La Tauromachie de Goya
Francisco de Goya y Lucientes, Los Moros hoco atren capeo en la plaza con su albornoz |
À peine a-t-il rouvert, après une campagne de travaux de rénovation fort convaincante, que le musée Jean-Jacques Henner organise un bel accrochage dans son cabinet d'arts graphiques. Cette petite pièce, discrètement dissimulée par des moucharabiehs, montre par roulements les anciennes collections du peintre alsacien, amateur éclectique. En 1889, Henner se vit en effet offrir une édition complète de La Tauromachie (La Tauromaquia), gravée en 1816-1817 par Goya, qu'il regrettait de ne pas avoir pue acquérir lors de son voyage espagnol de 1883. L'auteur de ce présent, Anatole Faugère-Dubourg, avait d'ailleurs accompagné son ami Henner dans la péninsule ibérique. On pourra s'étonner de l'intérêt de Henner pour la série gravée, dont les violents combats entre hommes et taureaux paraissent aux antipodes des portraits calmes et des poésies silencieuses qu'affectionnait l'artiste...qui plus est, il estimait « ignoble » la corrida ! D'ailleurs, Goya et l'art ibérique en général n'inspirèrent guère Henner : trop jeune pour avoir fréquenté la galerie espagnole de Louis-Philippe, il découvre véritablement cette peinture lors de séjours à Madrid ou Barcelone. Ces escapades lui plaisent, mais on ne lui connaît pas d'« espagnolade », si fréquente chez son contemporain Manet. Alors, pourquoi La Tauromachie ? Sans témoignage précis de la part de Henner, rien n'interdit de penser que le peintre-collectionneur fut frappé par la force universelle de Goya, magnétisme qui n'a en rien diminué.
Étonnant paradoxe de cette série focalisée sur une pratique on-ne-peut-plus hispanique, mais où se manifeste sans ambages la violence toujours latente chez l'homme. Le propos de Goya est en partie historique, retraçant la genèse de la tauromachie à l'époque maure, et se fait volontiers nationaliste lorsqu'il associe la mise à mort du taureau à de grandes figures ibériques_ Charles Quint ou le Cid en cavaliers lanciers. N'oublions pas que La Tauromachie fut gravée peu de temps après l'occupation française, et Goya exalte une certaine fierté de l'Espagne pansant ses blessures et renouant avec la liberté. Et pourtant chaque estampe exhibe une brutalité humaine omniprésente, intemporelle, si ce n'est incurable, la même qui suinte des meurtres et autres tortures des Désastres de la guerre, série gravée peu de temps avant celle de La Tauromachie. Dans l'arène se joue une comédie macabre, le superbe animal résiste avec ardeur et dignité aux sadiques assauts de ses bourreaux, pantins sauvages et orgueilleux. Leurs mimiques grinçantes et leurs gestes absurdes_ leitmotiv formel récurrent chez l'artiste, notamment dans les plus fantasques Caprices et Disparates_ signifient pour Goya toute la tragédie d'une humanité incapable d'abandonner toute velléité barbare, quitte à la cacher sous le vernis de la civilisation. Fascination et révulsion surgissent face aux cris et au sang, s'exhalant d'un spectacle où tuer est une nécessité : la mort frappe inévitablement le taureau, parfois le torero, et même la foule lors d'un incident magistralement illustré par Goya. L'on voit des gradins à moitié abandonnés par une foule sous l'effet de la stupeur et de l'effroi, fuyant l'implacable et massive silhouette d'un taureau, lequel exhibe sa victime encornée_ étrange retournement de situation, aux airs de vengeance incongrue. Tantôt victime, tantôt vainqueur, le taureau devient la seule créature dotée véritablement d'humanité, car lui ne tue pas pour tuer. Au-delà de tout ancrage culturel ou chronologique, La Tauromachie résonne toujours de ses accents funestes et participe, avec d'autres gravures ou toiles de Goya, à une sombre mais lucide enquête sur la persistance du mal en l'homme. Benjamin Couilleaux
Paris, mars 2010 |
Vue de la salle d'exposition d'arts graphiques
"La Tauromachie de Goya", du 7 novembre 2009 au 29 mars 2010.
Musée Jean-Jacques Henner, 43, avenue de Villiers, 75017 Paris www.musee-henner.fr |