faire, voire même de partager des différents (puisque prendre en compte un point de vue opposé c'est encore et toujours se donner plus de chance de savoir-vivre, n'est-ce pas ?), On voit mieux comment la créativité personnelle permet de cultiver la relation.
On comprend mieux comment toute forme de relation, de reconnaissance, de sentiment d'appartenance partent de la personne et de sa créativité.
Voilà ce qui sous-tend l'esprit des ateliers "partage".
Philippe Agéa : Alors explique-nous les ateliers "partage" et comment tu les pratiques !
Blaise Patrix : On l'aura perçu, le champ d'investigation et d'intervention des ateliers "partage", c'est l'enjeu relationnel en lui même. Les ateliers "partage" font sortir l'art du statut d'objet de spéculation élitiste pour ré-investir plus concrètement et plus directement le champ social, et contribuer au développement durable, à la cohésion sociale, à la bonne appropriation du cadre de vie et des services par leurs usagers.
Le principe des ateliers "partage" s'appuie sur le fait que toute personne est créative et possède une aptitude à l'art, outil relationnel par excellence, propre à innover en fécondant les tensions.
Il s'agit de créations artistiques auxquelles le public participe activement.
L'artiste y anime des ateliers créatifs et collecte les participations du public à partir desquelles il conçoit des oeuvres collectives cohérentes.
Il travaille en symbiose avec le public et joue un rôle de catalyseur. Sa présence met en confiance, sa professionnalité garantit la qualité du résultat. Il devient en quelque sorte l'auteur d'une œuvre issue de participations collectives. Sa signature est accompagnée de la mention "pour et avec la participation de".
La mise en œuvre des projets ateliers "partage" est évolutive et tient du "happening". La prise en compte des réactions et des particularités exprimées nourrit le processus créatif afin d'obtenir la participation la plus large du public visé, tant sur le plan artistique que critique.
Ce sont des projets qui prennent des formes très diverses telles que : décoration murale, littérature illustrée, installation vidéo, spectacle, etc. et sont conçus au cas par cas en fonction du contexte.
Propos de Blaise Patrix recueillis par Philippe Agéa à Bruxelles, février 2007
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