Pierre Cordier hommage
Georges Vercheval
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Pour Pierre Cordier

Pierre, notre ami, a accompli la traversée du temps. De son temps, qu'il a vécu comme il l'a voulu. Sans jamais s'ennuyer. Et sans nous ennuyer car nous avons ressenti sa passion. J'évoquerai l'artiste et, au-delà et on ne les séparera pas, l'homme. Il était curieux de tout et il était attentif, à l'écoute. Il ne manquait pas d'humour, ni d'entregent : il s'intéressait au monde, au monde des autres et très largement. Pour ma part, j'ai apprécié son insatiable curiosité pour l'art – l'art de son temps et en-deçà avec Muybridge, Moholy-Nagy, Man Ray, Paul Klee, Max Ernst, Andy Warhol – pour la poésie, la littérature – Jorge Luis Borges, Georges Thinès (voir Le Livre illisible que cite Pierre Baudson dans le catalogue d'exposition du Musée des Beaux-Arts, Bruxelles, 1988 : ne pas vouloir se souvenir que la mort de l'ancienne écriture inaugurait une solitude que plus aucune parole ne pourrait forcer), et certes pour la musique (Jazz, classique), avec André Souris et surtout Georges Brassens qu'il a tant suivi et photographié, et pour qui il réalise huit pochettes de disques ! Curiosité enfin pour la photographie en général, pour la sienne et celle des autres, ce qui le mène à l'Histoire de la photographie, qu'il a longuement enseignée, à La Cambre.

Nous avons été proches, Pierre et moi. Nous avons eu, parfois, l'impression qu'on se connaissait depuis toujours. Proches ? Tous deux photographes. Pourtant pas vraiment semblables… Certes, comme lui, j'étais très impliqué. Il a été actif professionnellement, mais pas longtemps. Sa rencontre avec la "subjektive fotografie" enseignée par Otto Steinert à Sarrebruck a tout changé. Pour lui – et pour Serge Vandercam et Julien Coulommier, qui y étaient aussi : il s'agissait désormais de donner une vision plus personnelle du monde, le pouvoir créateur du photographe pouvant transformer le sujet en image. Pierre réalise en effet, à cette époque, en noir et blanc, des images fortes que j'ai appréciées. Dont, en 1957, "autoportrait Sarrebruck", très remarqué (voir catalogue d'exposition du Musée des Beaux-Arts, Bruxelles, 1988). C'est aussi à Sarrebruck qu'avec l'apport et le concours de la chimie et des vernis, cires, sirops, huiles (etc.) qui agissent sur l'émulsion photographique, il pose la base de la technique, très personnelle, du "chimigramme". Une technique quelque peu sauvage, voire violente, dont le résultat est souvent une image poétique… Cette aventure l'occupera toute sa vie.

J'aimerais évoquer un voyage qui, via le port de Zeebrugge et celui de Leeds, nous a menés en Grande Bretagne pour un colloque organisé par l'Association européenne pour l'Histoire de la Photographie. Il se tenait au Musée de la Photographie de Bradford. Nous étions quatre à voyager ensemble : Pool Andries et Roger Coenen, pour le Provinciaal Museum voor Fotografie Antwerpen, Pierre Cordier, enseignant à La Cambre, et moi-même pour le Musée de la Photographie à Charleroi. Si de nombreux thèmes concernaient les périodes historiques – dont Helmut Gernsheim, découvreur de la première photographie de Nicéphore Niépce et des images méconnues de Roger Fenton (années 1850), exposées dans un château – les œuvres et recherches contemporaines y avaient également leur place. Les chimigrammes de Pierre aussi.
Sa pratique particulière ne le garde pas éloigné du monde de la photographie : Alan Porter, qui dirige la prestigieuse revue suisse "Camera", publie dans le numéro 2 de 1971 ses 36 images juxtaposées d'un même visage d'enfant de plus en plus détourné. Alan Porter considère l'œuvre comme étant au seuil où l'image figurative devient image non-figurative… Dans leur Histoire de la Photographie, co-écrite avec André Rouillé (Bordas, 1986), Jean-Claude Lemagny cite Pierre Cordier et Jean-Pierre Sudre pour le fait de donner corps à un réel lucidement reconstruit de même que pour les œuvres sans modèle dans le monde extérieur, sans lentilles ni appareils… La méthode de Pierre Cordier, précise-t-il, mène à une "photographie à l'envers" (!), où les formes sont constituées par "la chimie des produits révélateurs, au lieu d'une lumière filtrée par une optique".

Le catalogue consacré aux collections du Musée de la Photographie à Charleroi (Ed. Musea Nostra, 1996) place Cordier aux premières lignes du chapitre "Photographie créative, des années ‘50 aux années '70". Avec un beau chimigramme de 1966 (MPC 95.1430), il s'y trouve aux côtés de Serge Vandercam et de Julien Coulommier, et non loin d'Aaron Siskind (USA), qu'il a toujours admiré.
Pierre était proche du Musée de la Photographie, dès ses débuts et sans en être vraiment. Et là, un clou dans ma chaussure continue à me faire mal. Nous avions souvent parlé, lui et moi, de l'éventualité d'une exposition personnelle au musée… Mais à chaque fois, à l'approche de la conclusion, Pierre hésitait…, et disait non : le chimigramme n'étant pas vraiment de la photographie, il préfère un musée d'art, d'art au sens large ! Quand, une fois de plus, il m'a tenu ce discours, j'ai préféré en rester là, pour préserver la qualité de notre relation. Tu verras çà, lui ai-je dit, après mon départ et avec celle ou celui qui me succédera ! Nous sommes restés amis. En janvier-avril 2007, l'exposition "Cordier, cinquante ans du Chimigramme" voit le jour avec Xavier Canonne, sous forme de rétrospective. Malgré sa singularité ou à cause d'elle (écrivit Marc Vausort), Pierre Cordier a existé dans l'histoire de la photographie avec ce medium hybride, alors que la photographie en Belgique avec Antoon Dries, Serge Vandercam, Julien Coulommier, Gilbert De Keyser, vivait une période de créativité intense…

Entretemps, Phil Mertens, Directrice du Musée d'Art moderne au sein des Musées royaux des Beaux-Arts de Bruxelles, a monté en 1988, avec Pierre Baudson, une grande exposition "Pierre Cordier", accompagnée d'un catalogue d'un bel intérêt, et très illustré.


Avril 2024, Georges Vercheval
Fondateur et Directeur honoraire du Musée de la Photographie à Charleroi.

Pierre Cordier hommage Georges Vercheval

Débat_en Arles, Pierre Cordier, Georges Vercheval…

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