"Duchamp, le messager du n'importe quoi"
Intervention de Thierry de Duve
Thierry de Duve
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Thierry de Duve

Thierry de Duve (portrait de J.C. Encalado)

 
 
 
 
"Duchamp, le messager du n'importe quoi" est le titre de la conférence de Thierry de Duve  qu'il a donnée mardi 17 janvier, sous l'égide du Wiels Club à Bruxelles. Thierry de Duve, théoricien de l'art, consacre, on le sait, une partie de ses recherches à explorer, avec la minutie teintée de fantaisie qui le caractérise, les bouleversements que la pratique de Duchamp a introduits dans notre conception de l'art. On se rappelle plusieurs de ses ouvrages, Résonances du readymade ou Kant after Duchamp, sur lesquels il s'est en partie appuyé. Avant qu'il ne s'installe à Los Angeles, d'où on attend la livraison de ses derniers écrits, voici quelques-unes des grandes lignes qu'il a ce soir-là développées.
"C'est n'importe quoi", disent certains, farouches opposants à l'art contemporain. "Oui", leur répond calmement Thierry de Duve, et c'est la faute à Duchamp ! Car, on le constate, depuis la réception de son œuvre, dont de Duve situe l'origine en 1963, un siècle après le Déjeuner sur l'herbe de Manet, l'art peut être conçu avec n'importe quoi. En 1963 se tient la première rétrospective de Duchamp, alors âgé de 76 ans, au Pasadena Museum. Un an plus tard, le message du facteur Duchamp arrive à destination et sera compris et utilisé par les artistes tels Warhol, Beuys et bien d'autres encore. Ce message atteste alors que le matériau, le style, la technique et le contenu de l'art peuvent prendre des formes très diversifiées. Message explosif s'il en est car il éclate les catégories traditionnelles des Beaux-arts qui ne suffiront désormais plus à définir ce qu'est l'art. Mais peut-on en déduire que si n'importe quoi peut être de l'art, n'importe qui peut être artiste, comme le fera Beuys ?

Avançant tel un scientifique qui déroule devant son auditoire sa limpide démonstration, de Duve va prouver que penser cela revient à commettre une erreur, erreur produite par Beuys en particulier lors de sa performance en 1964 Le silence de Marcel Duchamp est surestimé par laquelle il reprochait à Duchamp de ne pas avoir su tirer les conséquences que si tout peut être de l'art, alors tout être humain peut être artiste. Cette idée circule aujourd'hui plus que jamais dans l'opinion publique. Elle est largement véhiculée par les anciens et nouveaux médias et parfois créditée par les institutions muséales, comme nous le verrons plus loin.
Mais revenons à la démonstration de de Duve qui pose la question de l'origine du "n'importe qui peut être artiste". Elle a lieu selon lui en 1884 au moment où Signac et Seurat initient, lors de la création de la Société des artistes indépendants le principe d'un salon sans jury ni récompense. Reprenant ce principe d'ouverture à tous, Duchamp, en 1917 à New York, prend part à la conception de l'exposition de la Society of Independent Artists où il suffit de payer six dollars pour exposer. Ainsi, en 1917, effectivement, n'importe qui peut être artiste, mais en revanche, ainsi qu'on le sait, n'importe quoi ne peut être de l'art puisque Fountain est refusée. A l'inverse de Beuys et de l'opinion publique, de Duve précise donc que c'est quand n'importe qui peut être artiste que n'importe quoi peut être de l'art. Il est d'ailleurs à noter que de Duve ne diabolise pas les fonctions éliminatoires des jurys contre lesquels se fondent ces salons indépendants. Car, comme il le note à bon escient, les artistes n'ont pas forcément tous envie d'exposer avec n'importe qui, hier comme aujourd'hui.

Regarder l'art du point de vue de ses détracteurs et leur donner raison, voilà un singulier parti pris dont l'objectif est de mieux interroger les nouvelles formes de l'art depuis que le message du facteur Duchamp a été réceptionné. Le non art recouvre alors selon de Duve à la fois le Déjeuner sur l'herbe de Manet, refusé en 1863, ainsi que la pissotière de Duchamp, refusée en 1917. Mais le non art est aussi tout ce qui ne correspond pas aux catégories traditionnelles de l'art, comme une chaise par exemple. Nous serions depuis en panne de critères et de normes pour définir ce qu'est l'art, ce qui aurait comme conséquence de ne plus savoir à quel saint se vouer pour juger de ce qui fait art, puisque l'art peut être fait avec n'importe quoi. Mais les critères ont-ils réellement disparus ? Il en est un qui ne cesse de se répandre à la manière d'une norme incontournable. En effet, dans le monde professionnel de l'art, il est nécessaire, pour être considéré comme artiste, d'accumuler de nombreuses expositions à l'étranger. Il convient donc de s'exposer au maximum afin de parvenir à être présent aux Biennales et Documentas et surtout sur le marché de l'art. Le critère serait donc devenu d'ordre institutionnel au sens large, marché et vente aux enchères compris : l'artiste doit être international, comprenez, sa pratique visible simultanément en de multiples endroits géographiques. L'atelier, le territoire ont disparu, l'artiste international, sans cesse dans les avions, garde un lieu fixe : son site Internet.

Mais quittons l'institutionnel et le marché et revenons à de Duve. Il a par ailleurs questionné la notion de l'adresse, - à qui s'adresse l'artiste ? - propre à ses conceptions, par le biais, par exemple, du rôle du jury d'hier, en effectuant un parallèle avec celui des professeurs des écoles d'art qui tentent de confronter, ici et maintenant, leur jugement aux pratiques des étudiants. Ce qui fait selon de Duve qu'un enseignant, critique d'art, théoricien ou artiste est à même de juger des pratiques en devenir et de les conduire vers des formes et des contenus qui font art, c'est la faculté de ces personnes à comparer. Plus leur champ de comparaison est large et instruit, plus le jugement sera pertinent donc utile pour l'étudiant. C'est en usant de la comparaison qu'il est possible de juger ce qui mérite d'être sélectionné, mis en vue, exposé donc.

A la fin de la conférence, un petit groupe de critiques d'art s'est réuni à l'extérieur pour parler de leur journée passée au Wiels pour la présélection des travaux de la Canvas collection RTBF, événement médiatique, à l'initiative de deux télévisions, l'une francophone, l'autre néerlandophone. Sur son site, l'événement se targue de rassembler plus de 8000 candidats artistes amateurs en vue d'une exposition au Bozar. Le salon d'hier n'est pas si loin. Les critiques ont débattu de la place des loisirs créatifs dans l'art, du moderne et de l'ancien, de la démagogie de ce genre d'événement, puisque chacun peut poser sa candidature en vue d'une exposition au Bozar. "C'est vraiment n'importe quoi. Allégeance aux médias !", disaient-ils. Quand on sait que les structures d'accueil, tels le Wiels ou Bozar, acceptent par intérêt ce type événement, on peut en effet se poser des questions. Mais secrètement, je m'interrogeai sur le rôle perturbateur de l'amateur artiste dans sa faculté à questionner nos normes. Et sur l'histoire dans laquelle ces critiques devenus jury s'inscrivaient. Le n'importe quoi et le n'importe qui conduisent à repenser notre conception de l'art. Et il est aujourd'hui fondamental, en tant que critique, jury, spectateur ou artiste, de s'interroger sur nos jugements esthétiques car l'accueil d'un objet au sein de l'institution muséale, même si celle-ci est d'envergure internationale, ne garantit pas qu'il s'agisse de l'art.
 
Nathalie Stefanov
Bruxelles, février 2012
 
 
www.wiels.org

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