Territoire contesté selon Anthony Haughey,
entretien avec Greg Larsson

Anthony Haughey

Anthony Haughey, Shotgun cartridges, Armagh, Louth border, Ireland (1998), tirage Lambdachrome, 125 x 125 cm

Anthony Haughey

Avec Disputed territorry, c'est la première fois qu'Anthony Haughey, artiste irlandais, présente une synthèse du travail qu'il mène depuis plusieurs années, sans impatience, avec discernement, autour de la question de l'après conflits. S'inscrivant dès le départ dans ce qui vient une fois les armes tues, il a cherché, analysé, représenté des traces, matérielles ou dans les consciences, de ce qui reste, ne s'efface pas. En Irlande comme en Bosnie, au Kosovo, il utilise la distanciation, l'apparemment banal, décortique le drame pour en retirer l'affect, et livre un travail sensible, dénué de compassion stérile. Questionnement et respect ; deux mots pour appréhender ces oeuvres (photographies, vidéos, installations d'images, travail sonore) qui n'assènent aucune vérité aux visiteurs. Elles ne se donnent pas d'emblée, mais ont simplement l'exigence de leur demander attention et engagement. Dans l'entretien qui suit, Anthony Haughey revient sur le processus qui aboutit à une exposition au Centre culturel irlandais à Paris.

Anthony Haughey

Anthony Haughey

Les œuvres présentées dans l'exposition sont issues d'un travail amorcé depuis longtemps en Irlande ?

C'est un projet thématique commencé en 1998. A partir du moment où je me suis installé à Dundalk, près de la frontière Nord, j'ai commencé à me promener dans les environs, et j'ai réalisé que des choses intéressantes se passaient dans ce no man's land, reflétant l'histoire, la culture des deux communautés. Tout cela était exprimé jusque dans le paysage. J'ai donc marché longuement, regardé les objets laissés au bord des routes, des champs ou des rivières. Lorsqu'on regarde des cartes géographiques de cette région frontalière, certaines suggestions peuvent être faites à travers des allégories, des métaphores. Mon approche est d'utiliser l'appareil photo pour suggérer un sens particulier. Il y a donc une relation entre les hommes et les paysages, dans laquelle le regardeur de l'image doit s'investir. Car l'image n'est pas totalement lisible immédiatement. Il y a son aspect formel, puis d'autres sens – comme le processus politique entre le Nord et le Sud de l'Irlande. Ce travail est assez lent. On ne remarque pas la frontière mais on y trouve des choses étranges, comme ces petites plantations d'arbres qui n'ont pas encore émergé de leur protection en plastique. Au-delà du visible, cette image tente de suggérer une certaine forme de fragilité, de renaissance, d'optimisme lié au processus de paix. Sa signification est ambivalente, car ces objets ressemblent aussi aux pierres tombales d'un cimetière militaire. Il y a là l'idée que tous ces gens sont morts, que la vie a été régimentée pendant des années. Ce travail encourage une multiplicité de lectures, en laissant les choses ouvertes, y compris dans le titre des œuvres.

Comment le projet a t-il évolué vers les Balkans et le conflit en ex-Yougoslavie ?

Peu après la réalisation de cette première partie, j'ai rencontré des personnes à Dublin, réfugiées de la guerre des Balkans, dont une est devenue un ami. Au cours de nos discussions, il m'a suggéré de me rendre à Sarajevo. Le projet, qui n'est pas construit de façon linéaire, s'est poursuivi empiriquement. C'est l'une des caractéristiques des arts visuels que de combiner les choses pour les formuler.

Dans le cas de la Bosnie, le frère de cet ami m'a introduit parmi les défenseurs du siège de Sarajevo. Il m'a montré de nombreux endroits, nous avons voyagé en Bosnie, et comme je m'y étais intéressé en Irlande, j'ai regardé les traces dans l'après-conflit, de façon détachée, non littérale, comme une antithèse au photo-journalisme, une recherche réflexive sans narration immédiate. En me mettant dans cette position, je suggère au spectateur de ne pas regarder que l'évènement, sa représentation, mais également son impact sur l'histoire, etc.

A cette époque, le médium que j'utilisais était la photographie. Comme il s'agit d'histoires humaines avant tout, je me suis intéressé aux entretiens avec des survivants réalisés par Human Rights Watch. Cependant, leur transcription sur le papier les rendait secs et académiques, comme la lecture d'accusation à un procès, sans que les témoins soient là pour parler. J'ai donc rassemblé ces histoires de personnes, je les ai enregistrées grâce aux voix d'un homme et d'une femme qui ont émigré à Dublin. Pour donner une audience plus large à ces histoires individuelles, l'enregistrement des voix a été réalisé en serbo-croate et en anglais. Cela créée un effet dialectique intéressant. Je pense que la création d'un microcosme autour d'une situation particulière doit résonner au-delà de lui et avoir une portée universelle.

Plus tard, j'ai été confronté au massacre de Srebrenica. Il s'agit du meurtre et de la disparition d'environ 8000 hommes et jeunes hommes en juillet 1995, en l'espace de quelques jours. Pas très loin de là à Tuzla, se trouve une sorte de morgue où sont amenés les corps exhumés pour identification. Ce travail est effectué par deux organisations ; le Centre international pour les personnes disparues (CIPD), ONG financée par les Etats-Unis d'Amérique et les Pays Bas, et le PIE. Ces deux organisations m'ont invité à venir voir ce qu'elles faisaient. J'ai interviewé et filmé des responsables de ces structures, observé leur travail quotidien et j'ai décidé d'en faire une vidéo. J'ai fait cela en pensant à l'essai que Roland Barthes avait écrit en 1969 sur les photographies chocs et la sur-élaboration que les photographes avaient mis dans ces images d'horreurs. Il disait qu'il n'y avait plus d'espace pour le spectateur. Cette préméditation ou pré-médiation vous dit comment penser. Le point de vue que Barthes défendait est qu'il devait y avoir une autre façon de faire pour ne pas mener le spectateur directement à la conclusion et permettre le dialogue. Et c'est ce dialogue qui autorise l'investissement du spectateur et de fait une meilleure compréhension des enjeux. Cet argument est désormais classique et a été développé par Susan Sontag dans son essai "Sur la photographie". Sa position dans les années 1970 était que la photographie a peu d'impact, que les images d'atrocités ont un effet limité. Pourtant, dans son dernier livre "Devant la douleur des autres", elle a un avis très différent et je me demande si cela est l'effet de son expérience à Sarajevo pendant la guerre. Elle est très courageuse d'affirmer son changement de position, en regard de sa confrontation personnelle entre théorie et expérience.

Comment avez-vous intégrez les questions posées par ces auteurs ?

Bien entendu, toutes ces questions se sont posées à moi ; le rapport de la réalité à la fiction, à la chose construite, au réalisme critique. En art, tout est une construction, la question est de savoir comment vous négocier cela, quel discours vous construisez autour de vos idées. En tant qu'artiste, c'est ma capacité à parler à la troisième personne, à m'effacer pour prendre de la distance, mettre les choses en perspective, dans toutes les étapes du processus. Et cette prise de recul se poursuit jusque dans le montage d'une exposition, la réalisation d'une publication. Il ne faut pas trop élaborer les choses, je crois devoir faire confiance au spectateur dans son aptitude à faire une partie du chemin. Je considère importante la réaction du public, le fait qu'il soit perturbé en découvrant ce travail. Je convie le spectateur à une sorte d'expérience dans un espace performatif, celui de la galerie.

Il y a une pièce intitulée "Après Srebrenica", qui consiste en une installation de photographies dans des caissons lumineux au sol et au mur, représentant des détails de corps d'un côté et des objets dans des sacs translucides de l'autre. L'aspect plastique de cette pièce renvoie plus à l'idée d'une enquête criminelle…

Oui, je pense que c'est une description assez précise et pertinente. Ce travail, fait à partir de celui du CIPD, comporte une dimension éthique très forte. Ce qui est frappant dans la mission de cette organisation, c'est la précision de ses investigations. Lorsque des corps sont exhumés de fosses communes, il ne reste pour ainsi dire pas grand-chose des dépouilles, en dehors des effets personnels. Tout le travail consiste à remettre ces éléments ensemble pour essayer d'identifier les personnes. Ce sont des choses parfois très personnelles comme des étuis à cigarettes, des lunettes. Bien entendu, il s'agit à nouveau d'une construction faite en référence à ce que j'ai vu, mais ce ne sont pas des images directes. Je ne voulais pas représenter cela, c'est trop personnel. Tous ces objets sont photographiés à travers des sacs en plastique qui portent des numéros de code écrits au feutre. Mon intention était d'être allusif face aux recoupements scientifiques des enquêteurs. Ces codes sont utilisés jusqu'à la conclusion des travaux, qui utilisent également des méthodes ADN, permettant de réduire le temps d'identification à une petite dizaine d'années. Une base de données est alimentée et recoupée avec des analyses de sang prélevé sur des personnes qui ont perdu un ou des proches. Mais les membres du CIPD sont également très attachés aux aspects sociaux et psychologiques. Quand un mort est identifié à 99%, ils font venir la famille. Ils leur montrent les effets personnels en les laissant "identifier" eux-mêmes leur disparu, sans dire "cette personne est celle que vous recherchez". Cela permet aux familles de reconnaître leur proche et de faire leur travail de deuil.

Pour revenir au choix formel des caissons lumineux, je pense qu'ils fonctionnent un peu comme un mémorial ou des tombes, des traces laissées par quelqu'un. Le sens de ces boîtes délivre un message à la fois singulier et vaste. Elles représentent moins qu'elle ne sont une référence qui permet d'enclencher la question de la mémoire.

Pouvez-vous parler d'une autre pièce intitulée "Resolution" et de ses ressorts ?

Il y a beaucoup d'ambiguïté dans le titre de cette pièce. Le mot résolution renvoie à la solution apportée à la recherche des personnes disparues mais aussi à un contexte politique, celui des résolutions des Nations Unies. Dans le cas de Srebrenica, cette partie du territoire avait été déclarée zone protégée… Il y a donc plusieurs facettes au sens que l'on apporte à résolution.

C'est une œuvre vidéo intimement liée au lieu où elle a été réalisée. Pratiquement, la caméra est fixée sur un tripode dans les locaux du CIPD, regardant le sol. On voit un homme en habits blancs, jamais son visage, mais seulement ses mains sous les gants, allant chercher un sac brun à plusieurs reprises, le vidant sur le sol. On voit des vêtements, des objets, de la terre, de la poussière. C'est un cycle continu fait de la répétition de ces gestes. Au fur et à mesure qu'il soulève les vêtements, on y distingue des déchirures, des trous de balles. Cette notion de cycle sans narration se réfère à cette expérience mais aussi à celle d'autres conflits, génocides, élargis à la question de l'identité qui court dans toutes ces situations d'après guerre. L'installation est aussi composée d'une bande-son enregistrée à partir des témoignages de survivants. Il était pour moi essentiel de revenir aux histoires personnelles et de s'appuyer sur elles. Mon intention d'artiste est donc très clair ; il s'agit de mettre tous ces éléments de recherches ensemble pour produire une expérience d'ensemble.

L'exposition ne s'arrête pas à l'espace de la galerie. Vous avez souhaité investir la majeure partie du Centre Culturel irlandais, intérieurs et extérieurs.

Dans le jardin sont disposées des photographies de femmes poussées à l'exil par l'invasion des paramilitaires, privées de leurs papiers d'identité. Une fois arrivées en Macédoine, elles étaient prises en charge et photographiées en studio pour refaire des papiers d'identité. Ces images sont ici sorties de leur contexte et vont bien sûr beaucoup plus loin dans le sens qu'elles portent.

Dans la librairie se trouve un livre d'artiste, posé sur une table. On peut y voir des pages noires en dehors d'un texte à peine lisible où l'on distingue le nom de personnes et leur âge. Il s'agit des habitants d'un village au Kosovo, mais le livre ne dit pas ce qui est arrivé. En détaillant les noms des habitants, on se rend compte qu'ils sont tous liés, ils portent tous le même nom de famille.

Quelle est la part d'achèvement de ce projet dans votre parcours ?

C'est difficile de conclure un travail, mais je pense que ce chapitre est effectivement clos. D'autant plus que c'est une partie sombre, lourde à porter, faite de choses que j'aimerais parfois ne pas avoir vues. Il était donc temps d'en venir à cette autre exigence qu'est la monstration et la réception par le public. L'ensemble de cette exposition est très contextualisé, en réponse aux bâtiments, à l'architecture, aux relations qui peuvent naître entre les pièces présentées et des éléments liés à la mémoire du Collège des Irlandais à Paris.

C'est la première fois que je le montre et je ne le montrerais pas dans n'importe quelle condition, car il est exigent vis à vis des spectateurs. J'aimerais dans les prochains mois m'atteler à la publication d'un catalogue avec des textes critiques, des documents, car ce que montre l'exposition est seulement la partie immergée d'un travail très important.

Propos recueillis par Greg Larsson
à Dublin, en février 2004

Anthony Haughey

Anthony Haughey

Disputed Territory a été présentée au Centre Culturel Irlandais à Paris du 30 janvier au 6 mars 2004

Le travail d'Anthony Haughey a été exposé au Centre national de la photographie en 1996 et aux Rencontres internationales de photographie à Arles en 1998. Né en 1963, enseignant au Dublin Institute of Technology, Anthony Haughey est représenté par la Gallery of Photography, Dublin (www.irish-photography.com).

Publications en consultation au CCI : Monitor, 2001, The edge of Europe, 1996

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