Infini PicassoÉcrits, 1935-1959
couverture des écrits de Picasso de 1935-1959 |
"La ponctuation est un cache-sexe qui sert à dissimuler les parties honteuses de la littérature."
Picasso
Ce mot de Picasso est essentiel pour comprendre ses textes qui coulent et filent sans ponctuation au fil du temps, au fil de son paysage mental, à l'infini. Il a peut-être lu la dernière partie du roman de Joyce, Ulysses, qui se termine par le monologue de Molly Bloom, un monologue intérieur ou un "polylogue", sans aucune virgule ou autres signes de ponctuation.
La première édition des Ecrits de Picasso avait paru en 1989, ils couvraient la période 1935-1959. L'ensemble comprenait les textes et poèmes automatiques plutôt inspirés par Dada, ainsi que les différentes notes manuscrites sur l'art et les peintres, des journaux avec leurs graphies et reproductions superbes, qui sont aujourd'hui augmentées de nombreux dessins mêlés aux textes eux-mêmes ainsi que des inédits. On retrouvera dans cette édition enrichie, le fameux texte de Michel Leiris que l'on lira ou relira : Picasso écrivain ou la poésie hors de ses gonds, écrite pour la première édition. "je n'en peux plus de ce miracle qui est de ne rien savoir dans ce monde et de n'avoir rien appris qu'à aimer les choses et les manger vivantes…) Des mots de Picasso que l'auteur de L'Âge d'homme (1939) cite au début de son texte. On sait l'amitié entre l'artiste et l'écrivain qui avait débuté en 1932, et, notamment avec un premier poème dédié à Picasso (in Documents, revue dirigée par Georges Bataille…) intitulé "Abanico para los toros". Leiris commence à écrire sur l'art à partir de cette rencontre et lors de sa découverte des grandes expositions de Picasso. Leiris écrira tout au long de sa vie une quinzaine de textes sur Picasso jusqu'en 1992. Rappelons que c'est en 1932 qu'Ambroise Vollard commande à Picasso une série d'estampes (100), elle s'intitulera à la fin "La Suite Vollard", terminée en 1937. Vollard meurt en 1939 et la série ne sera imprimée que deux ans plus tard par le graveur Roger Lacourière. Plus tard, Leiris écrira notamment le texte de l'exposition en 1988, au Centre Pompidou intitulée : Le dernier Picasso, 1953-1973. Les textes de Picasso dans ce volume sont soit en français (plus nombreux 200 environ) soit en espagnol (150). "Si je pense dans une langue et que j'écris "le chien court derrière le lièvre dans le bois" et veux le traduire dans une autre, je dois dire "la table en bois blanc enfonce ses pattes dans le sable et meurt presque de peur de se savoir si sotte" (1935). Etonnant ! Les premiers poèmes de Picasso datent de 1935. Sans doute qu'il en avait écrit avant et qui furent perdus. A cette époque, il divorce avec sa femme Olga Kohklova. Marie-Thérèse Walter arrive dans sa vie, dont il attend un enfant. Picasso est quelque peu déprimé… Il se met à l'écriture. Son ami Sabartés le soutient et s'installe chez lui et devient son secrétaire et premier biographe. Il rapporte que Picasso était prêt : "à tout abandonner, la peinture, la sculpture, la gravure et la poésie pour se consacrer entièrement au chant" ! Il confie à son ami de toujours, en 1939, qu'il aimerait avoir un livre pour exprimer pleinement son être et ses préoccupations esthétiques. Ce livre "serait le reflet le plus exact de sa personnalité et son portrait le plus fidèle. On y verrait exprimé le désordre qui lui est propre. Chaque page serait un vrai “pot-pourri” sans la moindre trace d'arrangement ou de composition. […] Simplicité et complexité s'allieraient comme dans ses tableaux, ses dessins ou ses textes, comme dans une pièce de son appartement ou de son atelier, comme en lui-même". Cette édition comporte un grand nombre d'inédits découverts dans l'ancienne collection de Dora Maar, dans des collections privées et celles des musées Picasso-Paris et Barcelone. Figure aussi le premier texte connu de Picasso écrit à Boigeloup, le 18 avril 1935 et le dernier, dont il n'existe que le fac-similé de l'original, L'enterrement du Comte d'Orgaz, la pièce de théâtre écrite en espagnol entre le 6 janvier 1957 et le 20 août 1959, inspiré par Greco (qui fut publiée notamment par Gallimard. Sans oublier les autres pièces de théâtre : Le désir attrapé par la queue (1941), Les quatre petites filles (1947-1948). Les dessins sont composés au crayon noir, en couleurs, à l'encre de Chine, au stylo-bille ou encore au crayon-feutre. Les textes ornent papier à dessin, à lettres, dos d'enveloppe, cartons d'invitation, papier journal… Tout qui s'offre à son imagination créatrice et à ses mains nerveuses de génie ! "Par chance, j'ai pu mettre la main sur un stock de splendide papier japon. Ce papier m'a séduit… Il est d'une telle épaisseur que, même en le grattant, on effleure à peine ses couches profondes." Dit-il. (Cité par Brassaï, in Conversations avec Picasso (1964), Paris, Gallimard, 1969). Picasso écrit de nombreux textes sur la corrida, les danses et chansons populaires, la guerre et ses souvenirs, et la cuisine qui donna lieu à une exposition au musée Picasso de Barcelone sur ce thème en 2018, avec 180 œuvres exposées montrant la relation de l'artiste avec la nourriture ; il écrira son fameux texte Songe et Mensonge de Franco, en espagnol. Cette nouvelle édition des Écrits, en couleurs, est augmentée par les derniers apports de la recherche menée ces dernières années. Elle est magnifiquement illustrée d'œuvres et de manuscrits. L'art de Picasso est inépuisable, comme on a pu le découvrir lors de ces quatre dernières années par de grandes expositions initiées pendant la présidence de Laurent Le Bon au musée Picasso-Paris, en Europe et dans le monde (1). Se plonger dans cet immense fleuve des écrits et dessins de Picasso, c'est comme se baigner dans une sphère privée et portative de son art sans limites, de son art infini où passé, présent et futur se mêlent pour traverser le Temps. Infini Picasso. Patrick Amine
Paris, novembre 2021 |
Pablo Picasso Écrits, 1935-1959, Collection Quarto, Gallimard, nov.2021.
Ouvrage publié avec le soutien de la Fundación Almine y Bernard Ruiz-Picasso para el Arte - FABA - Trad. par Albert Bensoussan, Alejo Carpentier, André Chastel, Pierre Daix et Paule-Marie Grand. Édition de Marie-Laure Bernadac et Christine Piot. Note : (1) "Picasso-Méditerranée" était une manifestation culturelle internationale qui s'est tenue de 2017 à 2019. Plus de soixante institutions ont imaginé ensemble une programmation autour de l'œuvre "obstinément méditerranéenne" de Pablo Picasso. À l'initiative du Musée national Picasso-Paris, ce parcours dans la création de l'artiste et dans les lieux qui l'ont inspiré offrait une expérience culturelle inédite, souhaitant resserrer les liens entre toutes les rives. Extrait du programme du Musée Picasso : "Plus de quarante expositions sont d'ores et déjà programmées: monographiques, thématiques, en dialogue avec des contemporains de Picasso ou des artistes d'aujourd'hui, focus sur une technique, une période, un lieu de vie ou de création, elles offrent toutes une approche singulière et renouvelée de l'œuvre picassienne sous le prisme méditerranéen." Signalons la fameuse exposition : Picasso, l'atelier du Minotaure, qui s'est tenue au Palais Lumière d'Evian, sous le commissariat de Olivier Le Bihan et Robert Rocca, 2018. Voir Catalogue Ed. Somogy. Ce volume des Écrits contient : Le Désir attrapé par la queue - Les Quatre Petites Filles - L'Enterrement du comte d'Orgaz – des Manuscrits, notations et phrases isolées (1893-1964) - "Picasso écrivain ou la poésie hors de ses gonds" par Michel Leiris, préface de l'édition de 1989. Vie & Œuvre illustré, Dossiers : "La Poésie de Picasso, Dictionnaire abrégé, et "Picasso et la pratique de l'écriture". 936 pages + 225 documents. 29 euros. (Voir notamment les pages de 181 à 183 du Quarto, texte de Picasso : "Nunca se ha visto lengua mas mala que si el amigo carinoso lame a la perrita de lanas retorcidas por la paleta del pintor ceniciento vestido de color de huevo duro y armado de la espuma que le hace en su cama mil monerias (…)" Pablo Picasso, 24 décembre 1935. Mémoires Conférence prononcée par Philippe Sollers à Beaubourg, en janvier 1986. Extraits. […] Picasso était un peintre, un sculpteur, qui écrivait tout le temps. Et à un moment donné de sa vie, très précis, ça s'est vu, ça a pris la forme de textes. Il était affecté, Picasso, et beaucoup de papiers en témoignent, d'une graphomanie intensive. Il s'agit de textes sans ponctuation, des sortes de poèmes, si l'on veut, qui nous montrent la position d'un sujet, à l'aveugle, donc avant que se construise la monstration spatiale de ses tableaux ou de ses sculptures. Picasso a eu un mot que je trouve très étrange. Il a dit un jour : "la ponctuation est un cache-sexe qui sert à dissimuler les parties honteuses de la littérature." Parties honteuses ! C'est bien l'expression qui convient pour désigner l'inhibition qui saisit profondément tout sujet qui se poserait la question de coïncider, pour ainsi dire, avec la partie comme tout, dans un geste qui abolirait le retard qu'il prend à sa propre représentation... dans l'espace. La superposition des plans dans les collages de Picasso, avec la répétition insistante de l'élément musical est à entendre par rapport à cette immersion verbale dans laquelle il se trouvait et dont je vous donne tout de suite un exemple. (…) Voilà ce qu'il passait son temps à écrire. Est-ce de la littérature ? Non. Mais la négation, qui va porter sur cette émulsion de mots — nous sommes dans l'atelier de Picasso —, la négation spatiale va tout de suite se présenter, paradoxalement, au lieu de cette surcharge que vous avez entendue, pâteuse, sinon pathologique, la négation dans l'espace de cette émulsion de mots va se présenter à l'envers, avec un comble d'élégance, de précision, d'économie et de charme." (…) vous avez la langue bien pendue de Picasso, et qui en plus joue sur deux langues, le français et l'espagnol. Sur un double registre constant. Et je ne crois pas du tout que ce soit pour s'amuser qu'il ait fait tous ces textes d'élucubration sans ponctuation. Vous le sentez au comble de l'excitabilité érotique, au bord de l'apoplexie, et poussant avec des mots, alors qu'il avait probablement des petits problèmes avec la peinture ou la sculpture, et poussant poussant poussant avec ces mots, pour essayer de décharger cette agressivité, cette excitabilité. Mais je ne crois pas non plus que ce soit une plaisanterie, au sens du négligeable, bien au contraire, qu'il ait fait écrire des pièces de théâtre : Le désir attrapé par la queue, L'enterrement du comte d'Orgaz, et Quatre petites filles. Le désir attrapé par la queue des quatre petites filles. Et, selon une tradition espagnole et italienne, bien sûr, et à s'intéresser à mettre en scène des intellectuels du temps, célèbres, dans ses pièces de théâtre. Il s'amusait à ça pendant la guerre. On retrouve là Sartre, Camus, je crois, Simone de Beauvoir, Leiris, Lacan, qui est dans un coin, qui est un assez fringant jeune homme d'ailleurs, à lunettes, avec un regard un peu inquiétant vers le bord de la photographie. Lacan ne parle jamais de Picasso. Sauf pour citer toujours la même phrase de Picasso : "Je ne cherche pas, je trouve". Cela lui paraît extraordinaire que quelqu'un ait pu dire ça. Picasso, je pense, c'est ce qu'on dit en tout cas, employait Lacan comme médecin de la famille, à tout faire, pour faire donner de l'aspirine autour de lui." Philippe Sollers (citation en accord avec l'auteur). Cette conférence a été filmée par Jean-Paul Fargier qui l'a "mise en images" en 1988 en faisant par là même une nouvelle création "vidéo". Michel Leiris, Picasso écrivain ou la poésie hors de ses gonds "…je n'en peux plus de ce miracle qui est de ne rien savoir dans ce monde et de n'avoir rien appris qu'à aimer les choses et les manger vivantes… Ainsi parle Picasso dans un poème en langue espagnole qui, publié ici en espagnol et en français comme tous ses pareils, fait figure inaugurale, aucun texte poétique plus ancien n'ayant été retrouvé. Soumis à nulle contrainte d'euphonie, de rythme ni même de sens rationnel et dans une veine plus voisine (dans l'ensemble) du nihilisme dada que du surréalisme, école buissonnière, marche au gré des rencontres, dérive au fil des mots comme au fil des idées (celles-ci ne pouvant exister sans ceux-là qui sont en quelque sorte leur substance et point seulement leur véhicule). Tels se présentent dans leur spécificité abrupte la plupart des nombreux poèmes de Picasso, dont le premier qui nous soit connu remonte au 18 avril 1935 et le plus récent au 20 août 1959 (soit quelque quatorze ans avant que la mort mette fin à une période uniquement illustrée celle-là par des fêtes somptueuses captivant le regard), date mentionnée — comme pour situer dûment une note de journal intime — en tête de la section finale de sa dernière œuvre écrite : El Entierro del Conde de Orgaz, esquisse théâtrale virant vite à la poésie pure et qui paraît marquer — en espagnol, comme si la langue maternelle s'était imposée pour ces pages ultimes autant que pour celles de début — le terme d'une activité littéraire couvrant une période de vingt-cinq ans, soit plus du quart de la vie de cet artiste qui, de tout temps, fut l'ami des poètes, portraitura nombre d'entre eux, d'aujourd'hui, d'hier (Mallarmé), voire de jadis (Góngora) et compta notamment parmi ses tout proches Apollinaire puis Éluard." Michel Leiris |
Assis : Sartre, Camus, Michel Leiris, Jean Aubier. Debout : Lacan, Cécile Éluard, Pierre Reverdy, Louise "Zette" Leiris, |