Blaise Patrix
Hommage
Blaise Patrix Passage Normandie
 
Blaise Patrix, Passage, Normandie
 
L'œil de l'amateur et l'oreille du curieux.

Pourquoi venir ici parler de Blaise ? Blaise parlait beaucoup. Puisque nous prend l’envie de lui rendre hommage, il faut bien lui rendre la pareille pour l’honorer. Car lui par le truchement de sa peinture, il continue à nous parler, il poursuit la conversation, on ne l’arrête pas ! Alors allons-y. À tort et à travers, lui avec raison, et de notre côté pour beaucoup de raisons ; donc raison sans s et raisons avec un s. Le S c’est un vrai sujet avec B. Si l’on regarde le titre de ses séries, sur plus de 30 ans, Relation, Territoire, Passage, Demeure, Reconnaissance, Symbiose, il l’écrit de manière inquiétante pour le professeur de français que je suis, que j'étais, toujours bêtement armé du stylo rouge, tantôt avec un s et tantôt sans, au hasard, semble- t-il. Quand je travaillais auprès de lui à répertorier ses œuvres et que je lui posais la question : là Territoire tu l’as écrit avec un S et ici sans, moi qu’est-ce que je fais ? - C’est ce que tu veux, mon vieux, me répondait- il en partant d'un grand éclat de rire. J'aurais bien continué la discussion, mais j’avais peur d’avoir l’air de chipoter et d'assez vite l’énerver. Alors, au hasard, sans raison ? La question se discute. Deux hypothèses : la plus tentante, c’est que pour Blaise, l’s n’a pas de sens, il ne s’y est jamais intéressé, il est aveugle à l’s, c’est un cancre en orthographe quoi ! Seconde hypothèse, celle que je préfère : son cœur balançait, il oscillait, il voulait successivement les deux, à peine avait–il écrit Relation au singulier, l’unique, la fondamentale, l’essentielle, qu’il se disait : mais non une relation, une reconnaissance, c’est forcément entre deux ou plusieurs personnes, l’s s’impose, on est plusieurs, elles sont multiples, c’est ça qui est bien, et puis zut, le singulier ne va pas sans le pluriel, le pluriel sans le singulier, un s, ça n’a pas de sens... on y revient, il ne s’y est jamais intéressé, mais pour une bonne raison, c’est un non-sens, un signe de trop, il y en a tant d’intéressants dans le monde à interpréter, mais celui-là ne sert qu’à couper les cheveux en quatre, or le cheveu il est long, unique et pourtant ils sont des milliards semblables sur mon crâne, dans le monde on est tout à la fois un et plusieurs, l’un et le multiple, c’est tout un. Patatras ! nous voilà déjà en pleine philosophie, pour un s et un cheveu, mais l'air de rien, au cœur de la peinture de Blaise ! Sans avoir encore rien regardé ! Car parler de sa peinture, c’est un exercice risqué : ce serait en somme se lancer dans une conférence style Collège de France, sur “Les enrichissements croisés des territoires européens et africains dans l'œuvre de" ou “Mythologies cachées et signes à l’œuvre comme traces ou comme signifiants”, ou "Cohérence et paradoxes d'un Belgo-Burkinabé-Normando-Génois", vous voyez j’ai déjà mes titres pour l’avenir, mais pour l’heure présente, je vous le dis honnêtement, c’est au-dessus de mes capacités. Car quand on bavardait avec Blaise, la conversation basculait dans la minute avec la plus grande simplicité de Rimbaud et Cendrars - là j’étais en terrain connu - à la sociologie d’Edward T. Hall, la philosophie sur l’économie du sacrifice de Makan Keita, la physique quantique ou le vaudou, où je l’avoue, je perdais un peu pied. Et je ne suis pas encore au point aujourd’hui, même si je m'y emploie. Donc parler de Blaise, c’est au bas mot assimiler, outre sa vie et son expérience, sa culture qui a motivé à tout moment sa peinture. Vous allez me dire, mais est-ce que je ne vois pas ce que je vois ? Qu’ai-je besoin de tout ce verbiage, pardon de tout ce bagage, pour lire ses images qui imposent clairement leur sujet, leurs formes et leurs couleurs ? Là encore ça se discute : Si devant un tableau l’amateur voit, admire, reconnait – reconnaissance mutuelle comme disait Blaise, chacun fait un bout du chemin, tout va bien, mais l’instant d’après, devant un autre il ne reconnait plus rien – il est plutôt en reconnaissance...en errance même, perdu au fond de la forêt. Alors comment faire, sinon refaire le chemin tout entier qui a conduit à cet endroit, à cette image. Car Peindre disait aussi Blaise, c’est apprendre à vivre, ou vivre apprendre à peindre. Sa peinture découle étroitement de son expérience de vie, et de sa culture, c’est tout un. Les deux sont inséparables. Et comme sa vie n’a cessé de s’ouvrir aux voyages et aux rencontres, les métamorphoses de l’œuvre sont continuelles, pleines de liberté et de surprises pour nous. Pas toujours simple pour l’amateur et spectateur dont le bagage n'a pas grossi pareillement, d’épouser ce mouvement et cette recherche incessante.

Pour illustrer cette idée, deux anecdotes. Je découvre il y a plus de 30 ans la peinture de Blaise lors de son expo à la Bénédictine à Fécamp. Cela faisait près de 10 ans que ma femme et moi vivions dans cette Normandie profonde et grise et voilà que l'Afrique arrive à nous avec ses marchés colorés, sa lumière aveuglante. Coup de foudre. L'expo est immense et splendide. Tous les formats, du plus grand au plus petit et tellement de couleurs ! on jette notre dévolu sur une toile abordable pour nos finances mais une des plus belles aussi, la Coiffure : une toute jeune fille se confie aux mains de deux autres, le peigne entre les doigts, le tout pris en gros plan, un visage, deux bras, la manche d'un T-shirt, contraste entre ce T-shirt blanc et le brun chaud des peaux, le modelé, l'œil pétillant de vie. Cela me fait immédiatement penser, moi l'amateur de musées, à un Géricault, le portrait d'un jeune noir, en plus beau même, et tout frais sorti des pinceaux, donc admiration, Reconnaissance, comme dirait Blaise, entre le peintre et son spectateur. 2 ans après, je reçois une brochure pour une nouvelle expo et là j'aperçois des ronds sur du brun terreux, comme aurait dit Daniel Arasse on n'y voit rien, je n'y vois rien, je ne reconnais plus rien. Bien des années après il m'explique comment il avait en arrivant là-bas d'abord cherché à maîtriser les techniques de la peinture occidentale, les figures, les pigments, les vernis, pour rendre hommage à la fois à cette culture qui l'accueille et à la sienne propre, pour établir sa relation avec elle, ce que j'avais découvert à la Bénédictine. Je me sens bord à bord avec cette peinture. Mais lui, dès l'année suivante, poussé par son instinct de liberté, avait découvert au nord du Burkina les femmes de Bahn et leurs points sur les cases, il avait eu soudain l'envie d'abandonner tout son bagage pour peindre avec leurs signes, symboliques des relations humaines, avec cette terre aussi qui était à ses pieds. Il s'est fondu dans la culture qui l'adoptait, renonçant à ce qu'il savait faire pour passer à autre chose. Liberté créative mais d'un coup j'étais distancé, j'étais perdu. Des années après je le retrouve à Bruxelles, plutôt je les trouve deux, quatre désormais, pour lui acheter une nouvelle œuvre. Cette fois-là, j'ai envie d'un grand papier de la série Territoire de la fin des années 90. Comment choisir ? je flashe sur à peu près tout. Puis j'hésite entre deux. A ma grande surprise je choisis le plus étrange. Un lavis d'eau orange mousseuse déversée sur le papier avec au centre une grande tache brune mais quasi abstrait. Au bout d'un certain temps on devine sur la mer, bleue comme une orange, une pirogue à vue d'oiseau et la tache brune devient une île. Et B d'ajouter : quand tu fermes les yeux après avoir fixé le soleil voilà ce que tu vois. Avec Blaise on est ébloui, on apprend à voir la mer orange et à mieux voir les yeux fermés ! Depuis je m'amuse à scruter les couleurs dans le noir : sous les paupières, il y a des tableaux fabuleux. J'étais content, j'appréciais ce que 20 ans auparavant je considérais avec perplexité. J'ai même eu le culot de lui dire : celle-là je te la laisse, elle est d'une composition un peu trop classique, un peu carte postale ! Ah bon ! commente Blaise un peu estomaqué. J'avais le sentiment - présomptueux - d'avoir rattrapé le maître en regard : il me fallait à mon tour être étonné, dérouté, dessouché, suivant son expression. Car, sachez-le, vu par les yeux de Blaise, chaque être humain est un arbre, a des racines et donc quand on est loin de chez soi l'on est dessouché, les racines sont à l'air, en l'air, on les voit, et on en prend d'autant mieux conscience, avant peut-être de prendre racine ailleurs. Donc ne vous étonnez pas, chez Blaise, les arbres voyagent, les arbres volent. D'ailleurs avec lui tout finit par voler, les arbres, les banderoles, les anges. Et puis quelques années à peine passent. Renversement complet de perspective : on scrutait à vue d'oiseau le territoire des hommes. 2020. Tous confinés, à l'arrêt, les yeux baissés. Blaise lui voit tomber du ciel des anges déchus qui lui soufflent quelque chose à l'oreille. Qu'entend-il ? Me voilà à nouveau distancé, à la peine, dans cette course poursuite, égaré dans un nouvel espace-temps. Avec Blaise, c'est replonger dans l'inconnu pour trouver du nouveau, pour parodier Baudelaire. Décidément je n'ai pas l'œil aussi ouvert, l'oreille aussi fine que lui, dans cette dérive où il entraîne encore son spectateur…

(Mais on a affaire, et pour moi c’est l'essentiel à dire, à un artiste qui ne se prend pas comme centre et sujet de sa recherche, qui s’efface dans son dialogue avec la nature et les autres et leur donne la parole, tout à rebours de la plupart des artistes contemporains à la recherche d’une originalité effrénée, enfermés dans leur ego, lui perpétuellement en quête de sens au-dehors de lui-même.*)
Trêve de bavardages oiseux… Je reviens au lieu où nous sommes.
Notre but immédiat avec Virginia, Léa, Tommaso, est de répertorier les 3000 œuvres, voire plus qu’il a créées, de la plus petite à la plus grande, des années 1970/80 jusqu'à 2023, la triste année 2023, les identifier, les localiser, conserver et faire vivre les 1500 environ qui restent dans son atelier, – car beaucoup d’entre elles, il n’avait plus cherché à les vendre, seul le présent comptait pour lui en peinture - de vous montrer comme sont divers et magnifiques, les dessins, les lavis, les monotypes, les portraits, les acryliques ou les huiles sur toutes les toiles possibles, d’où l’appel fait par Virginia à l’architecte Laurent Pereira pour rénover, restructurer l’atelier, dans le but de l’ouvrir à de nouvelles expériences d’art sociable, et pour ce qui est de sa production strictement personnelle, d’attirer des artistes, des critiques d’art, des chercheurs. Ce serait bien de faire reconnaitre l’importance et l’originalité de cette œuvre, sa voix singulière dans le panorama de l’art contemporain. Belle ambition mais en attendant ces jours glorieux, il nous faut tous, vous comme moi, vers lui, encore ouvrir l’œil et tendre l’oreille.
 
Gildas Portalis
Bruxelles, juillet 2024
 
 
Texte dit lors de l’hommage à Blaise Patrix, le 21-04-2024 au 46 rue du Fort, Bruxelles.
(*Passage écrit mais non prononcé que je conserve ici).

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