LE MAGAZINE
d'ExpoRevue


Un silence insolite

Alan Jofré est né dans l'hémisphère sud, au Chili. Il vient d'en face, là où l'on se tient la tête en bas, comme sur le globe du Petit Prince. Et l'été là-bas c'est l'hiver.

Celui qui sourit et se tait regarde un sablier invisible, a dit Paul Valéry. Dans la peinture de Jofré, si l'on retrouve ces mêmes motifs du silence, du regard, de la durée et de la fuite, il ne s'agit pas exactement d'un sourire. Et pourtant il est question de ça, quand même. D'un qui ne s'affiche pas à la façon de la célèbre sourieuse du Louvre, celle qui fait aujourd'hui des pubs à la télé. Pas de propagande de ce genre, ici. Non, et la différence n'est pas mince, plutôt un appel à rendre possible le sourire. Comme on dit, familièrement, "le manger". Ici, on peut apporter son sourire.




Alan Jofré




Bientôt l'on se met sur ses gardes, car cet univers semble trop doux-amer pour être naïf. L'au-delà du désespoir, on comprend vite que c'est la postulation à laquelle Jofré nous engage. C'est, très simplement, sa façon d'universalité : la corvée de vivre mérite bien quelque grâce. Serait-elle l'ombre projetée d'une certaine tristesse. Curieuse plasticité du vocabulaire : si "j'antépose" l'adjectif "certaine" avant "tristesse", je dis presque le contraire de "une tristesse certaine", et je la laisse, alors, indécise et vague, la tristeza. Et c'est ce même sens de la nuance du ton ou du trait qui participe à cet art contradictoire de peindre. Son incertitude s'installe certainement.

Comme, tout aussi bien, pourrait y affleurer quelque bonheur égaré, infiguré, insolent. C'est bien un certain possible, sur le fil du couteau, qui donne la clé de ce silence envahissant la toile et les papiers pastellisés, souvent dans la gamme prune/fuchsia, qu'il y colle. L'apaisement, malgré tout. L'énigme d'une rue brûlée d'ombre d'un Chirico, ou une fillette au cerceau de Balthus récitent à peu près la même malice que ces jeux épinglés par Alan Jofré. Pas d'autre enjeu que de rejouer. Afin de conjurer l'effroi, de ne pas sombrer dans la hantise, qui poindrait vite sans la main régulatrice d'un artiste. André Breton : Donner de la parole à ma peur. Non pas lui donner la parole, car alors ! Mais lui en donner, la gaver de cette nourriture afin de la contenir. La parole comme antidote au désastre.

Ce départ d'escalier, toujours au fond du tableau (hommage aux Ménines de Vélasquez?) : monte-t-il ou descend-il ? Ce hors champ évoqué réconforte, il contre la claustrophobie, mais cette ligne de fuite intrigue. Il y a toujours un ailleurs, une autre affaire. Exerçons l'œil. Partira-t-il ? Viendra-t-elle ? S'en iront-ils ? Vont-ils se rencontrer ? S'appeler, c'est déjà toute une histoire. Se faire signe l'un à l'autre. Se faire signe, l'un pour l'autre. Ces trois ou quatre marches posées là, comme une histoire interrompue. Ou même juste ébauchée, et, pour un peu, dirait-on, débauchée, l'histoire. Où y a-t-il encore, dans ce monde, des départs à envisager, si tout est à portée du portable ou d'émail, d'un code déjà programmé ? Où seront les occasions de patienter, d'hésiter, de revenir, de durer, d'imaginer ce qui prolonge les marches ?

Là est le jeu crucial de Jofré : cache-cache, cache-tampon, cacher/montrer. Quand l'angoisse aura été étranglée avec les tripes de l'espérance, ces escaliers répétés nous parleront encore de nos peurs enfantines, de nos explorations de greniers, de nos désillusions d'automne, et des pommes odorantes sur les clayettes. Bref, de nos élans vers on ne sait quoi, et qui n'étaient nullement ce privilège de l'enfance que l'on dit, souvent, pour y renoncer mieux. Italo Calvino, dans Les Villes invisibles : L'ailleurs est un miroir en négatif. Le voyageur y reconnaît le peu qui lui appartient et découvre tout ce qu'il n'a pas eu, et n'aura pas.
Les carrelages, qui forment le motif de l'échiquier, sont un lieu de mise en échec et pourtant un lieu où habiter. Dualité, contraste, noir/blanc le plus souvent, Jofré a peint peu de toiles sans cette grille où croiser les mots du silence. On y passe, de case en case, comme sur les places du jeu de la marelle qui monte au ciel, puis on fait demi-tour sur la croix. On n'en sortira pas vivant.

Toujours le même bonhomme, un quidam au chapeau, cravate rayée, yeux amandés, avec le vague air d'un Modigliani. Parfois cette femme, blonde, lente, cérébrale, d'une plastique picassienne. Homme et femme ne s'approchent qu'avec réserve l'un de l'autre. Ils savent le même danger. Donner à sa souffrance une posture apaisée, une élégance stoïque. Il s'y glisse un ennui indécis, qui donne sa touche enfantine à l'univers jofrien : ces après-midi passées derrière la vitre à évaluer la distance de l'horizon, à se demander quand on va enfin grandir, cette attente de rien… Ténacité des yeux en poissons, qui ont vu derrière les choses, à tout jamais, et sont revenus pour tenter de dire. Pudeur, tentation de l'immobilité : un désir de statue.

On dirait qu'il y a un drame, en silence, qui peut-être a déjà eu lieu, mais la mémoire de ses motifs a pu être effacée, sans même l'alarme d'une larme. En une solitude admise, un exil à soi-même. Ou bien alors le drame va prendre corps, mais comme par inadvertance, en un coup tordu du hasard. Des mauvais garçons, aux couteaux effilés devinés sous les vestes, fières poitrines, sur le paquebot de Buenos Aires (d'après Le Mobile, une nouvelle de Julio Cortazar). Ils jouent aux cartes, comme les soldats se partageaient aux dés les vêtements du Christ dans le tableau de La Tour Le Reniement de Saint Pierre. Les jambes de l'homme et de la femme se frôlent, se croisent en connivence. Alors on aurait dit qu'il y aurait (au conditionnel ludique enfantin) un drame du silence.

Musicalité : chaque jeu appelle un son, et le peintre, qui n'est pas un naïf, nous convoque à figurer mentalement ces ébauches musicales. écoutons-les, ces jeux.
Ecoute le bruit multiple, catastrophique des quilles (palitroque). Le bruit de la boîte de pastilles qui fait le palet de la marelle sur le pavé gris ("gris de calle en la mirada", d'un tango : du gris couleur de rue dans le regard). Le bruit tapinois du cerceau. L'avalanche des dominos. L'usinage de la toupie (trompo). La rapide dégringolade des dés expulsés du gobelet(le cacho, à l'origine une corne de bovin dans laquelle aussi on boit la chicha). Et le faux calme vibrionnant de toutes les âmes des joueurs de cartes, du tricheur de La Tour à Cézanne.

Moment de suspens de l'académie de billard, poses acrobatiques chantant l'équilibre instable, frôlant la trébuchade, la noyade — puis arrive le bruit doux et pourtant cliquetant, ambigu de rondeur et de décision, des boules rouges et blanches sur le tapis vert. Tension, suspens, détente. Claude Roy : Vive inquiétude dont je tisse ma paix. Au casino du bout du monde, la tête en bas comme le Petit Prince balayant la planète, autour du cercle magique rouge et noir, le petit bruit acide de la bille : impair et passe, ou pair et manque. Tu m'as "manqué (e)" : "tu as manqué à moi", ou bien "tu as manqué moi" comme cible. Ambiguïté du jeu syntaxique, ici insoluble au masculin.

Fil, ficelle, corde, cerf-volant, bilboquet (emboque : embouché), corde de navire. Vibration de la guitare (notre artiste en joue assez bien, et il fut, là-bas, batteur professionnel). Corde pour étrangler ou pour guider. Un lacet ou une longe, tendus à rompre ou s'attardant en arabesques molles. Ces jeunes filles comme enlacées autour de leur corde à sauter, variation étrange sur la figure du trio des Parques, ces trois dames qui, dans la mythologie latine, dévidaient une pelote de fil et décidaient ainsi du destin des mortels. Vous ne savez ni le jour, ni l'heure, et tout cela ne tient qu'à un fil, celui que la troisième Parque avait pour tâche de couper sans autre forme de débat. A moins qu'au fil du pinceau ou de la plume, l'artiste n'introduise un délai, un écart, un jeu : la liberté. Tout sauf naïf, Jofré.

Le fil du volantin, ce cerf-volant que les gamins de Valparaiso, ville natale d'Alan, confectionnent avec des matériaux de fortune — baguettes de canne, méchant papier décoré, et ficelle encollée puis recouverte d'une poudre de verre résultant d'un pilage d'ampoules, ce qui rend coupante la corde de l'engin. Pour les joutes du début de printemps, en septembre, le vent souffle abondamment à Valparaiso. Sur les collines qui bordent la mer, les gosses des rues se font des défis, lançant leurs oiseaux de papier en des duels aériens. Les cordes s'entrecisaillent jusqu'à ce que l'une fatigue l'autre à mort, sous les hourras des tribus de gavroches. Alors s'envolera la figure du trophée ennemi vaincu, que l'on récupérera, plus loin, plus tard… Honneur et bravoure des pauvres. Bruitage sifflant, cinglant, faseyant, vibrant, en relief avec les échos des collines et l'éternelle rumeur marine. Tradition ramenée d'Orient sans doute par les navigateurs. Le gosse, ici s'est affublé d'une casquette de marin soulignant l'identité de la ville, que redisent aussi les balustrades de fer noir emboulé, ces garde-chutes qui font repères sur les hauteurs de la cité aux funiculaires. Mais, curieusement, il s'en dégage aussi quelques effluves qui ressemblent à Paris. Quelque chose des Buttes-Chaumont, près d'où il habite. Signes mêlés d'un exil qui renforce, éloigne et renouvelle, tout à la fois, les racines. Vertige vestige.

Faux naïf, encore, celui qui ne verrait que réalité anodine dans ces divers jeux et jouets. Leur ritournelle, en effet, peut s'avérer grinçante, et, en un éclair, sortiront d'on ne sait où des outils devenus armes par destination, et les querelles tourneront à la rixe. Ainsi, un run-run (prononcer "ounne rounne-rounne", à peu près), dont le nom évoque le coupe-coupe, le "cours, cours avant que je t'attrape", ou encore un sombre et louche roulement qui invite à l'esquive. C'est ce bouton de ferraille, cette capsule de soda, travaillés comme il faut pour aiguiser leurs saillants et en faire les diamants d'une redoutable machine, montés sur une ficelle que l'on tord à la façon de la toupie, de manière à "arranger le portrait" des clients. Version voyou-pauvre de la canne-épée, ce run-run est l'emblème du "pas vu, pas pris". Quant aux moineaux, un peu plus loin, ils ont préféré, au son des chocs des boules de pétanque, s'égailler en piaillant, cherchant dans le feuillage une position de repli ; veulerie et insolence des oiseaux.

Yves Bonnefoy : Quel souci y a-t-il dans le poème, sinon de nommer ce qui se perd ? Ce qui compte, c'est que l'artiste nous donne un point de vue : un point, un axe, un horizon. Et celui-ci est un questionnement, qui ne peut être unique. Il nous incombe à nous de creuser nos propres sillons et d'explorer nos déchirures. Ce sans quoi la peinture serait seulement décorative, et sa dégustation sans danger, ni mérite.
Le bruit d'un pas sur le carrelage, hésitant un peu, reprend autorité. Vérifier que rien n'aura été oublié. Avec le soin que l'enjeu demande. Plus loin, dehors, le cri des enfants, atténué par la prairie. Ils jouent à colin-maillard. Ils se jouent de leurs peurs, cacher/toucher. Quelqu'un va revenir, ou bien non il est déjà reparti. Reprenons le fil de l'histoire, voyons, où en étions-nous… Il s'agissait de partance, de silence et de désir de dire. Par la fenêtre une embellie, odeur de foin coupé après la pluie. Halos derrière les arbres pommelés comme des nuages, sur les toits rouges ou noirs. Cependant, une odeur de café s'insinue, s'emmêlant à celle de la cire des vieux meubles.
Elle ne tardera plus maintenant. Tiens, n'est-ce pas déjà son pas que l'on entend, enjoué et inquiétant… Encore une petite partie de cartes, pour l'attendre ?

Claude Poizot

Sourire











Silence











Regard











Durée











Fuite











Musicalité











liberté











Corde











Vertige











Fractiles (Marie-Dominique Anzeau, Claudine Leroy, Dominique Petit), 7 rue Tolain, Paris 20e,
Metro Buzenval, du 21 octobre au 3 novembre, sur rendez-vous au (0)142419419.

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