LE MAGAZINE
d'ExpoRevue


La mort n’en saura rien 



L’exposition ainsi dénommée, qui se tient actuellement au Musée National des Arts d’Afrique et d’Océanie (MNAAO), fait beaucoup plus qu’ouvrir des brèches dans un monde inconnu et inquiétant. Elle mène le visiteur au-dessus de gouffres. La fragile passerelle de ses certitudes ou de ses connaissances ne lui est d’aucun secours pour traverser l’espace clair-obscur dans lequel sont mises en valeur des œuvres plus que dérangeantes - angoissantes -, dont la plupart sont peu connues et quelques-unes inconnues. Cette exposition, dont le commissaire est Yves Le Fur, conservateur au MNAAO, invite à bien autre chose qu’une promenade de divertissement culturel. Elle propose de pratiquer "la pensée visuelle" (l’expression est de Jean-Hubert Martin dans l’introduction du catalogue de l’exposition page 26 : " Le musée, sanctuaire laïc ou religieux ") devant des œuvres qui sont dépositaires de questions existentielles que l’homme s’est posé simultanément, et dans l’ignorance réciproque, dans des cultures aussi différentes que l’Océanie et l’Occident chrétien, avant l’exploration des archipels du Pacifique.

 

Crâne avec monnaies de coquillages
Mélanésie, Iles Salomon, Nouvelle-Géorgie, Vella Lavella
Avant 1911. Os, coquillages, perles, porcelaine, lianes
Museum der kulturen, Bâle


La Mort en Oceanie

 

Le spectateur est placé en face d’œuvres d’inspiration religieuse qui magnifient des ossements humains (parfois réduits à des fragments) dans un grand dépliement de ferveur naïve et d’imagination matérielle. Les crânes peints pour l’au-delà d’Indonésie, les crânes surmoulés et habillés de plumes, de dents animales et d’étranges parures de Polynésie sont placés en face des crânes chamarrés, couverts de perles et de broderies baroques des reliquaires de Suisse et d’Allemagne du XVIIe siècle. Les squelettes macabres et pathétiques des chapelles catholiques de même époque, habillés d’habits somptueux et surchargés de bijoux et de verroterie, siègent non loin des bouleversants mannequins funéraires de Vanuatu, corps de bois, de fibres, de terres colorées portant le crâne richement décoré d’un défunt. L’exposition n’est pas présentée comme une confrontation entre deux mondes et elle ne l’est pas. Une telle confrontation eût exigé de placer chaque objet dans son contexte, à la manière des ethnologues ou historiens. Démarche rationalisante que récusent les organisateurs. (Cependant toutes les explications nécessaires sur les objets exposés sont données dans le catalogue bien documenté et abondamment illustré). A travers les continents et les océans, des artistes ont puisé dans leurs meilleures ressources artisanales pour conjurer et apprivoiser la mort, pour garder la mémoire des défunts et pour évoquer le mystère de l’existence.

Cette exposition pose des interrogations fondamentales qui n’ont fort heureusement pas été éludées. A commencer par celle de sa propre justification. Quel est le statut de ces objets de culte devenus objets de musée ? Comment le musée, ce " sanctuaire des valeurs laïques et républicaines, peut-il au nom des droits de l’homme, se transformer en sanctuaire religieux ? (Jean-Hubert Martin dans l’introduction du catalogue). Au bout de ce questionnement se trouvent mis en cause le rôle et la fonction du musée dans nos sociétés. D’où vient cette soif que nous avons de voir les principales manifestations du monde qui nous entoure, de notre propre vie, cristallisées et déposées dans les vitrines d’un lieu de promenade. La culture, est-ce cela ?

 

Crâne peint
Allemagne, Bavière, Högling
XIXème siècle. Os, chaux, pigments
Collection Gunter et Ursula Konrad, Mönchengladbach, Allemagne


La Mort en Europe

 

L’exposition du MNAAO procède encore à mes yeux à un paradoxal retournement d’opinion. Présentant des œuvres d’art océaniennes - dont certaines ont d’une beauté à vous couper le souffle - elle n’innove pas. Ces objets, le public des musées est habitué à les voir en ces lieux. Mais il est peu habitué à s’interroger sur l’ampleur des réalités humaines qu’ils recouvrent. Or, les voir ici jouxter des œuvres de notre propre sphère culturelle, de manière aussi insolite, aussi incongrue, aiguise le regard et l’entendement. Ces reliques chrétiennes, ces statues habillées de broderies d’or et d’argent, ces trésors cachés dans d’obscures chapelles, jusqu’à cet hallucinant squelette-chevalier en armure (la statue reliquaire de Saint Pancrace, Allemagne XVIIIe siècle), nous avons du mal à les percevoir sur le même plan que les œuvres de Sepik, des îles Salomon ou de Papouasie-Nouvelle Guinée. C’est l’Océanie qui nous donne un nouveau regard sur l’Europe !

Puisque l’approche raisonnée est en défaut, appelons à l’aide la poésie ou plutôt un poète, celui-là même qui est le porte-enseigne de cette exposition. Apollinaire, dans Zone, fait partager son errance dans les villes et dans son propre passé, déchiffrant dans les rencontres de hasard les résurgences de la religiosité de son enfance. A l’issue de sa pérégrination, trouvant le chemin du retour vers soi et vers sa chambre, il écrit :

Tu marches vers Auteuil tu veux aller chez toi à pied
Dormir parmi tes fétiches d’Océanie et de Guinée
Ils sont les Christs d’une autre forme et d’une autre croyance
Ce sont les Christs inférieurs des obscures espérances


Tout est dit. Le sommeil, frère de la mort, parmi les fétiches venus d’ailleurs. Inférieurs, ces autres Christs ? Obscures, ces espérances ? Certes non. Tout au long de son vagabondage, le poète a cherché son autre lui-même parmi les pauvres, les naïfs, les émigrants. Et sa vie, confesse-t-il, il est allé la regarder de près dans un tableau d’un sombre musée. Plus tard, dans une autre poésie, Funérailles (dans le guetteur mélancolique), Apollinaire plaisante avec une jeune morte qui dort. Les dévots prient Dieu sur leur prie-Dieu, pendant que dansent le poète et ses amis. Il s’adresse à la morte :

Dors bien dors bien
La mort n’en dira rien
Priez les dévots mornes
Nous dansons sur les tombes
La mort n’en saura rien
Dors bien dors bien


Passer outre, en dansant, aux mornes normes des valeurs établies, pour retrouver la fraîcheur spontanée de l’expérience vécue sans alibi culturel…. L’exposition, " la mort n’en saura rien ", pouvait-elle trouver plus beau, plus riche patronage que celui d’Apollinaire ?



Michel Ellenberger

Monde inconnu



et inquiétant














Pensée visuelle














Mannequins funéraires



de Vanuatu














Squelette-chevalier



en armure














Apprivoiser



la mort














L’Océanie



donne un



nouveau regard



sur l’Europe 
 

Musée national des arts d’Afrique et d’Océanie, Paris, porte Dorée, jusqu’au 24 janvier 2000.

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