Sculpteur
Vibrations Mystérieuse Fibrillation Dualité Outre substance |
A-t-on assez dit et écrit que la photographie arrête le temps, qu'elle fige l'instant pour le pétrifier dans la nécropole du "ça a été" !
Ainsi, la série des "Objets" en noir et blanc exposés récemment à la galerie Françoise Paviot présente des formes géométriques (boules, hémisphères, disques, cubes et autres) qui ne sont pas lisses, comme les formes idéales de Platon, mais grumeleuses, râpeuses, encore brutes de fonderie. Si l'on devine leur nature métallique, leur dimension reste mystérieuse, de même que leur "destination". Il n'y a pas de mot à attacher à ces objets, qui demeurent soustraits aux concepts de la vie courante. Mais ils s'imprègnent sur la rétine et dans la mémoire visuelle du regardeur par leur manière de réfléchir ou d'absorber la lumière. Le flou du regard de longue durée subvertit la netteté de la vision instantanée. Ce phénomène optique n'est pas simple, il est la résultante d'une grande quantité d'interactions entre matière et lumière. Si l'on voulait parler le langage des mathématiciens, on dirait que Dieter Appelt enregistre l'intégrale de l'action de la lumière sur les objets, cette intégrale étant la sommation d'une infinité de micro actions subsumées sur la même pellicule. De fait, I'artiste réalise ses prises de vues par une succession d'expositions multiples. Mais entre chacune d'elles des événements infinitésimaux, imperceptibles à l'il nu, ont modifié l'apparence des choses. Soit qu'un mécanisme construit par l'artiste ait introduit des modifications de position ou d'éclairage, soit que le mouvement brownien naturel les ait fait vibrer, puisque la fixité absolue n'existe pas dans le monde matériel. Cette manière de procéder donne aux photos de Dieter Appelt un frémissement de matière, une fibrillation lumineuse qui n'appartiennent qu'à lui. Elle lui donne du style, son style.
Ce n'est pas tout. Ses photos déstabilisent le regard en faisant souffler un vent léger de déséquilibre substantiel entre les choses. L'il humain a son aplomb, tout comme celui du corps. Un fil à plomb traverse l'axe vertical de notre personne et oriente notre perception de l'univers visible dans le champ de la pesanteur. Nous avons l'habitude innée, quasiment organique, de poser les choses légères sur les lourdes, les livres sur la table, les fleurs dans le vase, afin de donner de la stabilité aux objets familiers. Notre il sait soupeser les choses, détecter intuitivement les instabilités et les porte-à-faux. Or, en faisant varier l'ombre, la pénombre et les éclats de lumière autour des choses, Dieter Appelt joue de façon perverse avec le sens de la gravité. Dans ses photos les innommables formes lourdes reposent sur des plans légers, les éclairs lumineux qui virevoltent autour des assemblages comme dans les manèges forains donnent un mouvement de rotation à des masses pesantes. Stabilité et labilité semblent se renvoyer mutuellement la balle, comme la double réalité du négatif et du positif dans le travail photographique. Pour certaines photos il va beaucoup plus loin. Au cours des prises de vue successives, il fait faire un demi-tour dans le plan vertical à la caméra ou au modèle, ce qui revient optiquement à inverser le champ de la pesanteur. Ainsi, sur certaines uvres l'objet semble s'opposer à lui-même en apesanteur. Dieter Appelt élargit alors la dualité fondamentale de la photographie, positif/négatif, à celle de la matière et de l'antimatière. Il introduit un nouveau paradigme dans la construction du visible.
Ce dernier aspect est frappant dans la série des "têtes". Ces têtes sont celles du photographe lui-même, car Dieter Appelt, très volontariste, est omniprésent dans son uvre. Il en est à la fois l'auteur et le modèle, le metteur en scène et l'acteur, le sujet et l'objet (cette tendance se retrouve chez d'autres photographes contemporains). Mais l'empreinte de l'artiste est plus large. Il est non seulement présent dans le montage préparatoire, le dispositif mécanique et optique de prise de vue, le pétrissage de la gélatine photosensible, mais aussi par la matérialité de son corps. Pour réaliser ces autoportraits il s'est suspendu par les pieds devant l'objectif pendant une longue durée, jusqu'à la limite du supportable. Son visage maquillé et harnaché plane dans l'espace. Immobile, yeux fermés, il n'est bien sûr pas inerte, selon la pensée de Rodin, cité au début de cet article. Bien au contraire. La pellicule saisit un visage inquiétant de mort-vivant, pétrifié et frissonnant, aussi trompeusement serein que la surface de l'eau calme au-dessus des profondeurs. L'image positive est ensuite présentée dans le sens normal, c'est-à-dire inversée par rapport à la prise de vue. L'effet est extraordinaire ! C'est un autre homme qui est révélé. Un cosmonaute surgi du monde de l'apesanteur.
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