Quel patrimoine les 20ème et 21ème siècles laisseront-ils en France ?
Pierrick Sorin
Pierrick Sorin
Jeanclos
Jeanclos
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Jeanclos
Jeanclos
Itinéraires Carré d'Or
Passages de Paris
Carnavalet |
Les 16 et 17 septembre derniers ont marqué la 28ème édition des Journées du Patrimoine, deux journées où le public fut invité à visiter gratuitement des monuments et des musées, mais aussi à pénétrer dans des domaines et palais nationaux qui lui sont habituellement inaccessibles.
L'idée poursuivie par les ministères français de la culture qui se sont succèdés depuis 1983 - date de la première édition lancée par Jack Lang - était de faire prendre conscience d'une histoire commune vécue et écrite en un lieu donné – la France – dans un étirement du temps qui se poursuit du passé jusqu'au présent.
Une histoire qui peut se lire dans la pierre des châteaux et des palais comme dans celle des paysages façonnés par le travail des agriculteurs ; une histoire liée à la production intellectuelle et scientifique s'inscrivant dans les livres, comme celle plus industrieuse des objets du quotidien que répliquent tant de jouets, émerveillant – mais aussi conditionnant – les petits êtres humains, dès leur plus jeune âge
Mais pour qu'une histoire se partage et se transmette, faut-il encore en mesurer l'intérêt et la pratique et pas seulement la grandeur. Les exemples qui suivent montrent combien fut grand le mépris de l'innovation industrielle.
Un patrimoine industriel méprisé Les halles : 1971, la destruction d'un patrimoine. A Paris, alors qu'une longue file de visiteurs se pressaient devant les grilles de Palais de l'Elysée (construit en 1720 pour Madame de Pompadour), plusieurs musées ouvraient largement leurs portes. Ainsi de Carnavalet (1) dédié à l'histoire de la capitale, celle de ses icônes architecturaux comme à celle des us et coutumes des parisiens. L'actuelle exposition composée de gravures et de dessins, de photos et de cartes postales, témoigne de la grandiose cathédrale que furent les halles de Paris, dix pavillons en fer édifiés au 19ème siècle par Victor Baltard (1805-1875). Leur monstrueuse et obscène destruction en 1971 fut dénoncée comme un assassinat par nombre de reporters photographes, dont Jean-Claude Gautrand. Ce "ventre de Paris" (3) induisait une somme considérable de métiers qui, de jour comme de nuit, donnaient au lieu une activité bourdonnante, à la fois riche et populaire où se croisaient toutes les couches de la société. Si dans les allées couvertes de cet énorme marché se côtoyaient, de 21h à 8h du matin, les mandataires et facteurs, les porteurs de lourdes carcasses animales et les verseurs de poissons, dans les magnifiques caves voûtées en briques roses travaillaient les lotisseurs-graveurs et les cabocheurs, les pétrisseurs de beurre et les compteurs-mireurs d'œufs tandis qu'aux alentours du carreau des halles, s'affairait le monde parallèle des marchandes ambulantes de soupe et de café, des commerces d'ustensiles ménagers, mais aussi des brasseries où se frottaient les "forts des halles" et les riches noctambules venus déguster jusque tard dans la nuit, la fameuse soupe à l'oignon. C'est tout un patrimoine architectural et humain qui a disparu en ce lieu, faute de na pas avoir su reconvertir cette architecture industrielle, faute de ne pas en avoir mesuré tous les aspects culturels et économiques. Les passages, un patrimoine en danger Autre fruit de l'architecture industrielle fut la création au 19ème siècle de nombreux passages parisiens, couverts de vitres ou découverts. Ils viennent d'être répertoriés par Patrice de Moncan. Réservés aux piétons, l'intérêt des passages est de protéger des turbulences de la rue et leur liaison entre deux rues parallèles offre un raccourci. De plus quand ils sont couverts, ils abritent des intempéries les boutiques de luxe et les restaurants les bordant. le premier fut créé en 1786 dans les jardins du Palais Royal alors propriété du duc d'Orléans, cousin de Louis XVI. Son grand besoin d'argent le poussa à bâtir – en pierre – autour de son jardin des boutiques qu'il loua vite et chères. Dans son livre "Conducteur de l'étranger à Paris"(1815), Mr F. Marchand évoque "ce premier fruit de la spéculation mercantile d'un prince qui transforma tous les abords de son palais en bazars magnifiques" (5). Avec l'appui de structures en fonte, le passage Delorme (1808) fut le premier à être entièrement couvert d'une verrière. Plus de 50 passages furent créés à Paris, dont deux seulement sur la rive gauche de la Seine. "On en construisit tant sous la restauration que d'aucuns s'inquiétaient de voir toutes les rues de Paris sous cloche" (5). "La fonte envahit tout l'environnement humain" (6) note encore le critique Michel Ragon. Assimilée à un ersatz de pierre, la fonte a permis toutes les fantaisies décoratives tout en éliminant les charpentes de bois et les risques d'incendie qu'elles peuvent entrainer. Grâce au progrès accompli en France, dans la fabrication du verre industriel – amélioration de la qualité et de la dimension des plaques de verre – ces plaques furent commandées dans toute l'Europe. Patrice de Moncan en a retrouvé trace dans différents pays ajoutant à ses clichés ceux plus intimes de verdi à la galleria Vittorio Emanuele II (Milan), de Nietzche à la galerie Industria Subalpina (Turin), de Goethe au Madler-passage (Leipzig) ou Tolstoï au Passage (Saint Petersburg)… Néanmoins ce patrimoine industriel n'a pas bénéficié de la reconnaissance accordée à la pierre et seulement 17 passages, dont plusieurs en très mauvais état – sont encore utilisés. Oraison funèbre pour les phares Autre patrimoine en danger de démolition, celui des phares, à terre ou en pleine mer. En mars 2012, le musée de la marine à Paris rendra hommage à ces majestueuses constructions que domine un appareillage optique d'une extrême complexité. Là encore un savoir-faire industriel français fut un temps reconnu, puisqu'au 19ème siècle Paris fut consacré "capitale mondiale des phares"… La Capitale exportait la fameuse lentille Fresnel aux quatre coins du globe. Savoirs faire Le patrimoine, c'est-à-dire ce qui est considéré comme un bien important transmis par les ancêtres, ne se constitue pas seulement d'objets architecturaux mais de tous ces savoirs faire, ces innovations techniques, cette connaissance des matériaux, qui se sont transmis de génération en génération et qu'ont su défendre les Compagnons du Devoir, malheureusement pas assez nombreux. Une récente émission télévisée : "Les clefs de l'excellence" dans la série "des racines et des ailes" donna une idée de ce qui fut cette exigence de qualité du travail. Ainsi du papier peint au 18ème siècle, peint à la main, une couleur par planche, ce qui demandait une forte concentration dans le report des motifs. La manufacture de Rixheim (Haut Rhin) détient plus de 300'000 de ces planches, l'ensemble constituant à lui seul un véritable monument historique. Le 19ème siècle innova encore avec des panoramiques de 15 mètres de long sans répétition d'un même motif : un exploit ! Cette même émission rappelait la tradition verrière que pratiquait, depuis le 15ème siècle, Saint Louis-les-bitche, au nord des Vosges. En 1919, René Lalique y installa sa cristallerie aujourd'hui transformée… en musée national. Durant sa charge de ministre de la Culture, Jacques Toubon eut la bonne idée de fonder "les Maitres d'Art", des artisans prestigieux acceptant de prendre le temps de former un apprenti. Pendant des siècles, cette pratique de l'apprentissage "sur le tas" a été usitée mais elle fut supprimée en 1981 au profit d'un apprentissage scolaire. Depuis, le pays manque de bons artisans et des ateliers ferment, faute de trouver repreneur. Arnulf Rainer Dans le patrimoine s'inscrivent toutes les pratiques artistiques, à commencer par la poésie or, place des Vosges à Paris (ancienne place Royale commencée sous Henri IV), la maison de Victor Hugo (10) a eu la bonne idée de confronter les dessins du poète avec les "Surpeintures" d'Arnolf Rainer, peintre expressionniste autrichien (1929) ayant représenté son pays à la Biennale de Venise en 1978. (Notons pour l'actualité qu'une récente contribution d'Helmut Schmidt dans le journal suisse Le Temps - 7 décembre 2011 - rappelle que Victor Hugo appelait dès 1849 à l'unification de l'Europe…) (11). Les peintures et dessins d'Arnolf Rainer sont reconnaissables en ce qu'elles ne sont que griffures et ratures rageuses recouvrant à l'acrylique, à l'encre de chine, au lavis, au fusain ou au pastel des reproductions d'œuvres classiques (ou contemporaines) imprimées dans des livres ou des catalogues, ainsi de ces dessins de Victor Hugo réalisés vers 1850, années d'intense création graphique chez le poète. L'artiste autrichien a photocopié le dessins de Victor Hugo, en a agrandit des détails en les surchargeant de griffonnages. Signe de notre époque ? Son intervention aboutit à une destruction répétitive des compositions initiales . Heureusement d'authentiques plumes et lavis, des gouaches et aquarelles du poète, sont visibles. Le Patrimoine au quotidien Le Patrimoine s'inscrit aussi dans des objets du quotidien notamment dans les jouets qui nous accompagnent dès le plus jeune âge. Roger Callois affirmait même que "le destin des cultures se lit dans les jeux". Une très joyeuse exposition : "Des Jouets et des Hommes", se tient au Grand Palais jusqu'au 23 janvier 2012 (12). Mille jouets, de l'Antiquité à aujourd'hui s'y côtoient en un rassemblement inédit qui illustre l'histoire du jouet occidental, reflétant diverses époques de la société, du mimétisme à l'imagerie, du conditionnement initiatique aux futures étapes de la vie, que l'on soit fille ou garçon. A cet ensemble de jouets allant des soldats de plomb et poupées (née pour être mère ?) aux robots électriques, le vidéaste Pierrick Sorin a ajouté une quinzaine d'installations optiques à l'intérieur desquelles il s'amuse à jouer sur les mots, théâtralisant sa propre image dans des situations comiques à la Jacques Tati, l'inattendu le disputant au ridicule. Itinéraires culturels Le patrimoine c'est aussi celui, immatériel, des paysages et de l'histoire des lieux que traversent les chemins de pèlerinage (13). Un patrimoine qui s'élargit à l'Europe avec le soutien, depuis 2010, de l'Union Française des Itinéraires Culturels (UFIC). Récemment, l'anthropologue Stephane Jugnet et son équipe et son équipe ont mis au point une application I phone nommée "Carré d'Or" (14) ; une application qui met en récit des parcours qui se croisent à Paris, dans un espace de seulement quelques kilomètres carrés, en partant du point zéro situé devant la cathédrale Notre Dame de Paris. Ainsi des 7 parcours menant depuis 1140 à Saint Jacques de Compostelle en Espagne, de celui de Saint Michel menant dès le Moyen âge au célèbre sanctuaire du mont dédié à l'Archange, des nombreux itinéraires des sites clunisiens (au travers de la France, la Suisse, l'Allemagne, le Royaume uni et le sud de l'Europe), cumulant l'attrait de l'art Roman au religieux et à l'histoire. La via Francigena, reliant Canterbury à Rome, croise la route allant à Saint Jacques de Compostelle. Il faut encore citer le pèlerinage Saint Martin, ce bon samaritain né en Hongrie et mort à Tours, à quoi s'ajoutent les itinéraires des migrations européennes, ceux du patrimoine juif dans 27 pays dont la synagogue la plus ancienne sur l'ile de Delos et les 200 étapes parcourus en 10 pays par Mozart qui fut un grand voyageur, passant plus de la moitié de sa courte vie sur les routes. La musique classique européenne fut à elle seule un langage transmis de génération en génération à travers toute l'Europe. De ce voyage dans l'espace et le temps, elle fut ce qui était le plus et le mieux partagé mais qu'en sera-t-il demain alors que sa diffusion sur les ondes n'est reléguée, au mieux, qu'à des heures tardives ? Et que laisserons nous en France dans le champ du construit au 20ème siècle ? Le ministère de l'Economie, de l'Industrie a édité récemment un opuscule, "Le patrimoine architectural et artistique de Bercy". En mars 1982, le Président de la République décida de la construction sur le site de Bercy (une surface de 5ha) du nouveau ministère des Finances. En décembre de la même année, il retint le projet de l'architecte Chemetov, projet qui se concrétisa entre 1987 et 1989. Ville dans la ville, ce ministère fut conçu à l'image d'un luxueux palais soviétique ; regroupant plus de 5.000 agents, ceux-ci bénéficient sur place d'une pléthore d'équipements tels que poste, cafétérias , crèche, kiosques multimedia, grande surface alimentaire etc…Le hall et la salle de réception y sont majestueux. Les circulations sont vastes : fauteuils et canapés signés Le Corbusier y abondent ainsi que plus de 300 sculptures et peintures commandées au titre du 1% artistique, donc payés par le contribuable –mécénat d'Etat - : au sol des circulations, Guy de Rougemont (1935) a réalisé un savant patchwork de 28 marbres différents, au mur se trouve une encre de chine et acrylique de Pierre Alechinsky (1927), ailleurs c'est une sculpture de César (1921-1998)… La décoration de la porte d'honneur (la plus grande d'Europe) : 7mx7m (mais pourquoi ce coûteux gigantisme ?) fut confiée à Jeanclos (1933-1997) qui la recouvrit de 50 panneaux de bronze, chacun d'entre eux pesant de 100 à 120 kilos… Un héliport surplombe le bâtiment, quand une navette de vedettes sur la Seine facilite les déplacements intra-urbains…Une douve protège l'accès du bâtiment des pénétrations intempestives de mécontents qui s'agglutineraient à l'extérieur, tandis que la Douane (héritière des gabelous de l'ancien régime) surveille, freine et contrôle l'étroite entrée du simple quidam. Ce ministère , à l'architecture grandiloquente tient de la forteresse et n'est peut être pas sans lien idéologique avec la pratique méprisante que manifestaient autrefois les anciens fermiers généraux à l'égard du "bon peuple" à l'époque de la taille et de la gabelle… Est-ce que toute nouvelle construction, fut-elle gigantesque, participe au patrimoine ? Cet exemple montre que bien que construit, aménagé et fonctionnant sur les fonds publics, ce bâtiment ne se partage pas avec la plèbe des contribuables anonymes. Et qu'en sera-t-il demain de notre patrimoine social et culturel, face à des velléités globalisantes et communautaires qui tendent à faire disparaître notre "particularisme" . N'oublions pas que la "Mosquée Bleue" d'Istanbul , Sainte Sophie en d'autre temps, fut le berceau de la chrétienté byzantine. Ce qui amène à la question : le patrimoine des 20ème et 21ème siècles aura-t-il un avenir ? Liliane Touraine
Paris, décembre 2011 Aquarium aux baigneuses, Pierrick Sorin, YouTube
Pierrick Sorin chez Aeroplastics Bruxelles - pierricksorin.aeroplastics.net
Porte Jeanclos - www.economie.gouv.fr NOTES : (1) Carnavalet - Hôtel bâti par Pierre Lescot vers 1550, décoré par Jean Goujon et terminé par Mansart au 17ème siècle. Madame de Sévigné y résida (2) "Les halles de Baltard, métiers du jour et de la nuit" - jusqu'au 26 février 2012 et en même temps : "Le peuple de Paris au 19ème siècle", musée Carnavalet, 23 rue de Sévigné 75003 Paris, tél. : +33 1 44 59 58 58 carnavalet.paris.fr (3) "Le ventre de Paris" Emile Zola (4) "Le nouveau guide des passages de Paris", Editions du mécène 2011 - www.leseditionsdumecene.com ISBN 978235 896 0120 - 378 illustrations - 5 itinéraires de promenade, 7 plans (5) page 12 (6) page 14 (7) page 15 (8) "Les passages couverts en Europe", Editions du mécène, 2003 (9) Musée de la marine – Paris www.musee-marine.fr du 7 mars au 4 novembre 2012 (10) Maison de Victor Hugo : Arnulf Rainer/Victor Hugo jusqu'au 15 janvier 2012 6, place des Vosges 75004 Paris - www.musee-hugo.paris.fr (11) Chancelier de la république fédérale d'Allemagne de 1974 à 1982 (12)"Des jouets et des hommes", Galeries Nationales du Grand Palais, jusqu'au 23 janvier 2012 (13) Sites de pèlerinages : "Les chemins de saint Jacques de Compostelle" - www.compostelle-france.fr "l'Itinéraire culturel des Chemins de saint Michel" - www.lescheminsdumontsaintmichel.com "Les itinéraires culturels des sites clunisiens" - www.sitesclunisiens.org "les chemins de randonnées culturels sur les pas de Saint Martin de Tours" - www.saintmartindetours.eu "L'itinéraire européen du patrimoine juif" - jecpj-france.com "la via Francigena" - www.viafrancigena.orange.fr "Les voies européennes de Mozart" - www.mozartways.com (14) Carré d'Or – l'application IPhone des itinéraires Culturels du Conseil de l'Europe à Paris www.m2rp.com est gratuite. Elle est disponible sur Apple Store répertoriée dans la catégorie "tourisme" à partir du 20octobre 2011. Une fois téléchargée, elle permet de réaliser le ou les parcours de son choix, dans le "carré d'or" symbolisant la croisée des itinéraires culturels européens dans la capitale. |