En 1990, le CEAAC installait à Strasbourg pour la Région Alsace, sur le site de la Place de Bordeaux, une sculpture de Bernar VENET, Ligne indéterminée. Par sa monumentalité et sa dynamique, donnant à éprouver la trajectoire d'une force traçant en des courbes et torsions puissantes son chemin dans la matière obscure qui la rend visible, cette œuvre relève d'un moment du travail de Bernar Venet laissant difficilement imaginer qu'il put être à la fin des années soixante à New York l'une des figures majeures de ce qu'on appela l'Art Conceptuel.
… Bernar Venet montre bien que s'il a pris ses distances avec le type d'oeuvres qui caractérisaient l'Art Conceptuel, il est resté fidèle à l'exigence de réflexion théorique … sur laquelle se fondaient les relations d'estime et d'amitié … |
Bernar Venet
Sa carrière artistique avait pourtant débuté en France en 1961 et dès cette époque, sa démarche exploratoire des matériaux, son emploi de la couleur noire et la part faite au hasard dans la création constituaient des éléments présents dans la Ligne indéterminée de Strasbourg. Mais c'est pourtant au terme de sa période conceptuelle durant laquelle il mena une réflexion théorique sur l'art appuyée notamment sur la sémiologie (science de la signification) et les mathématiques, que s'imposa pour lui un travail sur les lignes qui connaît aujourd'hui encore de nouveaux développements.
Constatant lors d'un premier séjour à New York en 1966, des correspondances entre sa propre pratique et des productions de l'art minimal (refus de tout expressionnisme subjectif, présentation des objets d'une grande simplicité formelle dans une littéralité excluant tout symbolisme, usage de matériaux et de procédés industriels), Bernar Venet conçut la réalisation d'un Tube qui devait être coupé en biseau à ses deux extrémités. Des contingences empêchant la fabrication de cette pièce à temps pour une exposition, il envoya à la place un dessin réalisé selon les normes techniques qui auraient été requises pour sa mise en œuvre. Cette substitution dans un contexte muséal d'un concept précisément défini à la présentation d'un objet fut la première mise en pratique de ce qui allait devenir, énoncé trois ans plus tard par Lawrence Weiner, l'un des postulats de base de l'art conceptuel : "1) l'artiste peut construire la pièce ; 2) la pièce peut être fabriquée ; 3) la pièce n'a pas besoin d'être réalisée" (Catalogue January 5 - 31, 1969, Seth Siegelaub, New York). Radicalisant les principes selon lesquels il avait élargi la notion d'œuvre à un diagramme réalisé avec la plus grande précision permise par la géométrie, Bernar Venet entreprit alors au cours de la même année avec des pièces comme Vecteurs opposés, vecteurs égaux de prendre la géométrie même pour sujet de ses oeuvres. Le rapprochement dans la même œuvre d'une figure géométrique et de sa définition en langage mathématique, agrandies aux dimensions d'un tableau ne faisait pas qu'introduire dans la peinture des motifs qui n'y avaient encore jamais figuré pour eux-mêmes. La relation dépourvue de toute équivoque ne jouait plus cette fois entre un diagramme et son objet mais, à l'intérieur même du diagramme devenu œuvre, entre les tracés linéaires et leurs définitions, réalisant dans une grande sobriété visuelle l'une des visées de l'Art Conceptuel d'une définition de l'art par lui-même. Mais tandis que les autres artistes partageant désormais ces préoccupations (le groupe Art & Language s'était formé en 1968) avaient recours dans leurs travaux principalement au langage verbal et s'inspiraient de la philosophie du langage anglo-saxonne (Wittgenstein, Austin), Bernar Venet choisit une orientation résolument scientifique. Tiré des recherches de Jacques Bertin sur l'ensemble des systèmes de signes - et non plus seulement le langage - , le concept de monosémie, définissant le fonctionnement de signes excluant, au profit d'une seule, toute pluralité de significations, lui permet de spécifier, par rapport aux formes d'art abstrait ou figuratif jusque-là existantes, l'innovation artistique de ses diagrammes. Cette référence théorique lui dessine pour quatre ans un programme de travail prenant pour sujet, entre autres, la recherche spatiale, la physique nucléaire, la météorologie, le marché des valeurs… et bien sûr, les mathématiques et la logique mathématique, fondements rigoureux de ces disciplines et exemples canoniques de la monosémie. Ce n'est donc ni à des fins didactiques ni à des fins esthétiques que Bernar Venet produisit des agrandissements photographiques - du format de tableaux mais d'une totale neutralité de facture ! - de pages d'informations météorologiques, boursières du jour, d'ouvrages d'astrophysique ou de mathématiques dont il déléguait d'ailleurs le choix à ses amis scientifiques new-yorkais. Comme dans toute œuvre conceptuelle, l'essentiel résidait dans son contenu et il s'imposait en effet que cette expérimentation d'un mode de signification jusque-là inconnu dans l'art, prît pour sujets les plus extrêmes avancées de la connaissance du monde et de l'aventure rationnelle de la pensée. Appliquant à sa propre démarche la même exigence intellectuelle que ses amis universitaires à la leur, Bernar Venet réalisa en 1970 que la logique d'une telle disparition de l'artiste au profit du contenu et du fonctionnement de la signification ne justifiait plus qu'il poursuive, une fois ce programme accompli, son activité artistique sans tomber dans une répétition stérile. Il cessa donc toute production pendant six années, consacrées à l'enseignement et à une réflexion sur les principes et les moyens que son travail avait soit poussés à leurs limites, soit laissés en suspens. Alors que les diagrammes avaient en 1966 conduit Venet sur la voie conceptuelle d'une réduction de plus en plus radicale de la matérialité de l'œuvre au profit de son contenu, ce furent, en 1976 des diagrammes d'angles et d'arcs qui lui rouvrirent la possibilité de réaliser des tableaux dont la forme fut adéquate à leur contenu. Le tracé et la mesure des lignes y jouaient naturellement un rôle essentiel au point que la ligne ne tarda guère à quitter la surface du tableau pour devenir relief directement appliqué au mur puis sculpture posée au sol. Ces lignes étaient toujours accompagnées de leur définition, de leur mesure jusqu'à ce qu'en 1979, selon ses propres termes, Bernar Venet "(réalise) une ligne libre, c'est-à-dire libérée des contraintes mathématiques" qu'il nomma "indéterminée". Lorsque ces premières Lignes indéterminées, nées de l'agrandissement sous forme de reliefs en bois enduits de graphite d'un geste nerveux de la main, destiné à suspendre toute intention subjective, furent réalisées en métal, les réactions imprévisibles du matériau aux directions qui lui étaient imposées donnèrent alors à chacune d'elles la singularité de leur indétermination, l'allure selon laquelle leur "position" et leurs dimensions de plus en plus monumentales entraient en composition avec les lois de la gravité. Bernar Venet
Avec les travaux de la série Accident, reprise graphiquement dans Lignes droites / Désordre, réalisés depuis 1996 à partir de barres d'acier rectilignes appuyées à un mur dont l'une d'elles, poussée par l'artiste, entraîne la chute de toutes les autres, Venet met délibérément en œuvre la force de gravité pour produire des évènements dans lesquels il fait "coexister le déterminé et l'indéterminé, ainsi que les principes d'ordre et de désordre qui sont en même temps complémentaires, concurrents et antagonistes".
L'actualité la plus récente du travail et de la pensée de Bernar Venet montre bien que s'il a pris ses distances avec le type d'oeuvres qui caractérisaient l'Art Conceptuel, il n'en est pas moins resté fidèle à l'exigence de réflexion théorique qu'il partageait avec les artistes de cette période et sur laquelle se fondaient les relations d'estime et d'amitié attestées par la présence de leurs pièces dans sa collection personnelle. Comme on l'a déjà noté - et on le remarquera sans peine ¬ leurs diverses options d'alors exploraient des voies et des moyens qui différaient beaucoup de ceux de Bernar Venet, en particulier par la mise en jeu du corps chez Vito ACCONCI, par la critique ironique et la discussion idéologique chez ART & LANGUAGE, l'ouverture polysémique des mots chez Robert BARRY et Lawrence WEINER et l'orientation philosophique et linguistique plutôt que scientifique et graphique chez Joseph KOSUTH. Nul doute que le jugement favorable que portait Venet sur la pertinence de chacune de ces démarches ne put que l'inciter à suivre avec une logique et une cohérence comparables les voies qu'il s'était tracées. Mais dans le choix qu'il fit - ou accepta - de ces pièces, l'on ne s'interdira pas, aujourd'hui, de supposer des "signes d'intelligence" échangés entre certains éléments de ces oeuvres et certains traits constants ou plus récents du travail de Bernar Venet . On relèvera ainsi: le jeu entre l'ordre et le désordre dans les nuées de chiffres de Dialectic Materialism, d'Art & Language, l'exploration de l'aléatoire dans le mot "Game" de Titled (Art as idea as idea) de Joseph Kosuth ou les différentes lectures possibles de la succession des quatre mots de Robert Barry, la mobilité des lignes verticales dans sa nouvelle interprétation du Statement n° 467 : Diverted with / Détourné par, de Lawrence Weiner et les inventions corporelles de son ballet Graduation dans le protocole d'Applications, de Vito Acconci. On n'aura garde de sous-estimer le degré d'hypothèse de tels rapprochements, moins évidents que les différences, car tout comme la création, l'amitié a ses secrets et ses énigmes. Mais il n'en est pas moins sûr que, conceptuelle ou non, c'est d'un subtil accord de différences, de résonances et d'anticipations qu'elle peut - dans une collection ou dans la vie - accueillir et entretenir la chance d'une harmonie durable…
|
Exposition "Amitiés conceptuelles" : autour de Bernar Venet, CEAAC, 7, rue de l'Abreuvoir, 67000 STRASBOURG, du 24 mars au 3 juin 2007
Les citations de Bernar Venet sont extraites de Thomas Mac Evilley, Bernar Venet, Ed. Artha, Lyon, 2002
accueil Art Vivant édito Ecrits Questions Imprimer haut de page