Hommage à Philippe SollersGallimard, Hors-série Littérature
Hommage à Philippe Sollers couverture
Fin juin 2023, j'avais programmé un séjour à Ars-en-Ré. Une amie rétaise et moi décidions dès lors d'aller sur la tombe de Philippe Sollers décédé à Paris le 5 mai précédant à l'âge de 86 ans. Il avait été enterré au cimetière de cette petite commune. Surprise ! Dans un premier temps nous n'avons pas trouvé le caveau de l'illustre écrivain. Il nous a fallu téléphoner à la mairie afin de connaître l'emplacement de la sépulture. La première, mon amie l'a découverte. Elle était nue, aucune inscription ne la distinguait. Ce jour-là, le 26 juin, il n'y avait qu'un petit pot de fleurs. Nous étions très tristes devant ce vide. Vision de désolation, anonymat dans une chaleur torride. Nous nous serions crus dans une scène du film, Soudain l'été dernier (1959) de Josep L. Mankiewicz.
Sollers était né le 28 novembre 1936, à Talence (Gironde), près de Bordeaux. Il avait aimé le Sud de la France et Venise. Il avait publié au Seuil son premier roman, Une curieuse solitude, en 1958. Mais son premier écrit : Le Défi avait paru en 1957, dans la revue Écrire, créée aux éditions du Seuil par Jean Cayrol qui accueillait les jeunes talents. Sollers recevra le prix Fénéon pour cette nouvelle. En 1960, dès la création de la revue Tel Quel aux mêmes éditions du Seuil, plusieurs de ses futurs amis écrivains publient eux aussi dans cette collection. Avant d'écrire son premier chef-d'œuvre Paradis, Sollers en 1973 avait publié un roman sans ponctuation H. Le recueil d'hommages à Philippe Sollers qui parait aujourd'hui est à l'initiative d'Antoine Gallimard. Le volume s'ouvre sur son l'intervention de l'éditeur au début de la cérémonie consacrée à l'auteur de Paradis, le 15 juin 2023 en l'église Saint-Thomas d'Aquin. Elle est retranscrite ici. Suivent des textes de Chantal Thomas qui cite allègrement Paradis ; Frédéric Beigbeder quant à lui évoque la notion de désir chez Sollers et sa guerre du goût. Il est étonnant que certains auteurs de la collection L'Infini et auparavant de la collection Tel Quel, qui avaient suivi Sollers dès le début des années 1980, n'aient pas été sollicités. Avaient-ils refusé la proposition de collaborer à un ouvrage collectif ? Passons. Nous pourrons néanmoins lire ici les textes de Jean-Jacques Schuhl, l'ami de toujours ; Brina Svit ; Catherine Cusset ; Philippe Forest, bien sûr ; Frans de Haes ; Jean-Luc Outers ; Élisabeth Roudinesco, Josyane Savigneau, l'autre amie, Yannick Haenel. Arnaud Viviant, lui, souligne l'énergie de Sollers. Il évoque lui aussi Paradis, un chef d'œuvre du XXe siècle qu'il faut relire. Au Printemps 1994, j'avais publié dans le numéro n° 46 de L'Infini, le premier texte d'Arnaud Viviant. Philippe Sollers m'avait donné carte blanche pour concevoir ce numéro intitulé : Contretemps. Figuraient dans ce numéro les textes de quelques jeunes écrivains encore inconnus, tel que Grégoire Bouillier, Mehdi Belhaj Kacem… (pour ce numéro, avait collaboré un jeune éditeur, Jean-Hubert Gailliot, qui lui-même publiera quelques années plus tard des romans). Tout au long de ces dernières années, ma fréquentation de Sollers s'est poursuivie. Le 18 mai 2023, j'ai écrit un texte sur lui pour une revue italienne de littérature et d'art, Zeta. Ce texte sera également publié dans la revue de psychanalyse belge iNWiT (basée à Gand, Belgique. Un texte de Sollers avait été publié dans un numéro.). Il est intitulé Souvenirs de Philippe Sollers : Souvenirs de Philippe Sollers "Philippe Sollers (Joyaux, de son vrai nom) était un écrivain heureux, comme l'était Voltaire. Il créa deux revues littéraires entrées dans l'histoire de la littérature européenne : Tel Quel aux éditions du Seuil en 1960, puis L'Infini, chez Denoël, en 1983, et chez Gallimard à partir de 1987. Il lança ensuite la collection de livres du même nom. "Il n'y a pas d'aventure intellectuelle, je dirai même esthétique, littéraire, au XXe siècle, qui ne soit une affaire d'édition. Sur tous les cas forts, je vous le démontre, c'est des coups d'édition. Tout ce qui compte soi-disant comme littérature, comme textes canoniques, sur lesquels on revient, on fait des commentaires…" (Philippe Sollers, Improvisations, Gallimard, 1991). Ma rencontre avec Philippe Sollers marque ma dix-huitième année. Il fut par la suite mon premier éditeur, car, en effet je publierai mes premiers textes dans Tel Quel. Il m'incita à écrire dans le magazine art press des articles sur la littérature et l'art. Je fis pendant plus de trente ans. Plus tard, je publiais divers textes et entretiens dans L'Infini. Il me donna en 1994 carte blanche pour réaliser un numéro de la revue (n°46). J'ai intitulé ce dernier Contretemps. Plus récemment j'ai enregistré avec lui des entretiens vidéo sur ses livres, sur la peinture (Manet, Bacon, Picasso) et sur la littérature (James Joyce) en 2004 pour la Revue des Deux Mondes … D'autres interviews furent publiées et diffusées (vidéos) par le magazine Exporevue. Certains entretiens parurent dans L'Infini puis repris dans les essais de Sollers, notamment dans Fugues (Folio, n°5697, 2012.), et dans le magazine d'art, Janus (Anvers, Belgique). Flash-Back. En 1982, Philippe Sollers quitte le Seuil, après avoir dirigé pendant 22 ans la revue d'avant-garde - pour peu que l'on s'entende sur ce terme – Tel Quel et la collection du même nom. Tel Quel à son époque c'est : - quatre-vingt-quatorze livraisons placées sous le signe de la linguistique, de la psychanalyse et de la littérature ; - vingt années où : la réflexion théorique d'un groupe d'intellectuel composé de Derrida, Barthes, Kristeva, Ricardou, Genette… ; - son engagement politique et son entreprise de réévaluation d'œuvres extrêmes et marginales, celles de Sade, Lautréamont, Artaud, Joyce, Céline, Bataille notamment, l'ont, in fine, emporté sur les exclusions et les désunions qui en ont rythmé les jours. Mais, c'est une autre histoire… En 1983, il publie Femmes chez Gallimard. Comme je revenais de Turin, je confie à Sollers que je venais de voir à la Fondation Agnelli pour la première fois La Négresse de Manet. De souvenirs en souvenirs, nous avons tous les deux évoqué les moments que nous avions partagés lors de notre voyage dans cette belle ville de l'écrivain Cesare Pavese, en 2003. Nous y avions rencontré pendant quelques heures via Po au Caffe Elena, l'un des plus grands spécialistes du Saint-Suaire, le professeur Luigi Gonella, qui devant deux personnes d'ores et déjà convaincues de son authenticité nous apportait le fruit de ses récentes recherches. En fin de journée, il y eut la fameuse rencontre (à la galerie de peinture Infinito) autour du dernier ouvrage de Sollers, Éloge de l'infini. La soirée s'est prolongée par une conversation mémorable d'une improvisation étincelante. Il renouvellera sa prestation le lendemain au département de littérature française (dirigé par le professeur Gabriella Bosco) de l'université de Turin devant un auditoire concentré et réactif. L'Infini vu par Philippe Sollers : "L'Infini repose sur le pari suivant : c'est qu'il y a, qu'il y aura, de plus en plus besoin d'une revue littéraire au temps de l'explosion de l'information et des réseaux de communications multiples. Plus la diversification spectaculaire et publicitaire augmente, et plus le langage concentré, médité, de la littérature peut le traverser en acte. Plus les stéréotypes s'enchaînent, et plus le style même des interventions singulières, les corps, les voix, prennent, paradoxalement, la force de leur démesure. Lisez donc ces textes, là, choisis, dans une publication qui scintille tous les trois mois. Fictions ou essais, sérieux ou fantastiques, purs ou obscènes, ils prennent tout le système à revers, le trouent, le désarticulent. Ils définissent, sans avoir à s'accorder sur un projet commun, une ponctuation radicale, une sorte de nerf hors la loi." Le 28 janvier 1999, il publie à la Une du journal Le Monde, son fameux pamphlet : La France moisie. Il finissait son article ainsi : "Ce n'est pas sa souveraineté nationale que la France moisie a perdue, mais sa souveraineté spirituelle. Elle a baissé la tête, elle s'est renfrognée, elle se sent coupable et veut à peine en convenir, elle n'aime pas l'innocence, la gratuité, l'improvisation ou le don des langues. Un Européen d'origine allemande vient la tourmenter ? C'est, ici, un écrivain européen d'origine française qui s'en félicite." (1) Avec son style particulier, Philippe Sollers avait, d'une certaine manière, déclaré la guerre au mauvais goût profond et "civilisationnel" : "L'idée a toujours été de constituer une véritable histoire, vivante et verticale, de l'art et de la littérature ; une échelle mobile, parcourable dans les deux sens (par exemple, de Villon à Rimbaud ou Genet ; de Sade à Proust ; de Céline à Saint-Simon ; de Dante à Joyce ; du Titien à Picasso ; de Kafka à Pascal. […] La pensée, à son tour, médite les raisons de ces obstacles, de ces éclaircies : le tissu est le même. J'emploie le mot guerre parce que c'est la guerre, et que ne pas le reconnaître relève, au mieux, de la niaiserie ; au pire, du cynisme manipulateur. Et je reprends le mot goût (oui, oui, ce désir concret du dix-huitième siècle français, de Montesquieu à Voltaire), parce que, tout bien considéré, l'enjeu fondamental est là. Guerre : "Je songe à une Guerre, de droit ou de force, de logique bien imprévue." (Rimbaud.) Goût : "Le goût est la qualité fondamentale qui résume toutes les autres qualités. C'est le nec plus ultra de l'intelligence. Ce n'est que par lui seul que le génie est la santé suprême et l'équilibre de toutes les facultés." (Lautréamont.) Sollers aimait aussi ce mot de Cézanne : "Les sensations faisant le fond de mon affaire, je crois être impénétrable." Il fit l'Éloge de l'infini à sa manière en se référant au Huainanzi du prince Liu An (II siècle av. J.-C.) "Frappant avec la rapidité de la foudre, vous prenez toujours à l'improviste. En ne rééditant jamais le même plan, vous remportez la victoire à tout coup. Faisant corps avec l'obscurité et la lumière, vous ne décelez à personne l'ouverture. C'est là ce qu'on appelle la divine perfection." Une ouverture contre le réductionnisme de toute sorte. Philippe Sollers fut le dernier penseur de la littérature en France et en Europe." (18.05.2023).
Patrick Amine
Paris, novembre 2023
Hommage à Philippe Sollers
Ed. Gallimard, Hors-série Littérature. Parution 16.11.23. 144 p. 12 € Philippe Sollers aux Ed. Gallimard
Philippe Sollers chez lui, à Paris. Photo © P.A. & V.D.R
Notes :
Le magazine exporevue a publié mes nombreuses interviews vidéos avec Philippe Sollers, sur ces livres et sur la peinture, notamment sur Manet, Francis Bacon, Picasso, etc… (1) Hommage à Philippe Sollers, Ed. Gallimard, Hors-série Littérature. Parution 16.11.23. 144 p. 12 €. Signalons également : Francis Ponge, Philippe Sollers, Correspondance 1957-1982, Gallimard, 503 p. Voir la nécrologie de Philippe Sollers par Philippe Forest publiée dans Le Monde du 6 mai ; la tribune de Stéphane Barsacq : Nous avons tant aimé Philippe Sollers, sur le site du Figaro, en date du 06.05.2023, et le texte de Michel Crépu, Sans Philippe Sollers, paru dans Libération, 13.05.23).
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