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Restent ces paysages de cartes postales traversés sans fin ; cette distance organisée entre chacun et tous. L'enfance ? Mais c'est ici, nous n'en sommes jamais sortis, Guy Debord, Critique de la séparation.
un vrai

nuancier

de

sensations

Pierre Leguillon
 
Pierre Leguillon
 
 
Cette citation, ici mise en exergue, était l'une des œuvres exposées dans cette exposition, aussi remarquable que secrète, composée de citations, images ou textes. Celle-ci me paraît emblématique du ton fragmenté de Pierre Leguillon (1969), dont la charge critique augmente au fur et à mesure de sa recherche inventive d'une forme de sensualité du discours. Leguillon est surtout connu pour les diaporamas qu'il conçoit, depuis 1993, sur le mode de la performance, chaque fois différents, à la manière d'un documentaire in progress. À Chatou comme ailleurs, il nous immerge dans des images dont nous restent de nombreux fragments, glanés sur ce terrain vague entre le souvenir et l'imagination. Ainsi, aucune de ses présentations ne finit-elle vraiment.

Mais finie la dernière journée de cette exposition que j'ai failli manquer, la plus importante jamais réalisée par cet artiste jusqu'à  présent. Elle m'offrit l'occasion de mener une réflexion sur l'ensemble de ses activités, notamment sur les diaporamas, dont il a réalisé et présenté une cinquantaine de versions depuis 1993, en France comme à l'étranger.

Sur les murs blancs sont alignées une centaine d'images, de pages découpées, de citations - parfois re-photographiées, parfois exposées en l'état - et une sélection de gravures encadrées, présentée sous verre, provenant de l'immense réserve cachée du Musée Goupil à Bordeaux. Entre tous ces éléments, on cherche des liens. Au fur et à mesure, je réalise que Pierre Leguillon utilise les images comme autant de leurres. Parfois, il en sait autant - voire moins ! - sur leur histoire que le spectateur. Mais elles sont moins images que fragments d'un texte, un texte sans début ni fin, ponctué méticuleusement. Ici je ne suis pas regardeur, mais lecteur d'images.

Entre les espaces laissés vides et les gravures de l'ancienne Maison Goupil, je m'arrête sur des vues d'expositions sur lesquelles Leguillon a superposé, en blanc, le nom de l'auteur concerné. À travers les noms cités se dessine une cartographie des repères visuels de Pierre Leguillon : Dan Graham, Christian Boltanski, Thomas Hirschhorn, Louise Lawler, Philippe Parreno, Jeff Koons, Pierre Huyghe… Les images sont dûment légendées. Sous l'image d'une vitrine de musée, je lis : "Un jour de l'été 2003", au Musée National des Arts et Traditions Populaires à Paris, Galerie culturelle, nous regardons 'La vie dans l'alpage', une vitrine agencée vers 1975 selon les principes muséographiques de Georges Henri Rivière." Une autre montre le dernier plan d'un œil nous fixant pendant les cinq dernières minutes du dernier film de João Cesar Monteiro, où je peux lire : "Un soir de l'été 2003, au cinéma MK2 Parnasse à Paris, nous regardons le plan final de Vai e Vem (Va et Vient), de 2003." Dans ce dernier exemple parmi tous ces cartons d'invitation imprimés après-coup, le dispositif de la projection a été renversé…
 
 
Pierre Leguillon
 
Pierre Leguillon
 
 
C'est une des clefs de l'œuvre de Pierre Leguillon : une projection, au sens littéral comme au sens figuré, renverse le statut de l'objet, de l'image et du spectateur. Ainsi l'exposition constitue-t-elle une inversion du diaporama, une forme hybride entre lanterne magique, spectacle et cinéma, dont je me rappelle les silences, la musique, des bouts d'images, des séquences entières, les mouvements d'une chaise en ombre chinoise… Si le diaporama dicte le passage des images et citations, accélère et accentue le travail de mémoire, l'exposition, baignée dans la lumière de ce jour du printemps, me permettait de m'attarder, aussi longtemps que je le voulais, sur des images évoquant les sens : l'ouïe, la vue, le toucher… ou, mieux : le désir de toucher. Sur l'un des murs, Leguillon avait fait poser une longue barre en bois rond, comme celle qu'on trouve dans des Écoles de danse. Mais ici le miroir était remplacé par les œuvres exposées. Il s'entend qu'elles renvoient à la personne qui les regarde, et que comme elle, elles ont un corps, fragile. Je crois me rappeler que des barres identiques permettaient de s'appuyer pour contempler les gravures dans certains cabinets d'estampes du XVIIIe et XIXe siècles. Faux ou vrai souvenir d'une image jamais vue ? Le plaisir intime d'un tel détail nous permet de passer d'un espace de l'esprit vers d'autres, encore inconnus.

L'œuvre de Pierre Leguillon suscite le désir et ne cesse de faire appel à la mémoire de chacun, par nature fragmentaire. Avec ses jeux d'images et de textes-images, Leguillon déjoue les schémas de séduction des images individuelles en les faisant dialoguer avec d'autres images ou des textes. Non sans rappeler l'imagerie de l'Internationale Situationiste ou celle d'un Raymond Hains, ce patrimoine de l'ère proto-digitale, sa poétique repose sur le constat d'une séparation définitive des éléments visuels de leurs origines (dont la notion même pose déjà problème, l'origine n'étant jamais un état figé, mais déjà un processus ou une interaction). Chez Leguillon, le contexte, qu'il soit l'exposition, le livre illustré, le vernissage ou autre, devient partie intégrante de l'œuvre présentée. Leguillon nous présente les choses telles qu'il les trouvent. Leur agencement dans l'espace-temps de l'exposition ou du diaporama incite à la réflexion et suscite parfois le rire.

Ce nouveau type d'exposé ou d'exposition, qui peut questionner à la fois l'amateur et les historiens de l'art, trouvent des précédents qui remontent aux débuts de la photographie, de la reproduction industrielle, des musées ou de la formation de l'histoire de l'art… Rappelons, dans ce contexte, l'érudit et mystérieux Mnémosyne, l'atlas d'images du grand historien de l'art Aby Warburg, qui joua un rôle déclencheur lorsque Leguillon décida de ne plus parler lors de ses projections. Il s'agissait d'une vraie libération de la forme du diaporama, d'un instrument du discours vers le domaine de la fiction construit autour des images et de l'imaginaire contemporains.
 
 
Pierre Leguillon
 
Pierre Leguillon
 
 
Plus son travail évolue plus il gagne en densité : ainsi toute parole est intégrée dans la projection elle-même, comme ici dans l'exposition toute légende fait partie intégrante de l'œuvre exposée.  Le balancement permanent et les interférences entre texte et image sont des enjeux essentiels du projet de Leguillon. On retrouve ces aspects dans ses contributions de critique d'art (voir, par exemple, sa chronique dans le magazine Purple, son admirable Oublier l'exposition, hors série de la revue artpress paru en 2001, ou bien l'ouvrage sur Raymond Hains, intitulé J'ai la mémoire qui planche, publié la même année aux Éditions du Centre Pompidou).

Coupés de repères extérieurs, il ne nous reste que nos propres désirs… Désirs qui, selon Freud, s'expriment par un luxe de détails. Les suites de détails que nous propose Pierre Leguillon nous projettent dans la réalité sensuelle du passage, qu'il soit celui de l'intervalle entre les images dans le noir ou nos propres mouvements devant les séries d'images-objets fixées au mur : un vrai nuancier de sensations.

Je le vois photographier dans l'exposition, à la chambre… travail manuel du penseur-bricoleur résistant au leurre de la perfection toute prête.

Rendez-vous au prochain diaporama.
Adriaan Himmelreich
Chatou, mai 2006
 
Pierre Leguillon
 
Pierre Leguillon

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