Evoquer par écrit la peinture de Gillet, c'est invoquer l'alchimie picturale répertoriant les termes traduisant les plus subtiles manières de poser la peinture sur la toile, quant à son épaisseur, sa teneur, sa tenue mais aussi la façon de laisser apparaître la lumière souvent blafarde mais chaude, la figure excessive mais très expressive de ses personnages. Il y a tant de choses à voir.

Bâtie tout en sensualité, sans grumeaux, bien que soulignée en relief, la peinture de Gillet possède un corps solide. Si Daumier, auquel on le compare parfois, met dans son trait la réalité de ses modèles pour en faire sortir le tragique et le ridicule de leur existence, Gillet, tout au contraire, c'est de sa pâte qu'il fait venir à jour les modèles d'une réalité qu'il invente et cela change du tout au tout.

Il lui donne une lumière comme si elle était chauffée à la bougie et se met à façonner, un à un des individus. Peu à peu, c'est tout un peuple qu'il rassemble aux caractéristiques si typiques que l'on ne peut pas se tromper sur son identité. Visage massif, épais, légèrement cendré, flanqués d'un nez de cochon, et d'un corps en forme de pomme de terre, campées sur des jambes de volaille, ses créatures nous épatent. On les retrouve rarement isolées. Elles vivent ordinairement en communauté, les unes sur les autres. Elles ont vraiment un drôle de caractère. Parfois elles attendent Dieu sait quoi. Une fois par exemple, un terrible incendie s'est abattu sur une de leur ville, mais au lieu de faire quelque chose pour arrêter le désastre, toujours les unes à côté des autres aussi apathiques que les apôtres avant l'arrivée de l'Esprit Saint.
D'autres fois, elles sortent de leur léthargie grégaire et s'amusent. Font du théâtre ou se rassemblent sur la place publique.

La fête à Villeneuve, 1981 - huile sur toile 130 x 195 cm

Dans La fête à Villeneuve des danseurs aux jambes de coq, de poule ou de dinde, brûlent les planches dans un décor aux colonnes romaines et aux voûtes classiques à la Poussin, face à des spectateurs émerveillés. Ces individus pratiquent également le chant... Se pavanent devant le miroir, s'épousent, se jugent. Ils croient en de drôles d'anges blancs frénétiques et farceurs. Leurs apôtres, de petit format, sont un peu trop empâtés pour affirmer grandement leur fonction. Quant aux professions qu'ils pratiquent, nous savons qu'il existe parmi eux un Témoin de moralité. Cependant, ils n'arrêtent pas de crucifier le fils de leur Dieu et autres. Ils possèdent des palais magnifiques et terribles semblables aux célèbres prisons de Piranèse mais ne les habitent pas apparemment.

Palais ou Prison, 1980 - huile sur toile 162 x 130 cm

Certains souffrent. D'autres paraissent cruellement éprouvés, par l'angoisse, par la superstition, et par l'esprit critiqueOlympia par exemple. Malgré leur bizarrerie, ils nous ressemblent un peu, je vous le jure !

Lorsqu'on regarde leur monde de loin comme si l'on regardait un tableau, un léger bas relief extrêmement esthétique semblable au travail des orfèvres sur les châsses ecclésiastiques, les rend éternels. Une si étrange congrégation mérite une étude plus approfondie. On apprend toujours quelque chose sur nous-mêmes en essayant de comprendre les autres...

I. C.