Pierre MolinierMolinier rose saumon
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Pierre Molinier Frac Bordeaux
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L'œil de Molinier
On attendait une telle exposition et la reconnaissance de l'œuvre de Pierre Molinier (1900-1976) dans sa ville natale depuis longtemps. A Paris, feu le galeriste Gilles Dusein (1959-1993 - sa galerie s'appelait Urbi et Orbi), avait montré quelques photographies de Molinier que l'on ne pouvait voir nulle part. Quelques amis de Bordeaux, que j'avais rencontrés, avaient eu la chance de connaître Molinier et son entourage. Ils purent nous en parler. L'exposition montre toutes les facettes de son œuvre qui fut longtemps jugée pornographique, etc. La controverse est-elle vraiment passée ? Aujourd'hui un nouveau public et une nouvelle génération d'artistes la découvrent et l'appréhendent tout autrement. Autour d'archives et de témoignages inédits (documents divers, lettres, films), le sujet permet d'ouvrir ce corpus singulier, les sources d'inspiration de l'artiste et sa trajectoire depuis ses débuts tout d'abord de peintre puis de son basculement dans la photographie ensuite. Nous avons ici quelques toiles historiques que l'on a vues par ailleurs. L'exposition est accompagnée par des œuvres d'artistes marqués par la figure, l'attitude et les conceptions esthétiques de Molinier qui ont partie liée à sa biographie. C'est en 1951 que tout commence pratiquement lors du 30e Salon des indépendants bordelais. Pierre Molinier propose Le Grand Combat, un tableau "ambigu", ni tout à fait abstrait, ni tout à fait figuratif, représentant des corps entrelacés et très érotique. Jugée indécente, l'œuvre, voilée, devient le motif d'une rupture fracassante et médiatisée avec la société bordelaise quelque peu pudibonde (et artistes compris). Cette époque, pour l'artiste, marque une rupture autant vis-à-vis de l'institution sociale qu'au niveau esthétique. Mais en 1956, lors de l'exposition surréaliste à l'Étoile Scellée, André Breton, qui appréciait les dessins de Molinier, avait été refroidi lorsque celui-ci essayait de présenter ses photographies, auxquelles il accordait beaucoup plus d'importance. Breton avait des accès de puritanisme qui le faisaient résister devant des clichés souvent plus provocateurs, scandaleux, et bien plus transgressifs que les œuvres graphiques. Cette œuvre subversive, qui a donné lieu à de nombreux malentendus à tous les niveaux, reste très forte. Plus tard, le peintre bordelais, Pierre Chaveau, l'avait rencontré avec un ami chez lui et le fréquenta par la suite. "Il était exactement dans le privé comme il était publiquement. Il était d'un naturel confondant, au sens étymologique du mot, au sens où l'on se sentait confondus. Il nous montrait que c'était possible d'être ainsi dans la vie." (1) Pierre Chaveau. (…) "Pierre Molinier a un manque d'inhibition spectaculaire, il peut parler des choses les plus sexuellement marquées sans aucune hésitation, sans craindre le "qu'en-dira-t-on". Il lâche les choses violemment, sans aucune retenue. L'évidence du personnage prime sur la vérité historique. Il a ce souci d'être lui-même et de ne pas dépendre d'un créateur." Racontait Pierre Petit (2). Il avait publié un livre intitulé : Vie de Pierre Molinier (Ed. Ramsay-Jean-Jacques Pauvert, 1992). Molinier vivait dans sa chambre-boudoir-atelier, au 7 rue des Faussets à Bordeaux. Lieu mythique pour ceux qui l'ont approché. Lieu de toutes les expériences personnelles et photographiques. Il faut rappeler encore le premier soutien d'André Breton et la lettre qu'il lui envoya, au milieu des années 1950. Les surréalistes se méfiaient d'ailleurs de son approche physique et esthétique de l'acte de peindre puis de sa conception photographique. Il faut noter que dans son livre sur le Surréalisme et la sexualité, publié en 1971, l'historienne de l'art Xavière Gauthier, amie de Molinier, remarque que l'inquiétante étrangeté et les fantasmes libérés de l'artiste le placent en marge des banalités érotiques et misogynes publiées par le groupe surréaliste. Trop hétérosexuelle, parfois pudibonde, intellectuelle, leur littérature n'est pas en phase avec le langage mal dégrossi et l'art pornographique de Molinier. L'éditeur, Jean-Jacques Pauvert, explique à Pierre Petit, biographe de Molinier : "Comme André Breton était quand même le patron, il a réussi à imposer Molinier ; mais tout le monde, dans le petit groupe, à l'époque, était contre. Il y a eu une sorte de traumatisme : ce côté complètement sexuel de la peinture de Molinier, ça les repoussait un petit peu…" Rappelons que Molinier a peint plus de 500 tableaux à sa première époque. Certains ont disparu. Il fut soutenu par quelques amis fidèles, les écrivains et critiques d'art Alain Jouffroy et Pierre Bourgeade, notamment. Il faut dire qu'il était l'objet d'un véritable culte de la part d'un cercle restreint d'amateurs en Europe. Breton écrivait : "La foudre, on ne l'avait plus vue se manifester dans la peinture depuis Sémélé de Gustave Moreau, qui peut passer pour son testament poétique et, peut-être, l'admirable Puberté d'Edward Munch. Pierre Molinier renouant le pacte avec elle, il n'est pas surprenant que l'œil soit, devant ses toiles, appelé d'abord à se défaire de toutes les habitudes et conventions qui régissent de nos jours la manière de voir, de plus en plus aveuglément soumise à la mode. Cet œil est, en effet, mis ici en demeure d'accommoder avec tout autre chose que ce qui, dans l'art, le sollicite généralement." Molinier avait une certaine admiration pour André Breton qu'il confia à Pierre Chaveau dans un entretien : "[…] il fallait le prendre chez lui, à part, parce que devant les autres il avait une position, la position contradictoire avec sa manière de penser. Mais autrement c'était un homme très bien, très très intéressé, qui n'aimait pas l'argent. Il était très bien, Breton". Ces périodes historiques et complexes permettent de renouveler notre regard et nos jugements sur l'histoire. Flashback. Au début des années 70, Molinier découvre les autoportraits en sphinge de l'artiste suisse Luciano Castelli. Les dimensions drag et queer du travail du jeune artiste ouvrent des perspectives nouvelles à Molinier qui l'invite à poser pour lui. Castelli raconte ainsi avoir passé trois jours rue des Faussets, dont une soirée pleine dédiée à la photographie. Molinier lui indique la pose à tenir. Il est excité. "À chaque prise, dit Castelli, il disparaissait aussitôt en blouse grise dans la chambre noire, attendait impatiemment le résultat pour revenir à bout de souffle." (3) Citons un extrait d'un article remarquable d'Hervé Guibert, paru dans Le Monde, en 1979."(…) elles sont doublement vicieuses parce que les corps vautrés, pantins désarticulés, enchaînés et flagellés sur de hauts tabourets de bar ou poupées hypertrophiées, trouées de toutes parts, se détachent sur le satin noir, dans une tache de lumière, sur le halo d'un papier peint-bergère, comme sous le projecteur blafard et vacillant d'un numéro de strip, à travers le trou d'une serrure ou le double rond voyeur d'une paire de jumelles". Hervé Guibert explique que Molinier, dans son appartement, "dort sous ses grands tableaux qui semblent le menacer, et dont les créatures s'échappent de leurs cadres pour composer avec lui des figures orgiaques (...)" (4). Nous savons que dès les années 1960, Molinier cesse pratiquement de peindre. Il commence à se photographier travesti avec un déclencheur automatique. Il se met lui-même en scène, se maquille, utilise des masques sur sa peau pour féminiser son visage, il met des bas de résille noire, ses pieds sont compressés dans des talons-aiguilles vernis rehaussés parfois de godemichets, attifé de jarretelles et de baleines, la taille très corsetée… Etc. Regardez toutes ces photos aux multiples mises en scène. Tout est parfaitement cadré. La lumière et les ombres sont parfaites comme dans des tableaux de grands peintres du XVIIIe siècle espagnol. Cette œuvre est un véritable théâtre. Et c'est la part photographique qui l'emporte chez elle. La part maudite ? Les discours ont changé depuis ces antiques décennies où Molinier sévissait ! Notre jugement moral est à renouveler à l'aune des révolutions diverses dites "sexuelles" et idéologiques. Puis qu'en est-il du regardeur de notre époque ? De son inconscient ? Face à un tel artiste qui a combattu l'hypocrisie morale de son temps et qui a été mis au banc de la société parce qu'il la déstabilisait, comme nous le montrent les livres qui ont été publiés sur sa vie et son expérience violente. Il était nerveusement individualiste, comme il le soulignait. Les photomontages de Pierre Molinier et toutes les images de ses travestissements révèlent son être profondément. Il remodèle tous les éléments des corps et de leurs propriétés en fonction de son esthétique et de ses fantasmes. Les femmes masquées aux bas noirs, aux fesses presque parfaites, taillées dans le marbre blanc, dignes de la statuaire gréco-romaine, c'est le corps d'un homme "hétérogène", d'un artiste qui a fait l'expérience des limites. Il a montré tout ce qu'un être humain comporte de mystère. Il s'est découvert lui-même pour, peut-être, que les autres puissent se révéler totalement dans leur être, dans leurs pulsions les plus enfouies, finalement dans leur identité. Patrick Amine
Bordeaux, juin 2023
Pierre Molinier, rose saumon, Nous sommes tous des menteurs
Frac Bordeaux, exposition anniversaire, 40 ans des Frac, du 31 mars au 17 septembre 2023 Frac-Méca, 5, Parvis Corto Maltese, 33800 Bordeaux. fracnouvelleaquitaine-meca.fr
Pierre Molinier, rose saumon, "Nous sommes tous des menteurs", Catalogue, Ed. Frac Nouvelle Aquitaine, 2023.
Contributions des auteurs : Marie Canet, Claire Jacquet Emmanuelle Debur et Géraldine Gourbe. Co-édition : Frac Nouvelle-Aquitaine Méca et Dilecta, 120 pages. 28 €. Le Frac a acquis une trentaine d'œuvres de Molinier. Commissariat : Marie Canet, Emmanuelle Debur et Caire Jacquet (directrice du Frac Nouvelle-Aquitaine). Notes : (1) Texte issu d'un enregistrement de Jean Bernard fait en 1971 et des archives de Pierre Chaveau publié en 2003 en livre-CD : Molinier, entretien avec Pierre Chaveau (1972) aux éditions Opales/ Pleine Page. Epuisé. (2) Pierre Petit, une vie d'enfer, Éditions Ramsey / Jean-Jacques Pauvert, 1992. (3) Luciano Castelli, "Chez Pierre Molinier", propos recueillis par Jean-Luc Monterosso, in Luciano Castelli le miroir du désir, Maison européenne de la photographie, Paris, 1996, p.82 (4) Hervé Guibert, autre extrait de son article paru dans Le Monde, 26.09.1979. "Mais, depuis 1950 déjà, Molinier est " mort au monde ". Il vit comme un vampire, un succube (le succube est un démon femelle qui profite de la nuit pour s'accoupler aux hommes), dans son grenier de la rue des Fossets, à Bordeaux, un royaume envahi par les crottes de mouches. Il s'est donné officiellement la mort, il a planté dans la terre une croix de bois noir aux lettres blanches : "Cigît Pierre Molinier ; ce fut un homme sans moralité ; il s'en fit gloire et honneur." Il s'est photographié terrassé sur son lit, et il vit comme mort, enfermé dans son œuvre, dans son atelier comme dans un caveau, dans l'obsession ressassée de l'attribut féminin. Chaque tableau, chaque photo perpétuent son plaisir et sa mort." * Dans le jardin de la clinique où il travaillait, il réalisa pour la photographier une tombe fictive sur laquelle il apposa une croix portant l'inscription suivant : "Ci-gît Pierre Molinier né le 13 avril 1900 mort vers 1950 / ce fut un homme sans moralité il s'en fit Gloire et Honneur / Inutile de P.P.L. [Prier Pour lui]". Artistes exposés avec de Pierre Molinier : CÉcile Bouffard, Claude Cahun et Marcel Moore, Lisetta Carmi, Laura Gozlan, Ellande Jaureguiberry, Mirka Lugosi, Joachim Mogarra, Jean-Charles De Quillacq, H&Bull;Alix Sanyas (Mourrier) Et Lena Vandrey. Il faut noter la participation d'Arnaud Labelle-Rojoux. Etc. On peut voir un film de Raymond Borde dans l'exposition. Elle célèbre le 40ème anniversaire du Frac Méca qui, dès sa création en 1982, commence sa collection par l'acquisition d'une trentaine d'œuvres de Pierre Molinier. Divers ouvrages : Le Chaman et ses créatures, préface de Pierre Molinier, aux éditions William Blake and Co (1995) Cent photographies érotiques, préface de Pierre Bourgeade aux éditions Borderie (1979). Alain Oudin, Molinier vie magique, Ed. éditions Confluences. Films : Mes Jambes de Pierre Molinier (1965) est disponible dans la vidéothèque de la Maison Européenne de la Photographie et le documentaire Les Jambes de Saint-Pierre, de Dominique Roland, est disponible en DVD chez Marmitafilms (2013). Pierre Molinier, Je suis né homme-putain. Écrits et dessins inédits, Éditions Adam Biro-Kamel Mennour ; Jacques Abeille, Pierre Molinier, Présence de l'exil ; Henri Maccheroni, Un après-midi chez Pierre Molinier, (préface de Pierre Bourgeade). |