l'image
photographique
n'est que
prothèse
iconique
au service
de nos regards
critiques
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Photographe et cinéaste de formation, artiste plasticien, Tom Drahos travaille depuis plus de vingt ans la photographie dans un sens qui peut paraître iconoclaste pour certains, mais qui est sûrement une des façons les plus jouissives de questionner la photographie et l'image photographique. C'est en effet dans une hiérarchie jamais démentie depuis ses premières séries de reportage aux Champs Elysées (1966-1972) jusqu'à celles sur le Louvre (2003) que l'artiste interroge ce qu'est La photographie, c'est à dire ce qu'elle n'est pas en tant qu'image et ce qu'elle peut-être en tant qu'objet et vice-versa.
Si aujourd'hui, les Gens d'Images ont attribué à Tom Drahos le prix Archimboldo pour sa série Exit (2003) produite à partir d'un reportage dans le service d'un hôpital accueillant des personnes en fin de vie, c'est que cette récompense décernée à un travail sur et avec le support numérique, va, pour le photographe, bien au delà de la question du numérique. Il est en effet une des dernières occurrences photographiques que l'artiste nous propose face à ce que l'image photographie manque du réel, face à ce que la matière photographique dit ou non de la mémoire individuelle et collective, de notre relation au temps, de notre appartenance à la communauté humaine d'ici et d'ailleurs.
Si le regardeur d'Exit a en revanche la malchance de découvrir cette dernière série de photographies numériques en couleur, isolée d'une œuvre affirmée et engagée, il risque de n'y percevoir qu'un jeu acide (couleurs et lieux) entre artifice et réalité, jeu d'autant plus dérangeant que l'artiste se sert de l'hybridation générique du numérique et de l'argentique, de la confrontation frisant parfois le mauvais goût de deux générations (personnes âgées en noir et blanc et imagerie niaise du net en couleur parfois fluo). Mais si on se souvient des premiers travaux de Tom Drahos, on ne peut alors y voir que la lucidité d'un artiste confronté à son mode d'expression qu'il a sans cesse pensé, utilisé, exploité et ce jusqu'à l'irrespect tant il le connaît et l'aime pour ce qu'il est. Tel est l'enjeu alors attendu de cette série, arrivant et couronnée à point nommé.
Dès ses premiers reportages (Paris, Prague) mais plus précisément à partir de sa série Métamorphoses (1980), Tom Drahos fait violence à l'image photographique pour y introduire ce temps qu'elle expulse à chaque instantané. Ainsi fabrique t-il des mises en scènes à l'aide de papier kraft et de figures modelées rapidement dans la glaise afin d'en faire une photographie qu'il projettera et rephotographiera. Ce que l'on verra au final ne sera pas ce qui a été photographié, mais juste une image. Récurrence de temporalités qui permettra de jouer sur l'échelle, l'agrandissement pour abîmer le soi-disant véridique de la photographie et rappeler sa vanité.
Le photographe poursuivra cette réflexion critique sur la duplicité de l'image photographique et sa capacité de mémorisation dans son exposition Substance (1988) où il exposera des photographies broyées, filtrées, brûlées … dans des tubes éprouvettes enfermant le visible devenu vecteur d'imaginaire ou dans des bocaux rappelant instantanément les curiosités anatomiques gardées pour l'histoire de l'humanité, dans le silence inaccessible du formol. La photographie est alors donnée sous une autre forme, hors image mais dans la matière même des sels d'argent exposés, teintés, moulus. Seule résiste alors l'image que le spectateur projette sur ces parcelles de mémoire à jamais enfouies dans les molécules du support photographique.
Dans le même temps, sensibilisé à la civilisation matérialiste des Jaïnas (Inde), l'artiste retrouve dans leur philosophie, l'énergie emmagasinée dans ce que l'occident privilégie : la forme et sa stabilité, la forme et sa nomination, la forme pour le savoir.
Tom Drahos, lui, se méfie de la forme donnée et transgresse ce qui n'est qu'apparence pour extirper du réel ce qui est de l'ordre de la vie et donc de l'invisible. Parce que toute image est un fantôme doté de mémoire, à l'artiste d'en découvrir les strates pour en organiser une combinatoire nouvelle. Ainsi le cycle Jaïna (1988) est-il composé de grandes photographies couleur, transparentes, coupées, déchirées, trouées, agraffées.
Cette pratique de décomposition du réel, ancrée depuis les papiers collés de Braque, Picasso puis Matisse dans l'histoire de la re-présentation du réel, reste fortement ancrée dans l'esthétique du photographe qui réiétera sa démarche lors d'une commande de la Datar sur le paysage urbain ; ce sera Périphérie (1990) où Tom Drahos oblitère la vue réaliste par l'incrustation de fragments de négatifs couleur superposés, juxtaposés, bafoués même parfois d'auréoles sombres dont les formes globulaires se retrouvent aujourd'hui dans Exit.
Fabricant d'images mentales parce que justement il est photographe avant tout, l'artiste redistribue l'organisation du réel en formes nouvelles, flottantes, organiques. Pour cela, il travaille la transparence du négatif comme le support-matière d'une toile, il déstabilise le dispositif perspectif pour provoquer notre imaginaire, lui "renverser" la tête et les jambes et mieux inquiéter nos habitudes perceptuelles ; Formes moléculaires, fantômes transparents, éraflures discrètes ou "taches-caches", choisies la plupart du temps dans des couleurs acidulées participent de l'univers photographique de Tom Drahos pour qui l'artifice de l'hybridation - qu'il soit de l'ordre de l'argentique ou du numérique - est avant tout au service de l'engagement conceptuel de l'artiste.
La photographie est matière à pensée et le photographe est en devoir de donner chair et corps à l'objet de son mode d'expression. Il parlera lui-même de "fission de la réalité par la voie de la photographie" à propos de sa série Jaïna, de "cette matière qui est devenue une image grâce à la photographie (car redevenant) une matière dotée de mémoire visuelle". Ainsi devant les photographies numériques de sa dernière série Exit, l'incrustation, le détourage ou le collage d'images prélevées sur le net ou de formes organiques primaires obtenues par l'utilisation réductrice de logiciels spécialisés ne peut nous surprendre sur l'intention du photographe.
A l'image des "trous noirs" que nous joue la mémoire défaillante, ces bulles flottantes colorées dispersées dans l'univers claustrophobe des chambres d'hôpital, nous en disent plus sur le sens de ces images que n'importe quel commentaire verbal ou écrit. Ces formes-là prennent en effet le rôle des bulles informatives des bandes-dessinées dont le texte est ici remplacé par l'image de ces molécules indispensables au bon fonctionnement de notre mémoire. Les phalanstères numériques transforment ces photographies-là en pages formelles dont l'image photographique est expulsée en tant que témoignage visuel et avec elle toute occasion de narration véridique ou de récit compassionnel. Mais le fanstastique se met alors au service du vrai par le truchement de l'imaginaire convoqué. Parce que l'organique induit la pensée, les mots ne sont plus indispensables tant ils enferment la sensibilité dans la gangue du langage.
Ainsi le propos que Tom Drahos entretient avec la photographie dans cette dernière série Exit n'est-il pas le même que celui qu'il avait instauré avec les passants des Champs-Elysées ? Penser la photographie comme matière qui fait image et qui destitue tout discours de sa prétention véridique et ce parce que l'image photographique n'est que prothèse iconique au service de nos regards critiques. Alors quand elle n'est plus qu'image (numérique) est-elle encore image photographique ? Là s'ouvrirait un autre débat que Tom Drahos nous incite à envisager, comme une suite logique de sa démarche esthétique et pourquoi pas éthique.
Michelle Debat Paris, janvier 2004
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