LE MAGAZINE
d'ExpoRevue |
Lexposition ainsi dénommée, qui se tient actuellement au Musée National des Arts dAfrique et dOcéanie (MNAAO), fait beaucoup plus quouvrir des brèches dans un monde inconnu et inquiétant. Elle mène le visiteur au-dessus de gouffres. La fragile passerelle de ses certitudes ou de ses connaissances ne lui est daucun secours pour traverser lespace clair-obscur dans lequel sont mises en valeur des uvres plus que dérangeantes - angoissantes -, dont la plupart sont peu connues et quelques-unes inconnues. Cette exposition, dont le commissaire est Yves Le Fur, conservateur au MNAAO, invite à bien autre chose quune promenade de divertissement culturel. Elle propose de pratiquer "la pensée visuelle" (lexpression est de Jean-Hubert Martin dans lintroduction du catalogue de lexposition page 26 : " Le musée, sanctuaire laïc ou religieux ") devant des uvres qui sont dépositaires de questions existentielles que lhomme sest posé simultanément, et dans lignorance réciproque, dans des cultures aussi différentes que lOcéanie et lOccident chrétien, avant lexploration des archipels du Pacifique.
Crâne avec monnaies de coquillages
Le spectateur est placé en face duvres dinspiration religieuse qui magnifient des ossements humains (parfois réduits à des fragments) dans un grand dépliement de ferveur naïve et dimagination matérielle. Les crânes peints pour lau-delà dIndonésie, les crânes surmoulés et habillés de plumes, de dents animales et détranges parures de Polynésie sont placés en face des crânes chamarrés, couverts de perles et de broderies baroques des reliquaires de Suisse et dAllemagne du XVIIe siècle. Les squelettes macabres et pathétiques des chapelles catholiques de même époque, habillés dhabits somptueux et surchargés de bijoux et de verroterie, siègent non loin des bouleversants mannequins funéraires de Vanuatu, corps de bois, de fibres, de terres colorées portant le crâne richement décoré dun défunt. Lexposition nest pas présentée comme une confrontation entre deux mondes et elle ne lest pas. Une telle confrontation eût exigé de placer chaque objet dans son contexte, à la manière des ethnologues ou historiens. Démarche rationalisante que récusent les organisateurs. (Cependant toutes les explications nécessaires sur les objets exposés sont données dans le catalogue bien documenté et abondamment illustré). A travers les continents et les océans, des artistes ont puisé dans leurs meilleures ressources artisanales pour conjurer et apprivoiser la mort, pour garder la mémoire des défunts et pour évoquer le mystère de lexistence.
Crâne peint
Lexposition du MNAAO procède encore à mes yeux à un paradoxal retournement dopinion. Présentant des uvres dart océaniennes - dont certaines ont dune beauté à vous couper le souffle - elle ninnove pas. Ces objets, le public des musées est habitué à les voir en ces lieux. Mais il est peu habitué à sinterroger sur lampleur des réalités humaines quils recouvrent. Or, les voir ici jouxter des uvres de notre propre sphère culturelle, de manière aussi insolite, aussi incongrue, aiguise le regard et lentendement. Ces reliques chrétiennes, ces statues habillées de broderies dor et dargent, ces trésors cachés dans dobscures chapelles, jusquà cet hallucinant squelette-chevalier en armure (la statue reliquaire de Saint Pancrace, Allemagne XVIIIe siècle), nous avons du mal à les percevoir sur le même plan que les uvres de Sepik, des îles Salomon ou de Papouasie-Nouvelle Guinée. Cest lOcéanie qui nous donne un nouveau regard sur lEurope !
Michel Ellenberger |
Monde inconnu et inquiétant Pensée visuelle Mannequins funéraires de Vanuatu Squelette-chevalier en armure Apprivoiser la mort LOcéanie donne un nouveau regard sur lEurope |
Musée national des arts dAfrique et dOcéanie, Paris, porte Dorée, jusquau 24 janvier 2000.