Soutine, l'art flamboyant de Chaïm l'extasié, exporevue, magazine, art vivant et actualité
L'art flamboyant de Chaïm l'extasié
Pourquoi Céret ?














rare intensité














Biopsie















démon de la


dissymétrie














Etourdissant


portraitiste














obsessionnelle














contemplative














imago mundi














simultanéité














drame de


sa création














sublime innocence














le beau est


inséparable


du terrible

pour Hélène, ma sœur.

Le musée de Céret présente un ensemble de tableaux de Soutine d'une rare intensité. Ils ont tous été peints dans cette petite ville des Pyrénées orientales entre 1919 et 1922. C'est à Céret que l'artiste s'est révélé à lui-même, c'est là qu'il a conquis sa maturité, à l'âge de 26 ans (1919).

Des liaisons passionnées peuvent se nouer entre certains peintres et certains lieux, si bien qu'au regard rétrospectif, elles apparaissent comme nécessaires. Pourquoi Céret ? Pourquoi Soutine ? C'est comme en amour. Pourquoi elle ? Pourquoi moi ? Faut-il chercher à expliquer ? une chose est certaine : à Céret, Soutine a trouvé des conditions suffisantes pour que son art impulsif arrive à explosion.




Chaïm Soutine, rue Pierre Brune à Cerét, 1922



La rue Pierre Brune à Cerét


Qu'était-il venu chercher à Céret ? Lui-même. Qu'y a-t-il trouvé ? Sa personnalité créatrice. C'est-à-dire, ce qui lui importait le plus au monde. Avec Soutine, Céret entre dans la mémoire collective, au même titre que la montagne Sainte-Victoire, le port de Collioure, les rochers de Belle-Île et ces autres lieux où la vision d'un grand artiste façonne notre regard.

L'exposition présente plus de 65 tableaux, regroupés en trois thèmes : les portraits, les natures mortes et les paysages. Elle commence, fort judicieusement, par les portraits.

Les portraits de Soutine sont de véritables biopsies dans le caractère du modèle. Comment appeler autrement cette intrusion dans la mobilité d'un regard, le frémissement d'une bouche ? L'artiste arrache l'expression du modèle, il désarticule son corps, le livre aux démons de la dissymétrie, puis il lui restitue son visage au superlatif pour que celui-ci révèle miraculeusement sa personnalité authentique. Le contraire d'une caricature. Le caricaturiste choisit quelques traits d'une physionomie et les exagère pour accentuer les particularités d'un individu. Soutine, au contraire, rend chacun à son universalité de témoin de l'espèce humaine. S'il excelle à montrer la souffrance intime d'un être, il ne se cantonne pas dans ce registre ; il peut aussi bien faire ressortir l'ironie, l'étonnement, le repliement sur soi ou l'attente méditative, comme dans le fascinant portrait La polonaise (coll. part.) auquel répond la disponibilité boudeuse de L'étudiant (coll. part.).

Pour Soutine, l'essentiel d'un portrait est dans l'expression de l'être humain. Le reste - les habits, les objets familiers, le décor (souvent réduit à un rideau) - n'est qu'accessoire. L'ensemble est saisi dans la touffeur d'une atmosphère fauve, presque asphyxiante, aux accords rutilants des violacés, des rouges, des jaunes... une palette titianesque ou tintoresque. Outre le visage, le peintre saisit les mains de ses modèles. Des mains éloquentes, convulsives, obstinées, pleines d'ardeur au combat ou, au contraire, résignées, des mains aussi expressives que les visages.
Souvent, elles sont plus grandes que ceux-ci ; elles en sont le contrepoint, à la base du tableau. Car la majorité des modèles sont saisis en plan moyen. Rares sont les têtes ou les portraits en pied, comme celui, quasiment légendaire, du Petit pâtissier (Portland Art Museum). Le peintre aura été séduit par la frêle silhouette de ce garçon revêtu d'une toque et d'une veste blanches. Il l'a placé devant un rideau rouge vif, il a maculé sa veste de stries vertes, grises, bleutées, qui en font ressortir paradoxalement la blancheur. Ainsi se dresse devant nous ce petit pâtissier, l'air renfrogné et moqueur, dans l'accoutrement que la société lui a imposé.




Chaïm Soutine, La Polonaise, 1922


L'exposition réussit la prouesse de rassembler cinq portraits d'un même modèle, monsieur Racine, venant chacun de différents musées et collections (Japon, Etats-unis, particuliers). Cet homme long et maigre, à la figure donquichottesque et aux mains de pianiste, se présente quatre fois de profil et une fois de face, sous les titres d'Homme en prière, Homme au veston vert et Le philosophe. Dans ce dernier tableau, il apparaît, corps entier, dans un intérieur bourré de livres, tel un saint Jérôme enfermé dans une cellule chaotique. Les autres toiles déclinent différentes manières de faire jouer un visage et des mains dans un flamboiement de couleurs. Ce rarissime ensemble de portraits permet peut-être de mieux saisir la démarche de Soutine. Etourdissant portraitiste, il cherche moins à saisir une "psychologie", me semble-t-il, qu'à saisir la vérité anatomique et posturale d'un corps vivant, marqué par la vie. De même que Monet a voulu surprendre à travers les saisons et les heures le miroitement rétinien de la cathédrale de Rouen, Soutine saisit à travers ses différentes attitudes l'être-là d'un homme qui partage avec lui - et avec nous, regardeurs - l'éternité d'un instant.

Beaucoup de natures mortes de Soutine pourraient aussi bien s'intituler "autoportrait en animal sacrifié". Témoin, ce Mouton à l'étal (Yamazaki Mazak, Japon), suspendu, tête en bas, et occupant dans sa verticalité obsessionnelle toute la surface de la toile, chair nue visqueuse, sanguinolente, fendue sur la cage intérieure éviscérée. En haut à droite, se détache du fond livide, la signature de l'artiste. Elle est posée là, comme le titre attaché au sujet représenté.
Dans la tempête qui emporte la Nature morte au pichet (Hiroshima) un poisson, gueule ouverte et œil rond, semble glisser sur la vague d'une nappe rouge. Il n'y a rien de mort, ni de silencieux dans cette véhémente communion. Le seul autre peintre qui ait réussi à mettre tant de grandeur pathétique dans un poisson sacrifié est Courbet, le grand Courbet, dont les truites agonisantes résument toute la douleur de l'exil.
Cependant les natures mortes de Soutine sont trop somptueuses pour s'en tenir à une dénonciation de la cruauté envers les êtres sans défense. En elles, il y a autant de fascination que d'accusation. Elles ont la même ambiguïté que ses portraits, partagés entre misanthropie craintive et compassion émue. L'équilibre entre ces deux pulsions (si l'on ose parler d'équilibre à propos de Soutine !) pourrait se trouver dans le petit format La boucherie Llareus à Céret (coll. part.). La bouchère se tient devant sa boutique, entourée de carcasses animales graisseuses qui renvoient la blancheur de son tablier. Au-dessus de sa tête, au premier plan, une barre horizontale est hérissée de crocs de suspension. Cette vision baigne dans une sorte de placidité contemplative. Un constat, rien de plus : ainsi fonctionne le monde. Ce stupéfiant tableau est une image du monde, une imago mundi, comme disaient les penseurs de la Renaissance.




Chaïm Soutine, Les glaïeuls, 1922


Les paysages de Céret rassemblent peut-être la quintessence du génie de Soutine. Avec candeur, l'exposition présente à côté de plusieurs tableaux des photos anciennes ou actuelles des sites peints par l'artiste. Les organisateurs auront peut-être voulu rassurer les habitants de Céret : non, les maisons ne dégoulinent pas sur la pente des collines, les arbres ne sont pas ivres, les gens ne se tiennent pas de façon oblique sur les places ! Bien sûr, il y a un certain plaisir à comparer les tableaux avec les sites qui les ont inspirés, mais l'essentiel est ailleurs.

Soutine n'est pas un védutiste. Ses tableaux ne sont pas les images, même déformées, d'une portion de paysage. De toute évidence, ils sont inspirés par la vue qu'il avait devant les yeux, mais l'artiste ne prend pas la nature comme un ensemble de choses à représenter. Là où il se tient, il reçoit le choc visuel du monde et il recrée la dramaturgie intime suscitée par son émotion. un barbare, un sauvage, un malappris, l'a-t-on assez écrit. Il est donc affranchi de toute règle de composition, de tout code de représentation. Il a la sublime innocence du premier regard posé sur le monde. Et il nous le donne à voir dans sa terreur native. Et puisqu'il s'est révélé à Céret, il nous donne aussi à voir la naissance à lui-même d'un grand artiste. Pour Soutine, le beau est inséparable du terrible, (on pense bien sûr à cet autre voyant qu'est Rilke et à la première Elégie de Duino).

Dans Les platanes à Céret, Place de la Liberté (coll. part.) les fûts des arbres tordus se balancent comme des flammes devant l'écran des maisons sorties d'un jeu de cartes. Les arbres reviennent dans de nombreuses autres vues, comme les prisonniers rachitiques de l'emprise urbaine, c'est une constante de son œuvre. Dans la Vue sur Céret, la vieille ville (coll. Latner), les maisons proches et lointaines, les arbres au premier plan, et les collines vibrantes dans leur symphonie verte sont soulevés par un chiasme qui crucifie le paysage et aspire le regard vers le point nodal de la toile. Dans un autre tableau, Mas à Céret (coll. Rosengart), c'est la route qui s'enfonce comme une arabesque intestinale au cœur du sujet, entraînant sur son passage arbres, maisons et nuages. Le ciel, comme généralement les cieux du peintre, est un unique chaos météorologique qui brasse tous les cieux possibles, de l'orage au beau temps. La fièvre atteint son paroxysme dans Colline à Céret (Jérusalem). Ici, la terre entière se bombe et se soulève, dressant en un entassement unique arbres, maisons, murs et chemins. C'est le visuel à l'état brut jaillissant tel un magma hors du chaos.

Quelles expériences cruciales s'expriment dans une telle œuvre ? On sait que le peintre n'a pas fait de confidences à quiconque. Personne n'a été admis à assister à son travail. Farouche, fuyant, violent, il a vécu en solitaire. Tout ce qu'il avait à dire, il le dit dans sa peinture. C'est elle qu'il faut regarder avec attention. A commencer par l'extraordinaire rassemblement de portraits de l'exposition de Céret. Ces visages au regard tourné vers l'intérieur, ces mains crispées aussi prégnantes que des visages, ils confluent dans leur diversité - visages et mains - en un seul portrait, celui de l'artiste. C'est Soutine lui-même qui vient à notre rencontre. Il embrasse le monde dans la simultanéité du regard et du toucher.
Le toucher est le sens de la perception directe, immédiate, alors que l'œil est celui de la perception à distance, l'organe de l'esprit. Or, chez Soutine il y a autant de sensibilité épidermique que de gourmandise de l'œil. Son art est à la fois optique et haptique. Il n'est ni construit ni réfléchi, il est éruptif, instantané, d'une crudité absolue. Il vit dans la virginité splendide et terrible de l'instant. Mieux que le cygne de Mallarmé, il déchire de son aile ivre le glacier des conventions, des catégories, des pesanteurs et des habitudes. Chaque tableau de Soutine saisit le monde à vif et rejoue le drame de sa création.

Marcellin Castaing, l'un des rares qui l'ait connu et aimé, apporte ce témoignage : " Peintre uniquement d'inspiration, il l'attendait passant d'une période de paresse incoercible à cet état second dont parle Balzac qui l'emportait dans l'audace de toutes les tentatives. Il allait par sa nature même jusqu'au bout de son effort et sans peur du déchaînement total et sans concessions, il atteignait souvent cette confusion de la vie avec la matière qui est la grande tentation et le grand espoir de tous les initiés. Il se livre totalement et son émotion devient la nôtre. (postface au catalogue "Cent tableaux de Soutine", Galerie Charpentier, Paris, 1959)

L'exposition de Céret plonge le visiteur attentif dans cet état second. Personnellement, j'ai vu plusieurs expositions de Soutine, mais aucune ne m'a donné une telle impression de puissance. Cette concentration sur le lieu de leur naissance d'œuvres créées en trois années, donne à cet ensemble une densité exceptionnelle. Mais l'émerveillement se double de mé1ancolie : un tel rassemblement de chefs-d'œuvre ne se voit qu'une fois dans une vie. La plupart des tableaux viennent de collections privées dont elles ne sortent que rarement et de musées difficilement accessibles.

Que madame Joséphine Matamoros, conservatrice en chef du Musée d'art moderne de Céret, et ses collaborateurs soient remerciés d'avoir réuni un tel trésor. Que cette exposition ait été reconnue d'intérêt national par le Ministère de la culture (Direction des musées de France) est la moindre des choses, elle aurait aussi bien mérité le label de la Mission 2000 ! Le catalogue publié pour l'exposition contient, entre autres, de précieux témoignages sur le séjour de Soutine à Céret et il reproduit l'ensemble des œuvres (exposées ou non) peintes à Céret de 1919 à 1922. Un ouvrage déjà incontournable.

Michel Ellenberger
septembre 2000

Musée d'Art moderne de Céret, 8, Bd Maréchal Joffre, 66400, Céret, tél : 04 68 87 27 76, fax : 04 68 87 31 92
jusqu'au 15 octobre 2000. Lire aussi
Soutine est revenu à Céret

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