Condition d'existence
Emmanuel Saulnier
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Emmanuel Saulnier, Retour, photo Steeve Bauras

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
Dans un pays non lointain les ruisseleurs exercent un étrange métier : ils arrivent à faire passer des eaux actives à travers des cours d'eau. Dans ce même pays, il arrive que l'eau contenue dans une carafe qui se brise garde quelque temps sa forme dans l'attente d'un nouveau récipien. (Henri Michaux, Au Pays de la magie, dans Ailleurs, Gallimard, 1948, pp.168 et 177) Donner à l'eau une forme permanente tout en préservant la transparence, les jeux de lumière et la fluidité de ce liquide polymorphe, mais tenace, est bien un rêve de magicien. La sculpture d'Emmanuel Saulnier réussit cette prouesse. Dans de grands vases tubulaires transparents, quasiment invisibles, (mêmes propriétés optiques que l'eau, même brillance) elle apprivoise le précieux liquide pour en faire une matière première façonnable par le statuaire.

J'ai découvert l'œuvre d'Emmanuel Saulnier en 1996 à Saint-Michel de Lescure, dans l'Albigeois, à l'occasion d'une exposition collective, joliment intitulée Transapparence. Là, dans une chapelle désaffectée, il avait placé une haute colonne de verre pyrex et d'eau, qui s'élevait sous les belles voûtes romanes. Cette colonne ne ressemblait à aucune autre en pierre, plantée sur une base et couronnée d'un chapiteau, en accord avec l'architecture du lieu. Solitaire, longiligne, elle était animée d'un double mouvement ascensionnel et descendant, à la fois geyser et cascade, qui s'imposait par la souveraine sérénité de son eau, non pas dormante, mais comme retirée dans le silence de soi-même. Depuis, je n'ai cessé de suivre l'œuvre de l'artiste.

Son répertoire de formes et de techniques s'est considérablement enrichi. Aujourd'hui, à la galerie Passage de Retz, l'eau est toujours présente dans ses magistrales tubulures de pyrex, mais aussi dans de nombreuses autres métaphores matérielles. Le miroir d'un lac calme est présent dans les plans d'inox poli ; le gazouillis d'un ruisseau, dans les petites accroches qui modulent une longue tige oblique d'acier ; la chute des cascades de montagne, dans l'étrange coexistence miroitante de deux lames de glace biseautée, l'une pentue l'autre couchée à horizontale.

L'exposition s'ouvre sur une œuvre emblématique, Visage. Deux colonnes d'eau de 1,30 m de haut, l'une élevée à la verticale, l'autre posée à l'horizontale. Cette sculpture d'eau semble présenter l'être-au-monde de l'eau-substance. Dans l'imaginaire, elle est associée à l'étendue sans fin des lacs et océans de la planète bleue. Toujours horizontale, elle l'est jusque dans cet instrument indispensable à toute construction humaine, appelé «niveau d'eau». Or, l'impératif de la construction est rappelé par la colonne jumelle dressée en hauteur, qui ne dissimule pas la fragilité de son existence. En effet, elle n'a pas la forme pure d'un cylindre ; sa base étant plus petite que son sommet, elle a l'apparence d'une éprouvette géante. Synthèse des paradoxes de la statuaire d'eau : stable bien que fragile, troublante par l'immédiateté de sa présence dans le verre invisible.

Les Rouleaux sont constitués de neuf tubulures parallèles de trois mètres de long, reliées deux à deux en tête-bêche (en boustrophédon). Eau sommeillante dans un labyrinthe quelque peu reptilien, prête à résonner dans un orgue de verre.

Eau cylindrique et eau sphérique se jouent l'une de l'autre dans Alter, côte à côte de deux tubulures couronnées à leurs extrémités par des boules, l'une habitée d'eau rouge, l'autre d'eau claire.

Emmanuel Saulnier aurait pu multiplier les formes de pyrex pour piloter sa sculpture aquatique vers le succès médiatique. Son exigence esthétique et éthique est toute autre. Il ne cesse d'explorer une problématique beaucoup plus large, celle des formes idéales dans l'espace, celle de la transparence et de l'opacité des choses, c'est-à-dire de l'interaction entre lumière et matière.

L'œuvre Bul 2 en est un témoin. Six sphéroïdes (la forme géométrique de notre planète) sont en suspension. Ils ne sont pas en verre, mais en treillis, véritables esquisses spatiales. Ils sont ordonnés selon les sommets d'un hexagone régulier, lui-même matérialisé par une structure métallique. Cette œuvre plane dans l'espace de la galerie avec une double légèreté : transparence et apesanteur. Les sculptures suspendues, loin d'être une invention du siècle dernier, existent dans la mémoire de l'Occident, depuis l'âge des statues votives qui se balançaient à la lueur des cierges dans les églises. Emmanuel Saulnier est un novateur, mais il reste fidèle à l'esprit d'un art d'inspiration spirituelle.

Le dessin sonne pour tout artiste l'heure de vérité. Ceux qui sont présentés à la galerie sont très éloignés des traditionnels dessins de sculpteurs, attachés à la saisie des volumes. Certains tracés filiformes peuvent évoquer l'idée flottant sur l'une ou l'autre des œuvres, mais ils sont comme enrôlés dans une vision de taches noires et de plages vides, une dialectique de l'absence/présence. Ces dessins éclairent le titre de l'exposition. Ils rappellent cette remarque de Shi-t'ao : "Sur la surface de la peinture opérer la Métamorphose : au cœur du Chaos s'installe et jaillit la lumière". (François Cheng, Vide et plein, Seuil, 1991, p. 149)
 
Michel Ellenberger
Paris, octobre 2012
 
 
Condition d'existence, Emmanuel Saulnier, jusqu'au 11 novembre 2012
Passage de Retz, 9 rue Charlot, Paris 3e
www.passagederetz.com - tél. : +33 1 48 04 37 99

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