Marcel Proust
Essais
Marcel Proust


"Il n'y a peut-être pas de jours de notre enfance que nous ayons si pleinement vécus que ceux que nous avons cru laisser sans les vivre, ceux que nous avons passés avec un livre préféré."
Sur la lecture (1906)

Cette édition des Essais de Proust regroupe un grand nombre de ses écrits éparpillés, ici et là, dans la presse et les revues, et notamment dans le fameux Contre Sainte-Beuve, avec le volume des Pastiches et Mélanges, de développements romanesques, tout un ensemble de réflexions de l'auteur de À la recherche du temps perdu sur l'histoire de la littérature, avec des Entretiens pour Le Temps, Le Figaro, etc., qui s'étalent d'avant 1911 à 1922, augmentés de publications posthumes.

Le corpus de Marcel Proust (1871-1922) est une manne infinie. Il y a ce texte historique sur le style de Flaubert qu'il faut citer, lequel fait suite après une polémique suscitée par un article de la NRF : "Je lis seulement à l'instant (ce qui m'empêche d'entreprendre une étude approfondie) l'article du distingué critique de la Nouvelle Revue Française sur "le Style de Flaubert". J'ai été stupéfait, je l'avoue, de voir traiter de peu doué pour écrire, un homme qui par l'usage entièrement nouveau et personnel qu'il a fait du passé défini, du passé indéfini, du participe présent, de certains pronoms et de certaines prépositions, a renouvelé presque autant notre vision des choses que Kant, avec ses Catégories, les théories de la Connaissance et de la Réalité du monde extérieur." Dans une lettre à un ami, il continue ses remarques : "La grande patience de Flaubert devrait défendre de laisser imprimer ce qui n'est même pas digne d'être écrit sur du papier à lettres, ce qu'on pourrait tout au plus dire en bavardant, "téléphoner". Et plus loin encore : "Quand on pense à Flaubert, il faut toujours se rappeler que la phrase qu'il admirait le plus dans la langue française est cette phrase de Montesquieu : "Les vices d'Alexandre étaient extrêmes comme ses vertus ; il était terrible dans la colère ; elle le rendait cruel". Il faut lire entièrement ce texte sur Flaubert. On sait que Proust réfléchissait à la conception des grandes œuvres du siècle précédent qu'elles soient littéraires, musicales ou plastiques. Il remarquait que les grands auteurs de ce "cycle", mot qui revient souvent, ne percevaient qu'après-coup leurs inventions. Citons cette remarque de La Prisonnière : "Wagner […] s'apercevant tout à coup qu'il venait de faire une Tétralogie, dut éprouver un peu de la même ivresse que Balzac quand celui-ci, jetant sur ses ouvrages le regard à la fois d'un étranger et d'un père, trouvant à celui-ci la pureté de Raphaël, à cet autre la simplicité de l'Évangile, s'avisa brusquement en projetant sur eux une illumination rétrospective qu'ils seraient plus beaux réunis en un cycle où les mêmes personnages reviendraient et ajouta à son œuvre, en ce raccord, un coup de pinceau, le dernier et le plus sublime."

Roland Barthes disait dans un entretien que Proust avait écrit sa vie, mais qu'il ne l'avait pas racontée. La Recherche a donné lieu à de nombreux commentaires et analyses sur sa composition. "Proust, c'est l'entrée massive, audacieuse, de l'auteur, du sujet écrivant, comme biographologue, dans la littérature ; l'œuvre, qui ne relève pas du genre biographique (Journal, Mémoires), est entièrement tissée de lui, de ses lieux, de ses amis, de sa famille ; à la lettre, il n'y a que cela dans son roman." Barthes. En 1908, Proust se demande s'il est un romancier – note-t-il sur un carnet. Sa fatigue l'inquiète. Il pense à Gérard de Nerval. Le livre futur est en train de germer. Il avance comme un essayiste, il élabore sa méthode, la conception de son livre après avoir lu d'innombrables textes sur l'histoire de la littérature et notamment les essais de Sainte Beuve, sa "bête noire" ! Ce n'est qu'au dernier tome de La Recherche, Le Temps retrouvé que Proust rassemble ses théories sur la littérature et l'écriture de ses livres, son roman, finalement.

On retrouve dans ce volume les textes sur Chardin et Rembrandt ; Proust évoque La Raie, Fruits et Animaux, la Pourvoyeuse de pains, il écrit : "Le plaisir que vous donne sa peinture d'une chambre où l'on coud, d'un office, d'une cuisine, d'un buffet, c'est, aussi au passage, dégagé de l'instant, approfondi, éternisé, le plaisir que lui donnait la vue d'un buffet, d'une cuisine, d'un office, d'une chambre où l'on coud. Ils sont si inséparables l'un de l'autre (…)", "ce plaisir que donne le spectacle de la vie humble et de la nature morte (…)". C'est le langage impératif et brillant de Chardin. Avec Rembrandt, "la réalité même sera dépassée", avec les deux Philosophes et Le Bon Samaritain. Et puis il y a Watteau et son apothéose de l'amour et du plaisir, quelque peu mélancolique ; Proust ranime le monde mystérieux et riche de Gustave Moreau, son essai aborde le sens de la création chez les artistes et les écrivains, en particulier. Lisons aussi "Le Roman et le Temps", bref texte ; La mort des cathédrales, Journées de lecture… à lire et à relire encore. Il y a dans ce volume des "Développements romanesques", des premières ébauches de la Recherche. On y trouvera aussi les textes posthumes, et le dossier complet du Sainte-Beuve, etc.

Pour finir je tiens à citer quelques extraits de textes d'essayistes étrangers, notamment, celui de Giovanni Macchia, consacré à Proust et la nuit (1), et du livre de Pietro Citati, La colombe poignardée. (2) Proust se voit comme une colombe poignardée dans un jardin. La méthode profonde de Citati consiste à explorer les œuvres et les vies des auteurs pour déceler l'image, le détail révélateur ou les symptômes de ce Mal absolu, à l'origine de grands romans. Comme j'ai pu l'écrire par ailleurs sur ses autres essais.

Quant à Macchia, il nous rappelle que "L'ange symbolise l'essence même de l'art proustien, plongé dans le silence et la solitude d'un auteur qui, reclus dans l'ombre de sa chambre aux volets clos, tant il ne peut voir clair que dans l'obscurité, écrit dans un état de danger extrême, puisqu'il ignore quelle nuit il devra se préparer à mourir. En cela, le destin de Proust est semblable à celui de Shéhérazade, racontant une autre grande œuvre nocturne, Les Mille et Une Nuits." Macchia écrit : "Proust reste le plus bel exemple d'une littérature qui est entrée dans nos vies au point de provoquer une intoxication insidieuse. C'est comme un fait privé répandu parmi des centaines de milliers de personnes, qui, rangées en clans très variés, ne forment jamais une foule anonyme. Les perspectives s'estompent et se ravivent, changeantes, changeantes, insaisissables. Son image erre encore parmi des lecteurs fanatiques, avec un problème toujours ouvert de clés, vraies ou fausses, dans une pluralité de significations. Même la Gloire, sa Gloire, n'a rien à voir avec le péplum rigide d'une statue classique, qui nous laisse entrevoir la perfection, mais c'est une Gloire impure, pleine de scories, comme la vie. Il est difficile de libérer Proust du proustisme. Et c'est aussi pour cette raison que son existence posthume a été tout sauf confortable. Presque périodiquement, des silences et des vides se forment autour de son travail. Il existe des tentatives sérieuses pour faire couler l'histoire de la littérature comme s'il n'avait pas existé, ce qui est plus grave qu'une aversion ouverte. S'il était encore vivant, le visage de Proust errerait aujourd'hui, confus, perdu, parmi les constellations de noms qui tournent dans le ciel éclaté de la littérature, pas seulement française. Il se retrouverait, avec ses yeux plutôt bovins, émerveillés, parmi de prétendus saints et intercesseurs, des guides bruyants et des intermédiaires suspects. Rien n'est plus éloigné de son expression délicate et absorbée, penchée sur l'infini de la conscience ; rien n'est plus éloigné de l'ascète silencieux et malade, qui se nourrissait des fantômes du temps et de la mort."

Carlo Emilio Gadda parlait de Proust ainsi : "Une page de Proust, une période de Proust, est souvent une tentative (réussie, à mon avis) de rassembler […] en un seul moment expressif, une foule d'images conspiratrices, convergeant vers une signification très riche : c'est un entonnoir astucieux, qui lui permet, et après lui son lecteur, de boire d'une lente gorgée les mille ruisseaux, les mille apports de l'analyse. C'est un navire de sauvetage chargé de mille passagers, plutôt que de dix. [J'admire chez Proust le sens de la relativité du point d'observation […] : un sens qui est même une méthode et je dirais un canon de la "physique quantique" moderne. Chez Proust, c'est une double, une triple, une décuple représentation du personnage et de l'événement : qui engage à une nouvelle discipline, à une nouvelle gymnastique, le domaine le plus proprement gnoséologique de nos facultés".
C'est un extrait d'un article de 1950, intitulé : I grandi uomini. Gadda admirait notamment chez Proust ce qu'il nomme : "le sens de la relativité du point d'observation […] : un sens qui est même méthode et je dirais canon de la physique quantique moderne" (…). Et plus loin encore, il notait : "Les grands hommes d'aujourd'hui peuvent (parfois) nous paraître un peu plus petits que ce que l'idée de grandeur impliquerait […]. Les congestions névrotiques de leur activité bio-psychique se révèlent plus fréquentes et plus graves que celles des névropathes ordinaires, c'est-à-dire du commun des mortels. […] Le génie est contrebalancé par l'anomalie. Oui. Dans la vie des grands, il y a parfois quelque chose de désordonné, de douloureux, de fatalement excessif, d'erroné, de particulièrement pécheur, qui semble constituer le contrepoids biographique, la compensation (négative) de leur pureté agissante, de leur hyper-cognition victorieuse."

Proust a aimé Flaubert, Dostoïevski, Tolstoï, toute la substance de leurs œuvres, mais il voulait construire un roman impur et monstrueux, avec son remarquable point de vue. Il se devait de mêler tous les fragments de la réalité, du hasard, ses innombrables moi, éclatés, analysés au microscope. Il se voyait en "herborisateur humain", en "botaniste moral". Il a mêlé tous les genres dans une monstrueuse narration symphonique, de motifs en leitmotiv, fondu enchaîné.
 
Patrick Amine
Paris, Mai 2022
 
 
Marcel Proust, Essais
Edition sous la direction d'Antoine Compagnon, avec Christophe Pradeau et Matthieu Vernet, Ed. Gallimard, "Bibliothèque de la Pléiade", 2064 p. n° 229 - 2064 p., 69 €.

Notes :
(1) - Giovanni Macchia, L'Ange de la nuit, Sur Proust, Ed. Gallimard. 1993.
(2) - Folio n° 3131, 1998 – Ière édition 1997, Ed. Gallimard)

accueil     vos réactions     haut de page     retour