Maurice Denis, les chemins de la nature,à La Roche-Jagu, Côtes d'Armor
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Maurice Denis, Annonciation au jardin des Cappuccini, Collection particulière
Maurice Denis, Bethsabée dans les jardins du Prieuré
Maurice Denis, Dans les hortensias, Fnac en dépôt au Musée d'Art et d'histoire de Metz
Maurice Denis, Fleurs et fruits, Musée des Beaux-Arts de Lyon, Fleurs et fruits, Photo Martial Couderette
Maurice Denis, Eurydice, Collection particulière
Maurice Denis, La Chartreuse du Reposoir, vue des sommets,Collection particulière
Maurice Denis, Psyché aux hortensias, Saint Quentin, Musée des Beaux-Arts Antoine Lecuyer
Maurice Denis, La Mare aux Sangliers, Huelgoat, Collection particulière
Maurice Denis, Paysage aux arbres verts ou Procession sous les arbres, Musée d'Orsay
Maurice Denis, Sous-bois à Saint-Gall, Musée d'Angoulême
Maurice Denis, Terrasse à Thonon, Collection particulière
Maurice Denis, Vue de Florence depuis San Miniato, Collection particulière |
En remettant ses pas dans "les chemins de la nature" empruntés par Maurice Denis il y a un siècle, l’exposition de la Roche-Jagu, tend un nouveau miroir sur l’œuvre de cet artiste, renouvelle en partie notre regard et, si besoin était, nous réconcilie avec lui.
Le cadre de ce château du XVème, placé au centre du Trégor dans un vaste domaine, à quelques encablures de Perros-Guirec, où l’artiste posait l’ancre durant les étés, convient à merveille aux toiles de Maurice Denis : entourée d’un jardin fleuri, sa façade de granit beige rosé surplombe la vallée du Trieux qui serpente au bas ; des bois sombres en dévalent les pentes jusqu’à l’eau et ferment haut l’horizon ; une harmonie immédiate s’installe entre dehors et dedans : l’eau, les fleurs, les fruits, les arbres, on retrouve à l’abri des murs sombres ces éléments du paysage que l’on vient de contempler et de humer au-dehors. C’est déjà une réussite de l’exposition de nous faire rencontrer Maurice Denis dans un décor qui s’apparente de si près à ceux qu’il a toute sa vie aimés. On y entrait pourtant avec quelque perplexité en repensant aux œuvres croisées ici ou là en Bretagne, à Paris ou ailleurs, dans des musées ou des expositions. Maurice Denis, malgré son titre de chef de file d’un mouvement d’avant-garde, marquant certes mais éphémère, et la célébrité qu’il a connue de son vivant, ne serait-il pas désormais démodé, ringard, une arrière-garde définitive ? Cet homme nourri de références antiques, de mythologie gréco-romaine, de foi chrétienne peut-il encore rencontrer le public d’aujourd’hui ? Peut-il l’intéresser, le toucher, ce public qui s’est en grande partie éloigné du christianisme, s’est coupé de sa culture antique, vit dans un monde d’écrans glacés, d’art conceptuel ou de performances audio-visuelles ? A voir le nombre de visiteurs, âgés ou jeunes, ou étrangers, le temps surtout qu’ils passent devant les œuvres, on a un premier élément de réponse surprenant qui vient contredire sa propre intuition. Car après avoir été dans les années 1890 l’un des fondateurs et même le théoricien du groupe des Nabis (l’appellation vient d’eux-mêmes mais ne deviendra publique que plus tard), Maurice Denis acquiert dès le début du siècle une reconnaissance grâce aux nombreuses commandes que lui passent des collectionneurs privés et des institutions. Néanmoins, dès ce moment même, il tente de concilier modernité et classicisme, d’inscrire sa modernité dans un nouveau classicisme et - profondément religieux – de rejoindre la tradition d’un art sacré. Refusant la rupture avec le passé, sa route dès lors s’éloigne de celle des avant-garde qui vont occuper le terrain de l’art au XXème siècle, sa fortune critique en pâtira, sa renommée connaitra une éclipse, après sa mort en 1943, plus même que d’autres artistes Nabis, comme ses amis Bonnard ou Vuillard avec lesquels il faisait au départ jeu égal. Les expositions organisées depuis une trentaine d’années autour de son nom et les catalogues qui les ont accompagnées ont permis un regain d’intérêt pour son œuvre. Il n’en reste pas moins que la définir, la situer, la juger reste encore aujourd’hui difficile et sujet à débat. La presque totalité des œuvres ici exposées sont de petit ou de moyen format et proviennent en majorité de collections particulières, une quarantaine m’a dit la commissaire de l’exposition, Nolwenn Herry : la relative étroitesse des murs interdisait plus grand, mais c’est un des intérêts de l’exposition de montrer un aspect de son œuvre moins pompeux que celui des grandes commandes officielles ou privées dans lesquelles Maurice Denis semble souvent figer si ce n’est dénaturer son talent et oublier ses théories novatrices. Une exposition intimiste donc. Elle se développe en six parties : les jardins de sa vie, figures dans la nature, paysages, sous les arbres, croquis de paysages, natures mortes, six titres qui mettent à eux seuls en évidence cette omniprésence de la nature dans son œuvre. Les tableaux, délibérément, ne sont pas accrochés dans un ordre chronologique. Par conséquent, il n’est pas question d’y suivre, en traversant sa vie, les évolutions dans la manière du peintre. La présentation, au contraire, permet de saisir plus nettement les constantes de son style. C’est ce dont on s’aperçoit dès les deux premières parties, "Les jardins de sa vie" et "Figures dans le paysage". On peut certes y faire ici ou là des rapprochements avec d’autres artistes qu’il a fréquentés, admirés, les Sérusier, Vuillard ou Bonnard, voire Cézanne. Mais qu’on regarde des toiles de 1890, des années 20 ou du début des années 40, à la toute fin de sa vie, on est frappé de voir sur sa palette les mêmes couleurs privilégiées, ce choix récurrent de roses, de rouges associés à des verts ou des bleus, et aux blancs. Il est d’une remarquable fidélité à sa gamme chromatique ; fidèle aussi, sans parler des sujets, à son goût des extérieurs et de la nature, à sa manière de glisser les figures dans un décor, entre les lignes des arbres, ou les allées d’un jardin clos, ce jeu subtil qui consiste à entremêler aux verticales rigides des fûts, troncs ou colonnes, des obliques, les gestes, la posture d’une silhouette, ou encore les mouvements déliés et serpentins des branches ou des grimpants : ce jeu est présent de ses premières à ses dernières oeuvres. Il tisse sur la toile une polyphonie toute musicale de lignes qui dialoguent entre elles, telle une partition de musique de chambre. C’est cette atmosphère intimiste dont on apprécie la poésie, renforcée encore par la modestie des formats. Car, curieusement, dans des formats plus grands, si on la retrouve recréée par des moyens similaires, elle y est souvent moins convaincante. Vingt années séparent par exemple "Dans les hortensias" de "Psyché aux hortensias". Même lieu, le jardin de sa maison Silencio, mêmes figures féminines se reposant ou jouant dans la verdure avec la mer au second plan. Dans le premier cas, une scène familiale. Dans le second, une scène mythologique, avec des personnages littéraires dûment identifiés. Dans le premier les personnages se fondent enfouis dans l’ombre de la verdure tandis que l’arrière-plan marin d’un vert émeraude retient la lumière du couchant. L’harmonie de la scène qui raconte les jeux des enfants dans le jardin au crépuscule est parfaite, le peintre réussit à traduire ainsi un bonheur inséparable de la beauté du décor, "dans la placidité du jour qui finissait", comme aurait dit Fromentin, celui aussi bien des enfants que des parents qui hors champ à notre place les regardent, le peintre en l’occurrence. Dans la seconde toile le sujet, le prétexte mythologique saute au premier plan : voilà les personnages placés en avant-plan, à plus grande échelle ; la chair claire et rosée des jeunes filles, le modelé assez maladroit des visages et des bras détachent davantage ces figures posées dans la verdure dans une forme de hiératisme sculptural au point de rompre la fusion et l’harmonie si bien obtenues dans le premier tableau entre les deux éléments. Le peintre est sur le chemin de ce nouveau classicisme qu’il prône, mais Amour paraît au détour du buisson d’hortensias, amoureux indiscret…le sujet, l’anecdote, plaqués sur ce charmant paysage, l’emportent sur le rythme et la poésie : n’est-ce pas ce que récusait Denis lui-même quelques années auparavant ? Ne boudons pas, ce buisson d’hortensias mauves à la tombée du jour, qui fait écran à la mer, suffit à notre plaisir. Pourtant il parvient à conserver un bel équilibre dans certaines de ses toiles à sujet mythologique. Telle son Eurydice. En plusieurs scènes disposées dans le même espace – comme chez les primitifs – la toile retrace la légende de la disparition d’Eurydice renvoyée aux Enfers après la morsure d’un serpent, malgré les efforts d’Orphée pour la ramener au jour. La scène multiple est placée dans un paysage en apparence méditerranéen somptueux de lumière : dans ce décor de bois entouré par la mer, les personnages, peints dans des valeurs voisines des éléments du paysage, s’estompent, se perdent à moitié dans les éclats d’ombre et de lumière ; Eurydice disparaît, s’efface de la lumière et des couleurs du monde. L’instant de la mort, ou plutôt d’avant la mort, semble ici éternisé, et consacrer la beauté de la création. "Elle est retrouvée. Quoi ? - l’Eternité ! C’est la mer allée avec le soleil" : on pense à ces vers de Rimbaud en contemplant la toile de Maurice Denis. Il existe deux versions très proches du même sujet. Et c’est cette première version, aux figures moins affirmées, plus évanescentes, qui nous semble la plus juste et la plus réussie. Tout comme il existe deux versions du lac d’Albano : dans la seconde, les personnages mythologiques s’imposent aux dépens du paysage quand, dans la première, les figures apparaissent comme une émanation presque fantomatique de celui-ci. La partie suivante est consacrée aux paysages, petits formats qui saisissent pourtant de vastes horizons de collines ou de montagnes des Alpes ou d’Italie, ou encore d’Ile de France, avec souvent la même audace de couleurs et de simplification du dessin. Ils ont la fraicheur de dessins préparatoires, mais manifestement Maurice Denis les peignait pour eux-mêmes. La plus belle vue est sans doute "Reflet de soleil sur la rivière", paysage de Seine en vue plongeante, dans laquelle l’artiste reste fidèle aux principes nabis, à la simplification du paysage en larges aplats, la sinuosité décorative des lignes, la vivacité expressive des couleurs, qui n’est déjà plus de l’impressionnisme. Le cœur de l’exposition se situe à l’étage au-dessus, dans la partie intitulée "Sous les arbres" qui s’ouvre sur une des toiles les plus célèbres du peintre, "Paysage aux arbres verts". La pénombre de la salle, les grandes impressions d’arbres transparentes tendues entre les panneaux où sont accrochées les toiles de petit et moyen format, nous plongent avec bonheur dans l’atmosphère d’un sous-bois, de ces bois tant aimés par lui dès son plus jeune âge. Les dates sur les cartels l’attestent : Il a repris inlassablement le même sujet, tout au long de sa vie, mais dans une grande variété. Les arbres s’élèvent vers le ciel, les parterres de fleurs ou de mousses s’étalent en taches, les ombres s’allongent en stries longilignes et dessinent au sol des jeux surprenants de lignes ; les troncs qu’il dessine souvent privés de leurs frondaisons multiplient leur verticalité, et ses forêts aux colonnes multipliées semblent comme les piliers de cathédrales de plein air. A travers le damier des sols, la verticalité des fûts, les voûtes de feuillage, on sent transparaitre, comme l’ont fait remarquer certains commentateurs, au-delà de son observation aiguë, naturaliste, une spiritualité, une mystique du lieu. Pourtant c’est là que l’on sent le mieux la sensibilité instinctive, innée de Maurice Denis pour la nature : il l’exprime, même en la teintant parfois de religiosité, avec simplicité, limpidité, pourrait-on dire, dans le symbolisme expressif des formes, des couleurs, de la composition, sans le truchement d’aucune littérature, d’aucun récit, qu’il soit biblique ou mythologique. Le vrai Maurice Denis, à nos yeux, qui retrouve l’enfant naïf d’avant les théories et les prétentions à tenir le lourd flambeau d’un art sacré et d’un classicisme modernes. Car, en renversant la formule qu’il applique pour les critiquer aux Impressionnistes, dont il cherchait à se démarquer, "l’œil mange la tête", on pourrait dire que souvent chez lui la tête mange l’œil. La partie suivante est consacrée à quelques paysages tirés de ses carnets d’aquarelles reproduits sur de grands tissus. La comparaison entre l’esquisse à l’aquarelle de "Reflet de soleil sur la rivière" et sa traduction en peinture que l’on a déjà commentée est intéressante car on voit à l’œuvre la simplification, la stylisation des paysages que l’artiste opère par le lavis dès la saisie sur le motif. Il reprend tels quels les aplats, sans toucher à la composition, les cerne seulement et accentue le jeu des lignes. Mais l’essentiel est déjà là, pensé dès le départ. Les natures mortes, des fruits surtout, des fleurs ou des poissons, installées dans l’intérieur d’une tour, terminent l’exposition. Voilà encore des sujets modestes mais peu vus auxquels il est resté attaché tout au long de sa vie : la part de la nature que l’on prélève et que l’on emporte dans les murs de la maison. Natures mortes auxquelles il prête beaucoup de soin et de vie. On n’avait prêté que peu d’attention jusqu’à présent à ces toiles de Maurice Denis. En parcourant cette exposition, l’œil déambule avec lui dans des jardins clos, s’ouvre sur de larges paysages, se glisse entre des massifs ou des troncs, s’enfonce dans les sous-bois ou les forêts, ou s’arrête devant des fruits disposés sur des meubles ou des coupes. Un regard, une démarche qui, à n’en pas douter, rencontrent et satisfont les sentiments du public qui passe là, génération inquiète de retrouver une proximité avec une Nature trop longtemps négligée. C’est bien un Maurice Denis intime et familier qui réapparait et revit ici : l’exposition nous fait oublier le peintre des idées, des théories qu’il a sans cesse retravaillées pour définir son style et son école et se situer dans l’histoire de la peinture en altérant peut-être sa sensibilité innée. Une très belle exposition qui, pour nous rapprocher d’un artiste profondément inspiré par la nature, nous ouvre ses jardins secrets. Gildas Portalis,
Perros-Guirec, juin 2023 Reflet de soleil sur la rivière. Domaine départemental de la Roche-Jagu @ Chimair
Maurice Denis, Les chemins de la nature.
- au Domaine départemental de la Roche-Jagu (Côtes d’Armor), 22260 Ploëzal, du 6 mai au 1er octobre 2023. - au Musée départemental Maurice Denis, 78100 Saint-Germain-en-Laye, du 21 octobre 2023 au 31 mars 2024. - Catalogue de l’exposition : Les chemins de la Nature - Maurice Denis (Editions Ouest-France) 28 €. Outre qu’il montre la totalité des œuvres exposées dans les deux lieux, il comporte de très intéressants articles des spécialistes actuels de Maurice Denis. - Catalogue raisonné de l’œuvre de l’artiste en préparation, en 4 volumes aux Editions Flammarion, sous la direction de Claire Denis et Fabienne Stahl. Crédit photo : Collection particulière @ Catalogue raisonné de l'oeuvre de Maurice Denis |