L'Art des Lieux de Bruno Cattani, au Mois de la Photo à Paris, exporevue, magazine, art vivant et actualité
L'Art des Lieux de Bruno Cattani, au Mois de la Photo à Paris

Lumière invisible







A tâtons







Présence mouvante







Troublante démarche







Vapeur d'étuve







Ectoplasmique







Éclaboussure







Mois de la photo très décevant

Les photos de Bruno Cattani brillent avec le sombre éclat d'une lumière invisible dans un Mois de la photo très décevant. Pourquoi la plupart des expositions de ce Mois qui fête ses vingt ans donnent-elles cette impression de rencontre manquée, de sujet escamoté ou de présentation de second choix? Probablement, à cause du thème retenu : Paris.

Les organisateurs voulaient "tourner la page du siècle non sans panache". Le panache, c'était Paris, l'une des villes les plus photographiées du monde. Incontestablement plus surprenante, plus diverse, plus mystérieuse que Venise, San Francisco et autres hautes-villes de notre planète réunies. (Sans vouloir titiller un peu plus l'incommensurable vanité des parisiens !). Et c'est là où le bât blesse. Paris est un tel régal pour les photographes de tout bord qu'il faut être très fort pour en renouveler la vision ou maintenir le cap d'une approche personnelle. Paris est un faux bon sujet pour cette fête biennale de l'art photographique : trop vaste, trop flou, trop caméléonesque.

Heureusement, il y a eu des réussites. Par exemple, le Paris détruit, mines niet de Krzysztof Pruszkowski, (galerie Agathe Gaillard); ou Paris en gris de Bogdan Konopka (Institut Polonais), deux photographes qui ne cessent d'approfondir leur exploration visuelle et imposent une vision personnelle.

Nous voudrions parler ici d'un autre "étranger de Paris", Bruno Cattani. Il a certes placé ses appareils à Paris, mais dans des lieux d'extraterritorialité: les musées. D'emblée le visiteur est plongé dans l'atmosphère étouffante que sont ces temples composites de la nouvelle religion de la culture. Il nous fait palper l'étrangeté de ces caravansérails en perpétuel réaménagement. Qu'on y pense: une (musée d'Orsay), un coquet hôtel particulier (musée Rodin), une demeure de grande famille (musée Carnavalet), un indigeste et protéiforme serpent de mer qui défie les siècles (musée du Louvre). C'est là, que vivent les statues, comme nonnes dans un couvent ou recluses dans un béguinage. Le jour se lève à travers les vitres des fenêtres, généralement mal placées, le jour décline, la pénombre envahit les lieux, la lumière électrique s'allume, multipliant des reflets qui changent les apparences, puis, quand vient le temps des veilleurs de nuit, les statues se retirent dans leur matérialité, à l'abri des surfaces qui piègent la lumière. Bruno Cattani excelle à montrer le fugitif dans les trompeuses certitudes de la pierre et du bronze. Dans ses photos ce n'est pas la lumière qui crée la forme; le spectateur a l'impression d'avancer à tâtons dans l'obscurité comme un aveugle, cherchant à saisir avec la pulpe sensible des doigts un peu de réalité sur le corps des sculptures. Le photographe fait ressentir cette présence mouvante et volatile qui entoure les statues, faite des regards qui les effleurent, des mains qui n'osent les toucher, des virevoltes des promeneurs qui cherchent le point de vue personnel, celui qui donne à chacun sa statue dans la statue de tout le monde. Bruno Cattani écrit lui-même fort justement : le spectateur y perd sa substance, comme si le rituel de la contemplation l'avait effacé.



Bruno Cattani

Bruno Cattani


Rodin recommandait de regarder une sculpture à différentes heures du jour, ou encore d'en approfondir la vision, la nuit, à la lumière d'une petite lampe promenée à fleur d'épiderme. Révélant ainsi à un jeune homme les finesses d'une Vénus antique, le vieux maître salivait dans sa barbe de satyre: - Convenez que vous ne vous attendiez pas à découvrir tant de détails. Tenez!..voyez donc les ondulations infinies du vallonnement qui relie le ventre à la cuisse...Savourez toutes les incurvations voluptueuses de la hanche...Et maintenant, là... sur les reins, toutes ces fossettes adorables. (Cette leçon de regard nocturne se trouve dans le chapitre III des entretiens avec Paul Gsell). Cette clarté de la vision de nuit dirigée vers l'objet du désir, Bruno Cattani en restitue la troublante démarche. Mais il fait plus. Il donne à voir la présence physique du corps regardant auprès du corps regardé. Utilisant des pellicules sensibles à l'infrarouge, il enregistre la chaleur des corps présents ou même la chaleur résiduelle laissée par les corps vivants après leur passage. C'est pourquoi une pénombre hésitante, une vapeur d'étuve, comme celle qui s'élève de l'asphalte brûlant après une brève pluie d'été, entourent les sculptures photographiées. Le passage des visiteurs rétrécit l'espace autour des statues. Elles étouffent sous tant de regards posés à longueur de journée. Elles se fragmentent, elles n'offrent plus que des morceaux choisis qui prennent la densité de l'œuvre entière.

Cette vision par fragments s'accorde avec l'esthétique de Rodin, artiste de prédilection de Bruno Cattani. Ainsi, La petite fée des eaux qui sort gentiment de sa vasque, (version douce de la terrible Sphinge qui fut jadis une Hécube aboyant) émerge de part et d'autre de l'ombre de la croisée de ma fenêtres sur fond ectoplasmique d'un visiteur qui contemple un autre petit marbre. Mais le photographe sait aussi montrer les sculptures dans leur ambiance atmosphérique. Dans le jardin du musée Rodin il voit Le penseur comme un rocher s'élevant à contrejour parmi le flot pétrifié des arbres taillés et traces floues des promeneurs. Et des trois versions du Pierre de Wissant qui sont réunies sous les arbres - l'une habillée, l'autre nue, et l'autre aux membres tronqués - il donne une vision vespérale, avec une dernière éclaboussure de soleil sur les bronzes, alors que les ombres des troncs s'allongent sur la terre battue.

Michel Ellenberger

Instituto Italiano di Cultura, Paris : http://www.iicparis.org


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