L'identité de Claude Laval recèle un double amusement : son prénom est épicène, c'est-à-dire qu'il pourrait convenir aussi bien à une femme, et son nom est un palindrome, autrement dit on peut le lire aussi exactement de droite à gauche (comme l'écriture arabe). Y aurait-il chez lui, si l'on voulait interpréter un peu imprudemment les noms propres, quelque aptitude à la confrontation des pôles, et à une sorte de vision en miroir ? Donner à voir l'envers, ou le possible des choses. Ce que son travail, exposé à l'Office National Marocain du Tourisme, nous présente à l'évidence, c'est que Claude Laval se veut architecte et non récepteur naïf. Il construit, compose le réel. Parmi les faces les plus aimables et stimulantes de ce monde, il a placé le pays où il vécut enfant, le Maroc. Et sa lumière, Nour.
Travail en gros plan sur des objets simples, aux ombres fortes et dont la lumière semble émaner de l'intérieur. Compositions sans recadrage, conçues et produites par le même geste. Jeu sur les matières, et parfois malice d'égarement en des ambiguïtés de formes (la photo des babouches) ou d'échelle (ici, est-ce une théière ou une mosquée ?). Coquetterie d'une mouche posée sur l'osier, à la manière des vanités. Ombres de ferronneries arabesques caressant les cônes de tagines. Toutes ces astuces offrent une aventure à partir d'éléments simples mais piégés d'un trouble. L'artiste a appris, par sa besogne professionnelle dans la photo alimentaire (au double sens de l'adjectif), à capter l'appétit à partir d'une ordinaire salade ou d'un fragile sorbet.
Les rares sujets humains, dans ces photos, n'attirent pas l'attention sur leur personne. Ils sont là comme les signes d'une présence, et renvoient comme une balle le regard. Ainsi l'homme au tarbouche, sur l'affiche de l'exposition, dans une indécise ambiance de détachement tendu : de dos, en amorce, profil perdu, pour donner l'échelle entre les murs, organiser les formes, distribuer les anguleuses et les rondes. Pour donner, par la djellaba, un blanc légèrement grisé d'ombre afin d'exalter la gamme des rouges (murs/chapeau/visage). Ainsi, ailleurs, cette réminiscence d'un homme qui s'éloigne, au fond du tableau de Vélasquez Les Ménines : il jette un dernier regard de profil, s'assurant, derrière le rideau des apparences, de l'ordre des choses avant de quitter, et il détermine ainsi la profondeur de champ de l'ensemble. Ainsi, encore, la sandale rouge : un regard soigneux la distingue, entre les ombres projetées par le plafond de canisses de la médina de Marrakech, en un presque noir et blanc. Au centre, une silhouette féminine zébrée de langues d'ombres. Regard échappé vers la droite du tableau. Elle marche, majestueuse. Son pied s'avance, offrant le bijou d'un soulier écarlate, verni comme un ongle. Erotisme de la pudeur, qui dégage une forte émotion.
Hors des canons du portrait humaniste, s'instaure une lecture du monde évoquant la notion de "parti pris des choses" dans la poésie de Francis Ponge, cet écrivain si intime des peintres. Dire le monde, c'est en débusquer les sens implicites, et tenter d'en déjouer les pièges. Par ce regard même, il s'agit d'y retrouver nos marques, puis de retourner au réel. Le monde est plein de signes qui disent le monde, et les pièces du monde renvoient aux signes, lesquels à leur tour
Le photographe est alors celui qui, par la mise en scène de son étonnement, au travers de son ascèse, donne un sens nouveau à l'existence des choses, retrouvant en elles quelque affaire humaine agglutinée. Chez Laval, cela passe par les traces du travail artisanal (teinture, tissage, vannerie, poterie, ferronnerie, vitraux, zelliges
), donc par la durée. Parcours, indice et temps caractéristiques qui composent la notion moderne de "traçabilité".
Le monde, ce "texte". Ou, par un cousinage étymologique : ce "tissu". Industrie familière du Maroc qui imbrique des couleurs et des formes, des odeurs. Avec ses lourds tapis, ou ses fins drapés suggestifs. Ses cuirs et ses céramiques
Et puis ces énormes entrelacs des pelotes des teinturiers, séchant au vent. Claude Laval nous en montre le tracé illisible, brouillé, leur poids d'humidité, sans se laisser fasciner par leurs vives couleurs. Alors, pour produire un effet de vérité, il a "éteint" un peu ces jaunes, ces incarnats et ces noirs corbeaux violents, trop crus pour être crus. Il les a patinés d'un bel ocre doré de début de soirée patience de l'artiste en "planque" saisissant le moment de grâce, l'instant unique. Il a "sali" ses couleurs, afin de nous les représenter distanciées. Il a interprété l'une des plus galvaudées (avec le charmeur de serpents) des cartes postales du tourisme marocain. Dans cette figure ô combien solaire, dionysiaque, il a injecté une menace de tempête atlantique sur ciel d'ardoise. Mélancolie d'arrière-saison inquiète, hybride. Cassant les clichés en une subversion plus douce et moins vaniteuse que celle, brutale mais sans risque, d'un Andy Warhol. Il maintient, conteste et dépasse. Il réfracte. Bref, il travaille. Déclinant cette curieuse équivocité qui nous rend le monde marqué à la fois par l'étrangeté et la familiarité. Et il nous faut admettre l'une pour prétendre à l'autre, par ce pacte avec les caprices fugaces de la lumière. Spécialement cette "lucidité" marocaine, celle qui vient aussi de Matisse, de Delacroix. Et qui donne aux choses leurs mesures. Et nous donne la mesure de nos relations aux choses. Nour.
Essaouira l'océanique, l'un des rares paysages, à la tombée du soir : une main s'est ouverte, lâchant le bonheur d'un envol de mouettes. Pyrotechnie en presque noir et blanc. Temps lourd avant l'orage dispersant la nuée volatile. Délicat moment généreux. Claude Laval s'exprime au plus près de l'étymologie du mot qui consacre son métier. "Photographe" : écrivain de lumière.
C. P.
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