Les êtres hybrides et inquiétants de Jan Fabre ont envahi une salle du château d'Oiron. L'un et l'autre méritent une visite.
Tout être vivant est un composé de substance dure et de substance molle. Le squelette a la dureté du minéral, il survit longtemps à l'individu, jusqu'à s'intégrer dans certains sédiments planétaires. La chair molle, visqueuse est vouée à la putréfaction et à la disparition, véritable allégorie de la fragilité de toute vie. Chez l'homme et les mammifères la chair est apparente et le squelette caché. La chair est synonyme de plaisir (de douleur, aussi), alors que le squelette symbolise la mort. Chez les scarabées et les autres coléoptères ce rapport est inversé. La dure carapace chitineuse fait fonction de squelette externe. Elle donne à l'animal sa pérennité, elle est son armure de samouraï, alors que l'intérieur mou n'est autre que cette bave qui dégouline lorsqu'il est écrasé. Le coléoptère est un guerrier, mais combien fragile ! De là à penser que la viande molle des mammifères puisse être armurée de carapaces d'insectes, il n'y a qu'un pas. Ce pas, Jan Fabre, artiste plasticien, l'a franchi. Flamand, il vit et travaille à Anvers. Il a la maturité de la quarantaine. Il crée des êtres de chair et de carapaces, étranges chimères de vertébrés et d'invertébrés, qui évoquent la mort, mais aussi la vie, une vie à rebours de l'évolution, une virtualité non réalisée par la nature, et qui vivent de la vie des statues. L'exposition de Jan Fabre est présentée au château d'Oiron, lieu voué à toutes les bizarreries de l'imagination. Elle ne pouvait rêver espace plus approprié.
Découverte d'un château inspiré
L'exposition de Jan Fabre m'a donné l'occasion de découvrir le château d'Oiron, dont la subtile architecture s'élève dans la verte plaine du Poitou. On peut lui appliquer cette ancienne qualification donnée au château de Fontainebleau : trésor des merveilles. Fondé vers la même époque, il apparaît, en effet, comme un écrin raffiné construit par des générations successives de maîtres d'ouvrage travaillant dans une remarquable continuité d'inspiration, écrin qui abrite aujourd'hui une collection d'uvres d'artistes contemporains, véritable débauche d'imagination. Propriété de la Nation depuis cinquante ans, le château a été patiemment restauré dans sa splendeur d'antan par la Direction de l'architecture et du patrimoine, avec des crédits parcimonieusement saupoudrés d'année en année. L'ouverture au public et l'organisation des expositions incombent à la Caisse nationale des monuments historiques.
L'architecture d'Oiron est dominée par le contraste aigu entre les volumes cubiques, quasiment cristallins, des deux pavillons angulaires et les deux tours cylindriques, coiffées de coupoles galbées, qui accueillent le visiteur de part et d'autre de la cour. Le logis central (entre les deux pavillons carrés) apparaît comme diaphane, avec sa double rangée de fenêtres. Entre les pavillons anguleux et les tours féminines, la liaison est assurée par des galeries à arcades ouvertes, d'un maniérisme élégant. Tout l'art de vivre du début de la Renaissance française s'y manifeste, un art de vivre raffiné et volontariste, quelque peu ostensatoire, à l'exemple de François Ier, dont Claude Gouffier, l'un des maîtres des lieux, fut grand-écuyer.
L'intérieur répond aux promesses de l'extérieur. L'une des galeries est ornée de fresques représentant des scènes de l'Iliade et de l'Enéide par Noël Jallier, compagnon de route de cette première école de Fontainebleau qui rayonna sur toute l'Europe. Deux chambres du logis central à la décoration d'une exubérance plus tardive abritent parmi les ors et les stucs d'étranges peintures allégoriques, assorties de légendes contestataires. C'était un siècle après, quand le dernier descendant des Gouffier était tombé en disgrâce...
A Oiron, l'ordonnancement et la décoration des lieux trahissent les spéculations astrologiques ou alchimiques et ces autres jeux savants qui faisaient les délices de l'entourage de François Ier. L'absence de chapelle et de toute allusion religieuse est d'ailleurs éloquente.
Choses curieuses et étonnantes
C'est pourquoi Jean-Hubert Martin, l'artisan de la mémorable exposition Les Magiciens de la Terre (Beaubourg, 1989) fut bien inspiré, lorsqu'en 1990 il reçut la mission d'ouvrir Oiron à l'art contemporain. Il choisit de commander à des plasticiens des uvres conçues pour ce lieu et qui auraient pu figurer dignement dans le Cabinet de curiosités d'un grand seigneur de la Renaissance. C'est la collection Curios & Mirabilia. Dans chaque salle une reproduction d'un grimoire ancien annonce le thème et assure la transition. Ainsi, Daniel Spoerri a assemblé Douze corps en morceaux, blasons-panoplies muraux pompeux et grotesques qui remplissent ironiquement la Salle du Roi. Boltansky installe dans le vestibule d'entrée une galerie photographique des écoliers d'Oiron, qui s'enrichit à chaque génération depuis 1993, véritable pastiche démocratique de ces portraits de famille qui illustraient la légitimité d'une dynastie. Wolfgang Laib a doublé le mur d'un petit cabinet avec un autre mur fait de blocs de cire d'abeille, dont la forte odeur fait plus qu'évoquer le thème de l'odorat, cher aux allégoristes des cinq sens. Parmi la soixantaine d'uvres contemporaines tout n'est pas de la même veine. Ainsi, j'ai trouvé plutôt plate la décoration géométrique que Sol Le Witt a casé dans la marquetterie d'une salle. Il a été mieux inspiré ailleurs.
Mais l'ensemble est riche, varié, plein d'inattendus et dégage des émotions fortes. Il répond bien à l'audacieux programme qui lui a été assigné : donner un sens au mariage (ou mieux, à l'union libre) de la création contemporaine et du patrimoine ancien.
Dans le ventre de la baleine
Revenons à l'exposition de Jan Fabre. Elle est présentée dans une salle haute du château, sous une grandiose charpente ancienne. Pour l'artiste, les poutres sont les côtes d'une immense cage thoracique. Je partage ses fantasmes : nous sommes dans le ventre de la baleine, nouveaux Jonas errant dans la matière organique en cours de digestion. La scénographie de l'exposition, due à Jan Fabre - qui est aussi homme de théâtre et chorégraphe - propose un parcours sinueux autour des sculptures suspendues dans cet antre vivant. Les deux premières uvres, de petit format, pourraient entrer au Muséum d'histoire naturelle. Un os blanc, le sacrum, est prolongé par une longue queue noire, telle un fouet de cuir. Mais à regarder de près, le cuir est fait de carapaces de scarabées noirs, assemblés par taille décroissante. Os blanc et chitine noire : les deux substances structurelles du monde vivant.
Viennent trois grandes sculptures suspendues, de même facture. L'une évoque une figure féminine, vague épouse de Barbe-Bleue sortie de quelque penderie secrète. Les deux autres évoquent des bufs écorchés. Hommage de Jan Fabre à Soutine qui rend lui-même hommage à Rembrandt. Ici le jeu des matières est plus inquiétant, voire pervers. Les carcasses de grandeur nature sont faites d'une résille armée sur laquelle a été cousu un épiderme fait de milliers de carapaces d'insectes. Certains sont aisément reconnaissables, d'autres se fondent dans cette masse noire et brune, véritable marée qui s'agglutine en rangs serrés et semble grignoter la chair, telle une armée de nécrophores s'attaquant à un cadavre d'animal dans les sous-bois. Cependant ces uvres, si elles sont perverses ne sont pas sinistres. En effet, la beauté des coléoptères reste dominante. Ces êtres que l'on voit généralement épinglés dans des boîtes-vitrines, méticuleusement préparés par des amateurs, semblent ici participer à une festin vivant. Brillants ou mats, hérissés d'antennes, de crocs, de protubérances, ils manifestent une inquiétante et étrange générosité de formes. Ils sont l'égal des plus étranges minéraux. Et comme eux, ils sont un mystère de la nature. (Roger Caillois a consacré quelques belles pages aux uns et aux autres). Ils étaient là, sur la planète, bien avant l'espèce humaine et ils lui survivront selon toute vraisemblance.
Pour moi, nous confie Jan Fabre, le scarabée est un être qui défie le temps. Avec raison les Egyptiens en ont fait un symbole de l'éternité. En termes actuels on pourrait dire qu'il est comme un ordinateur, il garde la mémoire du vivant.
Arrivé au bout de la grande salle haute d'Oiron, le visiteur découvre une autre sculpture, non moins étrange, sorte d'autoportrait de l'artiste en entomologiste, Me-dreaming. Un homme, grandeur nature, portant complet veston et chapeau melon, est assis devant sa table de travail sur laquelle est posé un microscope. L'ensemble, homme, mobilier et microscope, est hérissé de pointes. Il est méthodiquement recouvert d'une véritable peau de punaises, pointes en l'air. Celle-ci brille sous le projecteur comme une armure de chevalier, ou les élytres d'un scarabée ou un minéral micacé. Il y a toutefois une exception : autour des jambes du personnage, de la table et de la chaise, sont enroulés des tranches de jambon. Allusion à une locution flamande, avoir du jambon aux jambes, qui signifie quelque chose comme aller droit son chemin sans faire attention aux autres. Quelle plus belle définition de l'artiste solitaire, têtu, asocial, introverti et pourtant brillant ? Cette sculpture est une uvre de jeunesse de Jan Fabre. Combien emblématique !
Michel Ellenberger
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