Voyage en noir et blanc au cœur de l'œuvre graphique
de Rafael Mahdavi
 Entretien avec Julia Hountou
 
Rafael Mahdavi
 
Rafael Mahdavi, Stay with me II, 2005
 
 
A l'occasion de l'exposition à l'École Supérieure d'Art et de Design d'Amiens, le peintre Rafael Mahdavi et Julia Hountou s'entretiennent au sujet d'une série inédite de huit grands dessins sur toile, réalisés entre 2005 et 2007.
 
 
Julia Hountou : Pourquoi avez-vous privilégié le dessin sur d'aussi grands supports ?

Rafael Mahdavi : J'ai réalisé des dessins suite à une crise que j'ai traversée au début des années 90 : je me suis mis à penser très sérieusement à ce que je faisais, d'un point de vue éthique et esthétique. Je me suis demandé ce que j'aimais vraiment dans l'art. J'ai visité des musées, à Londres, New York et Madrid. Et durant trois ans, j'ai réalisé des variations sur des toiles de Giovanni Bellini(1), Ingres(2), Patinir(3), Giorgione(4) et Rubens(5). En 1968 j'avais déjà passé un an à Rome à copier, en sculptures et dessins, des œuvres de Goya(6) et Vélasquez(7). Et ce récent travail assez minutieux m'a beaucoup appris sur la composition, sur la façon dont ces artistes nous introduisent et nous guident dans la toile. Ce réapprentissage m'a permis de renouer avec le dessin. J'accorde énormément d'importance à la technique, à la composition, aux paramètres plastiques, mais la signification de l'œuvre reste tout aussi importante.
Dans cette série, les dessins mesurent tous 1,60 mètre sur 1,60 mètre. Auparavant, je réalisais des toiles de 2 mètres sur 2 mètres ; puis 2 mètres sur 1,60 mètre ou 1,50 mètre. Et, je me suis intéressé au rapport physique du spectateur à l'œuvre. Lorsqu'on regarde un tableau, il y a ce que j'appelle le format "poitrine" que l'on peut englober optiquement, d'un seul coup d'œil. Les petits formats m'intéressent peu car ils présentent moins d'impact visuel et nécessitent moins de travail physique et conceptuel. Finalement, après vingt ans de recherche, j'ai opté par élimination et instinct pour un format carré de 1,60 mètre sur 1,60 mètre qui reste à une échelle humaine. Par ailleurs, je savais que les œuvres sur papier se vendent difficilement, ont tendance à jaunir, et pour les exposer l'encadrement correct est compliqué, il faut le verre, le passe-partout, le support, le cadre lui-même, et à cette échelle-là, vous pouvez vous imaginer le coût. Comme je suis pratique, j'ai choisi le dessin sur toile ; ce qui est rare en général. La matière constitue une des préoccupations de beaucoup d'artistes. Or, la texture m'intéresse peu. J'ai utilisé une toile qui a six couches d'enduit. Cette toile a l'avantage d'être incroyablement lisse car je veux contrôler ce que je fais, je souhaite éviter que le support interfère par rapport au rendu final. De plus, l'intimité graphique ne m'intéresse pas. Selon moi, il n'y a pas plus de proximité avec l'œuvre dans la pratique du dessin que dans celle de la peinture. Le dessin est simplement plus facile à réaliser parce qu'il y a en moyenne dix variantes ou dégradés entre le noir et le blanc, alors qu'en peinture, beaucoup plus de variables entrent en jeu.

J. H. : Quelle technique avez-vous utilisée et selon quel processus avez-vous réalisé cette série ?

R. M. : Mon intérêt pour le motif des nuages en général, et en particulier les nuages de fumée en temps de guerre a engendré cette série. J'ai notamment exploré ce thème dans mes trois premiers dessins (Icarus in Kuweit(8), Butterfly Effect(9), Fragile House(10)). Puis, j'ai réalisé Leaper and Dog(11), Stay with Me(12), L'amour fou(13), L'invitation au voyage(14) et enfin Hypnos(15). Je n'ai effectué aucun dessin préparatoire pour ces œuvres. Tel une imprimante, je débute un dessin en commençant par la partie supérieure puis je descends progressivement. Je place les éléments principaux, puis je travaille le détail. Il est rare que je corrige. Pour tous ces dessins, j'ai utilisé des bâtons de graphite, de très fines mines de plomb de 0,5 mm, et des crayons à papier HB ou B. J'ai par exemple réalisé les ombres sur L'invitation au voyage avec un torchon recouvert de graphite alors que les éléments très détaillés tels que le coquillage ou le papillon dans Butterfly Effect ont été dessinés avec une très fine mine de Critérium. J'ai également eu recours à des pochoirs pour élaborer le château de cartes représenté dans Fragile House et les mains tendues figurant dans la partie supérieure de Stay with me et Leaper and Dog.

J. H. : Pour quelle raison les dessins sont-ils délimités par des cadres noirs ?

R. M. : Le cadre noir capte et emprisonne le dessin. Cette bordure sombre arrête les lignes blanches horizontales qui parcourent mes toiles. Ainsi, elles ne se confondent pas avec les cimaises blanches. De surcroît, sans cadre, il n'y a pas d'arrêt, le regard sort de la toile et ne revient pas. Telle une boule de billard, l'œil du voyeur doit rebondir sur les bords du cadre et rester dans le dessin. Cet encadrement qui participe d'une grammaire visuelle, d'un souci de composition fait également office de fenêtre.

J. H. : Votre signature réduite à vos initiales suivies de l'année de réalisation de l'œuvre s'apparente à un monogramme placé au centre dans la partie inférieure de la toile. Ce matricule renvoie-t-il à l'univers de guerre que vous avez dépeint dans certains de ces dessins ? R. M. : Je n'ai pas pensé à cela. Habituellement, je signe derrière mes toiles. Ici, j'ai dessiné ma signature avec un pochoir car je souhaitais lui conférer un aspect plus impersonnel, presque industriel et stipuler que l'œuvre est achevée. Mes initiales suivies de la date s'apparentent à une marque de fabrique que le fabricant appose sur les produits qu'il confectionne.

J. H. : Le cercle apparaît dans cinq toiles de cette série : Icarus in Kuweit, Butterfly Effect, Fragile House, Stay with me et Leaper and Dog. Comment l'avez-vous réalisé et pourquoi est-il si récurrent ?

R. M. : Pour réaliser ces cercles, j'ai percé et fixé au milieu de la toile un clou auquel j'ai noué une corde au bout de laquelle j'ai attaché un crayon, une gomme ou une raclette pour créer ces formes circulaires de différents diamètres.
Grâce aux cercles, j'ai trouvé une solution par rapport aux angles des toiles qui posent toujours un problème. Les cercles solutionnent l'impression d'éclatement en resserrant la composition. D'ailleurs, le cercle représente notamment dans ma série, l'œil de l'artiste, du regardeur qui observent le fonctionnement du monde. C'est une manière d'affirmer combien tout peintre dépend de ses perceptions visuelles. Mais ces formes circulaires ressemblent aussi à des viseurs susceptibles d'inviter le public à détruire mes dessins. Enfin, dans Leaper and Dog, le cercle s'apparente davantage à une bouée tridimensionnelle élastique, nommée torus en topologie. Je m'intéresse beaucoup à cette branche des mathématiques qui porte sur l'étude des déformations et élasticités de surfaces par des transformations continues(16).

J. H. : Pour quelle raison les trois toiles Icarus in Kuweit, Butterfly Effect et Leaper and Dog sont-elles recouvertes de fines bandes blanches horizontales, espacées à intervalles réguliers, qui fragmentent l'image et semblent ainsi altérer la vision ?

R. M. : Je n'ai pas dessiné ces lignes dans le but de brouiller la lecture de l'image. Ces traits horizontaux qui couvrent toute la surface de la toile induisent un sens de lecture. Tels les cercles, ils participent de la composition en unifiant les différents éléments présents dans le dessin, car je suis un fou de composition. En allant au Musée du Louvre, j'ai compris comment, grâce à des points focaux, les peintres classiques guident optiquement le public afin qu'il regarde la totalité de la toile. J'en suis très admiratif. Dans Butterfly Effect, j'ai tracé ces raies en prenant une règle et en gommant le dessin que j'avais réalisé précédemment. Par contre, pour obtenir les lignes horizontales d'Icarus in Kuweit, j'ai collé des petites bandes adhésives sur la toile avant de dessiner par-dessus, puis de les décoller. Ces hachures horizontales évoquent les parasites qui apparaissent parfois sur les écrans de télévision et confèrent à mes toiles un rendu plus réaliste et contemporain. Elles rappellent aussi les persiennes à travers lesquelles on observe en cachette une scène. Le public doit donc lire entre les lignes comme on regarde entre les lames d'un store, pour deviner la vérité perçant au travers. Je crée ainsi un écran comme s'il y avait une mise à distance de l'image. C'est une notion très importante pour moi. Le spectateur doit être conscient qu'il regarde une œuvre. C'est une manière de bien spécifier qu'il s'agit d'une représentation.

J.H. : Vous avez pris le soin d'intituler chaque toile. Quelle importance accordez-vous aux titres ?

R. M. : J'aime les titres, car ils peuvent aider tout le monde, pas seulement les experts à entrer dans la toile, dans l'image, afin que les gens puissent comprendre la signification de l'œuvre.

J. H. : Les trois dessins Icarus in Kuweit, Butterfly Effect et Fragile House traitent de la guerre. Ces fractures du réel nous placent dans l'immédiateté de la catastrophe au travers d'images d'archives et entrent en résonance avec notre époque. En soulignant la diversité des désastres nés de la malveillance humaine, souhaitez-vous susciter l'effroi ou aider à y faire face ?

R. M. : Cette thématique découle probablement de mon vécu personnel. Lors de la guerre du Vietnam(17), j'ai été appelé pour servir dans l'armée américaine mais j'ai refusé. Tel un déserteur, j'ai pris l'avion pour Paris, en janvier 1968. Plus tard j'ai alors été arrêté par Interpol(18) qui m'a permis de rester en France. Peu après mon passeport américain m'a été retiré. Puis en 1972, je suis rentré aux Etats-Unis en tant qu'immigrant iranien car à l'époque j'avais un deuxième passeport (mon père étant iranien), et en 1973 j‘ai bénéficié d'une amnistie générale pour ceux qui avaient refusé de servir.
Par ailleurs, ces trois dessins résultent aussi de mon goût pour la photographie de guerre. Les épais nuages de fumée formés par de violentes explosions ou de puissantes armes à feu lors des combats armés me fascinent. D'ailleurs, dans cette série de toiles, les cieux à l'arrière-plan sont toujours chargés et orageux car s'ils sont paisibles, ils paraissent fades, plats et ennuyeux en peinture. Il faut animer plastiquement cette énorme surface qui occupe une grande partie de la toile. C'est pourquoi dans le ciel de L'amour fou par exemple, les zones sombres semblables à des nuées sont réalisées avec un chiffon couvert de graphite. J'ai ensuite passé des coups de gomme assez marqués dans différents sens sur ces turbulences foncées pour créer de violents éclairs ou d'intenses décharges électriques. Revenons à ces trois toiles. Mu par mon goût pour les nuages de guerre, j'ai acheté un livre intitulé Un siècle de guerres(19). Deux photographies de Pearl Harbour(20) et une de la première guerre du Golfe, m'ont servi de modèles pour réaliser ces œuvres.
Dans mon dessin Fragile House, j'ai dépeint ces épaisses volutes sombres s'échappant des cuirassés(21). Nous assistons en direct à l'effondrement de ces gigantesques navires dans un cadre totalement enfumé tandis qu'au centre de la toile, un château de cartes semble flotter au-dessus de la scène principale. Il symbolise l'équilibre précaire, incertain, hasardeux, bref hypothétique. De même Butterfly Effect dépeint les effets dévastateurs des attaques lancées sur les hangars de l'aérodrome(22). Le papillon blanc placé au centre du dessin fait quant à lui partie de mes images récurrentes. Son aspect fragile, délicat et léger accentue délibérément le contraste avec l'environnement extrêmement sombre, et métallique évoqué par les hélicoptères noirs posés au sol à proximité d'un hangar abandonné tandis de larges et denses torsades de fumée envahissent le ciel, dans une image de désolation.
Enfin, Icarus in Kuweit(23) représente un paysage jonché de carcasses métalliques au premier plan alors que des puits de pétrole brûlent au loin. Les volutes de fumée s'échappant des réservoirs s'apparentent à des fusées sombres qui scandent le ciel immense. Dans la partie supérieure de la toile, au centre, Icare(24) apparaît sous les traits d'un homme nu, tombé du ciel. Je ne vise pas à susciter l'effroi à travers ces trois dessins. J'entends juste parvenir à une écriture du désastre pour parler d'une réalité, sur le mode du constat.

J. H. : Que symbolise pour vous le papillon, si récurrent dans votre travail ? Et pourquoi faites-vous allusion à l'expression "butterfly effect" issue de l'article scientifique du météorologue Edward Lorenz, publié en 1972 sous le titre : "Prévisibilité, le battement d'aile d'un papillon au Mexique peut-il provoquer une tornade au Texas(25) ? "

R. M. : Les papillons monarques sont des insectes fabuleux. Ils effectuent un voyage de migration de l'Amérique du Nord jusqu'au Mexique(26). Ainsi, ce papillon migrateur est pour moi une sorte de double. Je suis né au Mexique d'une mère américaine et d'un père iranien, mais j'ai été élevé à Majorque, avant d'être envoyé en pension à Madrid, Londres et finalement Vienne. Puis, je suis allé à l'université aux États-Unis, j'ai exercé divers emplois à New York, Rome et Paris où je vis maintenant. La notion de déplacement est donc capitale pour moi.
Par ailleurs, la question du papillon sert d'ouverture à La Théorie du Chaos, le best-seller scientifique du journaliste américain James Gleick(27) que j'ai lu avec un immense intérêt. Si ces trois toiles s'inspirent d'événements historiques, elles évoquent plus largement l'instabilité, la précarité du monde.

J. H. : Parlons à présent des deux dessins Stay with Me et Leaper and Dog à caractère autobiographique : un personnage masculin apparaît dans ces deux toiles, au milieu d'un paysage dépouillé, tandis qu'une main tendue figure au centre dans la partie supérieure des œuvres.

R. M. : Dans Stay with Me, un personnage masculin, aux cheveux courts et sombres, de trois-quarts face, se tient debout, immobile, les bras le long du corps. Des lunettes de soudeur confèrent à son visage impassibilité et mystère, tandis que les gants qu'il porte accentuent encore son isolement, lui qui est seul au centre d'un paysage dépouillé étiré sous un ciel orageux. J'ai réalisé cet autoportrait en m'inspirant d'une photographie prise par moi-même dans les années 70 à New York alors que j'avais vingt-sept ans. Je m'étais entièrement recouvert de peinture blanche et bleue.
En revanche, dans Leaper and Dog, le personnage masculin de profil est en pleine action. Les bras tendus, les jambes pliées, le buste légèrement incliné, il regarde distinctement le spectateur alors qu'il est déjà en plein saut. Pour réaliser le dessin de cet homme nu, je me suis basé sur un cliché où l'on me voit sauter. Dans mon propre travail photographique, j'ai également exploré le thème du saut, du plongeon, symbolisant pour moi le courage et le défi. Un énorme chien envahit aussi la toile. Dans sa lancée, il semble protéger l'homme placé entre ses pattes. Également présent dans Hypnos, cet animal revient souvent dans mon travail. Le chien errant, dépourvu d'ostentation et seul est inspiré des photographies du labrador d'un ami.
Dans ces deux dessins, comme dans le reste de la série, le paysage dépouillé ressemble au sol aride, vierge et sauvage de l'Espagne où j'ai passé une partie de mon enfance. Ces terres méditerranéennes dévastées par les incendies estivaux à Majorque m'ont marqué à tout jamais. Le paysage de Leaper and Dog rappelle, quant à lui, la peinture toscane, et notamment celle de Fra Angelico(28), qui dépeint une nature extraordinairement douce, sculptée en rondeurs, parfois ponctuée de cyprès droits comme des points d'exclamation. En cela, le paysage constitue un champ symbolique remarquable. J'ai donc représenté, mis en images ces matérialités paysagères qui cristallisent un sentiment identitaire. Lorsque je suis arrivé à New York, en 1971, j'avais moins de trente ans et comme beaucoup de gens dans cette ville, je venais d'ailleurs. Afin de pallier ce sentiment de déracinement et d'exil, j'ai peint mes chaussures ainsi que des paysages granuleux gris jalonnés de poteaux pour cerner ma propriété, mon lieu et ainsi m'enraciner.
Alors que les autres dessins de cette série sont plus distanciés, ces deux toiles énigmatiques ont un caractère intime. Complexe et secret, Stay with Me condense de nombreux souvenirs personnels. J'ai notamment écrit dans le cercle le premier chapitre d'un récit autobiographique, selon un mouvement en spirale, puis j'ai gommé en partie le texte ; mais lorsqu'on s'approche de la toile, on parvient à lire : "Stay with me now" ; et les mots "hands ", "swallows " "blood ", "mind " apparaissent par hasard. Par ailleurs, le saut figuré dans Leaper and Dog symbolise, peut-être les risques physiques auxquels je me suis exposé, par exemple en expérimentant diverses drogues (LSD en 1963, opium, mescaline, cocaïne et autres substances), ou en participant une dizaine de fois, au lâcher de taureaux dans les rues de Pampelune. En fait, quand j'étais très jeune, je voulais être toréador car la violence de la corrida équivaut à une magnifique joute avec la mort. Cependant, dans ces deux dessins, comme vous l'avez remarqué, une main venant d'en haut est tendue vers les personnages, en signe d'aide et de secours accordé.

J. H. : Le dessin intitulé L'amour fou présente, quant à lui, une vision assez dure de l'affect amoureux. Cette pince personnifiée dotée d'une énorme mâchoire est-elle une métaphore de la dévoration amoureuse ou de l'instrumentalisation de l'amour ?

R. M. : En effet, dans cette toile, j'ai dessiné une énorme pince à ressort à l'allure anthropomorphique. Debout devant un ciel orageux, elle se dresse d'un air triomphal au milieu d'un paysage dénué de végétation, semblable à un terrain vague. Comme la lumière provient de l'angle supérieur droit, des ombres grises se dessinent sur le sol. Les dents de la pince évoquent une mâchoire ouverte extériorisant un cri violent ou un éclat de rire. La puissance maxillaire contraste avec les membres inférieurs dotés d'une légèreté typiquement féminine, d'où cette ambiguïté entre impressions effrayantes et comiques. La précision graphique de cette tenaille mécanique et froide, presque chirurgicale, dénote une posture anti-sentimentale.
Par ailleurs, alors que je vivais à New York j'ai peint les divers outils que je possédais car ils me définissaient, me caractérisaient en tant que peintre. Indispensables à mes créations, ils faisaient partie intégrante de moi.

J. H. : Le titre de l'œuvre L'amour fou figure en toutes lettres sur la toile, comme un hommage à André Breton(29). Le surréalisme a-t-il influencé votre travail ?

R. M. : D'une certaine façon, oui. Le titre L'amour fou mondialement connu est incroyablement percutant. J'ai souvent écrit les mots "amour fou ", "respirer ", "silence "… sur mes œuvres, pour altérer la simple séduction formelle du dessin ou de la peinture, désacraliser l'art et induire un sens de lecture. À présent, les mots ont presque disparu de mes toiles. Ici, j'ai d'abord tapé chaque lettre avec ma machine à écrire "Underwood " achetée à New York en 1975, puis je les ai considérablement agrandies grâce à une photocopieuse. La saleté de la frappe étant accentuée, elles sont devenues grosses et floues, semblables à d'épais nuages noirs. J'en ai fait des pochoirs que j'ai appliqués sur la toile pour écrire le titre. J'aimais ce lien simple entre les différentes étapes : taper, agrandir, découper, puis dessiner. J'ai beaucoup utilisé cette machine à écrire car j'adorais la sensation de la frappe, le claquement rythmique des touches qui participent de la stimulation et de l'inspiration littéraire. Ces lettres évoquent aussi pour moi le polar et plus précisément l'univers de Raymond Chandler(30), Dashiell Hammett(31), James Cain(32), Cornell Woolrich(33), David Goodis(34), des écrivains que j'aime beaucoup. Ils ont une écriture efficace qui dépeint une psychologie abrupte et une réalité dure. Le style de ces écrivains, rude, âpre, sans détours devrait être nobélisable. Ce qu'ils décrivent est effrayant : pourriture, corruption, violence. Pour en supporter la vision, mieux vaut avoir le cuir épais et une bonne dose d'humour. Je veux, d'une certaine façon, dessiner et peindre comme on écrit des romans noirs, dénommés "hard boiled" en américain. Tel un polar, mes dessins abordables et pleins d'indices se composent d'un alphabet visuel apte à créer un univers sombre.

J. H. : Le dessin intitulé L'invitation au voyage présente un gros plan sur un torse dont les bras sont en partie tronqués. Le cadre inférieur se situe au-dessous du nombril. L'ambiguïté entre un torse féminin et masculin est-elle volontaire de votre part ?

R. M. : J'aime cette ambiguïté car l'effet n'est pas immédiat, mais plus subtil. Cependant, je revendique le fait qu'il s'agit d'un corps féminin. L'ombre sous la poitrine en annule en partie le relief et donne l'impression qu'il s'agit de pectoraux très musclés. Le torse féminin qui envahit littéralement le cadre et en déborde se tient face à nous, debout, dans une posture affirmée. Il impose sa beauté sculpturale. Ce chaste torse est présenté de manière inhabituelle, comme s'il était vu à travers une lucarne carrée ou un cadrage cinématographique, tel un arrêt sur image.
Je me suis inspiré de la photographie noir et blanc très contrastée du buste d'une femme que j'ai connue à New York, dans les années 70. Cette image au fort potentiel plastique s'est lentement insinuée dans mon travail et a inspiré plusieurs peintures. Je considère le corps comme un paysage avec ses crevasses et ses vallées. C'est une thématique qui revient souvent dans mon travail. En plus du torse féminin, j'ai également dessiné un coquillage, exactement au milieu de la toile, comme le papillon qui figure au centre de Butterfly Effect, pour focaliser la vision. J'ai délibérément évité de le placer au niveau du nombril afin d'éluder l'aspect esthétisant. En fait, ma mère collectionnait de très beaux coquillages, et après coup, je me suis rendu compte que je m'étais approprié ce motif. Telle une boîte fermée, le coquillage sert de caisse de résonance : il amplifie les sons. Comme l'oreille et le cerveau sont parcourus par de nombreux vaisseaux sanguins, lorsqu'on l'approche de la conque, c'est le bruit du sang dans les veines qui est accru par cette dernière. Par association d'idées, on relie ce bruit régulier au ressac des vagues qui s'échouent sur la plage. Mais il s'agit en fait de notre propre musique. J'appelle cela un antidote contre la solitude car cette mélodie incroyablement apaisante fait voyager.

J. H. : Pourquoi cette toile L'invitation au voyage est-elle recouverte de points de braille et d'où vient votre intérêt pour cette écriture ?

R. M. : J'ai d'abord réalisé le torse féminin, puis j'ai utilisé une gomme fixée à une visseuse électrique pour créer des ronds blancs afin de dessiner en trompe-l'œil les points de braille. Le braille me fascine visuellement car il s'apparente à un paysage aérien, à des rangées de cabanes ou de petites huttes militaires, des campements romains ou modernes, des avenues. Les points de braille me font également penser aux plots que je peignais dans les paysages des années 70. Je les vois aussi comme des ondes, des phénomènes originaires d'une autre planète.
Mon intérêt pour l'écriture braille découle de plusieurs souvenirs. En Espagne, l'Organisation Nationale des Aveugles Espagnols (ONCE) est très présente. J'ai souvent vu des visites guidées pour aveugles au Musée du Prado à Madrid. Les personnes malvoyantes exploraient les œuvres par la description orale. Cela m'a toujours étonné. J'ai d'ailleurs réalisé des toiles en relief pour que les non-voyants puissent avoir le plaisir d'appréhender certaines de mes pièces par le toucher. De surcroît, ma mère est devenue presque totalement aveugle trois ans avant sa mort (en 1997), suite à une thrombose. Elle en a beaucoup souffert.
Je me suis alors intéressé à l'écriture braille que j'ai intégrée dans certaines de mes œuvres. Le recours à ce langage mystérieux pour les voyants est notamment une manière de parler de la complexité du déchiffrement d'une œuvre d'art qui se décrypte finalement comme un polar.
J'ai également conçu ce dessin comme une exploration des sens, telle la découverte du monde qui passe avant tout par une approche sensorielle. Comme je le suggère avec l'utilisation de l'écriture braille, un sens peut servir à combler l'absence d'un autre : le toucher pallie la cécité. Le toucher et la vue convoqués par le corps féminin et l'écriture braille ainsi que l'ouïe évoquée par le coquillage nous convient à l'exploration de diverses expériences sensuelles, à un véritable " voyage" sensoriel. Aussi l'idée m'est venue d'écrire en braille le début du poème de Charles Baudelaire L'invitation au voyage, car ce poète est à la recherche d'un art de vivre dans lequel les sens et l'esthétique tiennent une grande place.

J. H. : Le dessin Hypnos que vous avez réalisé en 2007 scelle la série. Pourquoi vous êtes-vous penché sur cette figure mythologique et quelle importance accordez-vous à la culture grecque ?

R. M. : C'est au British Museum à Londres que j'ai vu cette magnifique tête ailée d'Hypnos qui date de la fin du IVe siècle. Il s'agit sans doute de la copie romaine d'une œuvre grecque. Cette sculpture anonyme très connue se réduit à une tête munie d'une seule aile située sur la tempe droite. Dans la mythologie grecque, Hypnos, dieu du sommeil, est le frère jumeau de Thanatos, dieu de la mort. Saint Paul, si marqué par la civilisation grecque, donne aussi à la mort l'image du sommeil. J'ai également tendance à associer le sommeil à la mort. Je pense aussi que la meilleure mort consiste à mourir en dormant, sans s'en rendre compte. Je connais des personnes âgées qui craignent de s'endormir, de peur de s'éteindre durant leur repos. Quant à moi, je pense à la mort plusieurs fois par jour. C'est un rendez-vous que j'ai depuis l'âge de dix ans, c'est-à-dire au moment où je me suis retrouvé seul, loin de mes parents, dans divers internats. Et je reconnais qu'à une période de ma vie, j'ai, disons, frôlé la mort. Revenons à présent à la toile. Dans la partie supérieure, j'ai écrit en grec le nom ΥΠΝΟΣ. J'ai toujours ressenti un attrait pour la philosophie hellénique. J'aime beaucoup les présocratiques qui sont parvenus à poser des questions absolument essentielles, même si en apparence ces questions semblaient inutiles.

Dans ce dessin, inspiré par la sculpture du British Museum, j'ai représenté Hypnos sous l'apparence d'un très jeune homme muni d'une seule aile. Sa tête énorme et inclinée est placée au centre de la composition. Tel un gardien au visage rond et enfantin, Hypnos surveille et protège le monde endormi. Sa tête se détache sur un ciel nuageux et domine un paysage décharné que l'extrémité de l'aile droite vient frôler. Leur proximité graphique scelle l'union de ces deux entités. Ce paysage osseux, rythmé par divers creux et bosses semblables aux côtes d'une cage thoracique, est parsemé de minuscules cyprès. En contrepoids à la lourde tête d'Hypnos penchée vers la gauche, dans l'angle inférieur droit, un chien se fond dans cet environnement dépouillé et s'apprête à sortir du cadre.

J. H. : Ce dessin Hypnos clôt cette série de manière relativement paisible alors qu'elle a débuté par trois images de guerre, en passant par des autoportraits avec Stay with Me ou Leaper and Dog et l'univers amoureux évoqué dans L'invitation au voyage et L'amour fou. Ne peut-on pas y voir une rétrospective des différentes facettes de votre existence ?

R. M. : Je viens d'en prendre conscience.
 
Julia Hountou
Paris, mars 2009
 
 
Ecole supérieure d'art et de design d’Amiens, 40 rue des Teinturiers, 80080 Amiens
www.esad-amiens.fr
 
 
Notes

(1) Giovanni Bellini dit Giambellino (né à Venise, entre 1425 et 1433 - Venise, 1516) est un peintre italien de la Renaissance, considéré comme le précurseur de l'école vénitienne, dont l'œuvre marque la rupture définitive avec le style gothique par son attachement à la rigueur géométrique, à travers des peintures qui effacent la différence entre mondes sacré et profane.
(2) Jean Auguste Dominique Ingres (1780, Montauban – 1867, Paris) est un peintre français néo-classique.
(3) Joachim Patinir ou Patenier (né 1485 à Dinant- mort le 5 octobre 1524 à Anvers), également connu sous le nom de de Patinier et de Patiner était un peintre et dessinateur de style flamand de la Haute Renaissance. Il fut membre de la guilde des peintres d'Anvers. Spécialisé dans les paysages et fortement influencé par Jérôme Bosch, Patinir réalisa des œuvres où se mêlaient des éléments fantastiques, des bois, des contrées imaginaires, des villes et des cours d'eau.
(4) Giorgio Barbarelli ou Zorzi da Vedelago ou da Castelfranco, dit Giorgione (Vedelago ou Castelfranco Veneto 1477 - Venise 1510) est le premier grand peintre vénitien du Cinquecento italien.
(5) Pierre Paul Rubens (ou Peter Paul Rubens) est un peintre baroque flamand né en 1577 et mort en 1640.
(6) Francisco José de Goya y Lucientes, né à Fuendetodos, près de Saragosse, en 1746 et mort à Bordeaux en 1828, est un peintre et graveur espagnol.
(7) Diego Rodríguez de Silva y Velázquez (Séville, baptisé en 1599 – Madrid, 1660), dit Diego Vélasquez en français, est un peintre du siècle d'or espagnol ayant eu une influence considérable à la cour du roi Philippe IV. Il est généralement considéré, avec Francisco Goya et Le Greco, comme l'un des plus grands artistes de l'histoire espagnole.

(8 à 15) 2005, 2006, 2007, dessin sur toile, 160 x 160 cm.

(16) Par exemple, dans cette discipline, une bouée et une tasse (avec anse) sont des surfaces topologiquement équivalentes car, à partir d'une des deux formes en caoutchouc, on peut envisager d'obtenir la deuxième par une transformation continue qui ne provoque ni coupure ni déchirure. Ce sont deux figures homéomorphes.

(17) La guerre du Viêt Nam (aussi appelée deuxième guerre d'Indochine) est un conflit qui a opposé de 1959 à 1975, d'une part la République démocratique du Viêt Nam (ou Nord-Vietnam) et son armée populaire vietnamienne - soutenue matériellement par le bloc de l'Est et la Chine - et le Front national pour la libération du Viêt Nam (ou Viet Cong) face à, d'autre part, la République du Viêt Nam (ou Sud-Vietnam), militairement soutenue par l'armée des États-Unis à partir de 1964, à la suite des incidents du golfe du Tonkin, appuyée par plusieurs alliés (Australie, Corée du Sud, Thaïlande, Philippines).
(18) Interpol (contraction de l'expression anglaise International Police) est une organisation internationale créée en 1923 dans le but de promouvoir la coopération policière entre les nations.

(19) Texte de Luciano Garibaldi et introduction de Wolf Blitzer. Paris, Gründ, 2002, 447 p.
(20) Ces clichés révèlent l'attaque surprise de Pearl Harbor, le 7 décembre 1941, lancée par les bombardiers japonais qui transforment la base américaine en un déluge de flammes et de fumée. Les pilotes japonais qui s'étaient exercés pendant des mois, utilisant même une maquette de la base aéronavale de Pearl Harbor, causèrent des dégâts considérables, coulant ou endommageant une vingtaine de navires et détruisant plus de cent cinquante avions, sans parler des lourdes pertes humaines.
(21) Tennessee et Arizona.
(22) Ford Island.
(23) Icarus in Kuweit, 2005, 160 x 160 cm, dessin sur toile.

(24) Dans la mythologie grecque, Icare est le fils de l'architecte Dédale et d'une esclave crétoise, Naupacté. Il est connu principalement pour avoir volé trop près du soleil. Icare et Dédale cherchent à échapper à la vengeance de Minos qui poursuivait Dédale car ce dernier avait aidé Pasiphae à s'accoupler avec un taureau blanc (ce qui donna naissance au Minotaure, un être au corps d'homme et à tête de taureau).
(25) Au début des années 1960, alors qu'Edward Lorenz s'interrogeait sur la difficulté de prévoir avec précision l'évolution de la météo, il a abouti à la théorie dite « du chaos ', qui a révolutionné la science bien au-delà de son champ de recherche. Depuis les travaux de Newton, on pensait pouvoir prédire avec exactitude l'évolution d'un système donné en connaissant ses conditions initiales et les forces qui s'y appliquent. Edward Lorenz a prouvé que d'infimes variations entre deux états initiaux pouvaient engendrer, au bout d'un certain temps, des situations finales très éloignées. Ces découvertes ont eu des implications dans la plupart des domaines scientifiques.
(26) Ils effectuent un voyage de migration de l'Amérique du Nord jusqu'au Mexique, lorsque l'hiver approche, et ce pour se réfugier et procréer dans les forêts de Michoacan. Le monarque migre car il a besoin de chaleur pour atteindre sa maturité sexuelle et se reproduire, au printemps. Il remonte ensuite dans le nord pour terminer son cycle de vie. Chaque année des millions de monarques effectuent le voyage, long de plus de 4000 kilomètres.
(27) James Gleick, La théorie du chaos, éd. Flammarion, coll. Champs, n° 219, 2008, 431 p. (28) Guido di Pietro, en religion Fra Giovanni, dit Fra Angelico (Le Frère des Anges) ou parfois le peintre des Anges (Vicchio di Mugello, vers 1400 - Rome, 18 février 1455) est un peintre du Quattrocento qui a été béatifié par Jean-Paul II en 1984 et déclaré saint patron des artistes et des peintres.

(29) André Breton, né à Tinchebray (Orne) en 1896 et mort à Paris en 1966, était un écrivain, poète, essayiste et théoricien du surréalisme. Il est connu en particulier pour des livres comme Nadja (1928), L'Amour fou (1937), et les différents Manifestes du surréalisme.

(30) Raymond Chandler (1888-1959) romancier et scénariste américain.
(31) Dashiell Hammett (1894 à Baltimore, Maryland - 1961 à New York) est un écrivain américain considéré comme le fondateur du roman noir. Sa contribution à la littérature américaine est d'une importance capitale, et son influence sur des auteurs tels que Hemingway, Chandler ou Simenon a été reconnue par chacun d'eux.
(32) James Mallahan Cain est un écrivain américain né à Annapolis dans l'État du Maryland (É.-U.) en 1892 et décédé à Hyattsville, Maryland en 1977 à l'âge de 85 ans. Entre autres métiers, il a été directeur d'édition au journal The New Yorker et scénariste. Il a publié sa première nouvelle à l'âge de 42 ans et obtint un important succès avec de nombreux romans noirs classiques.
(33) William Irish est le pseudonyme de Cornell Woolrich, écrivain américain né en 1903 à New York, où il meurt en 1968. Il écrit son premier roman, Chef d'accusation en 1935, influencé par l'œuvre de Francis Scott Fitzgerald. Jusqu'en 1940, les éditeurs refusent de publier ses livres, il publie dans des pulps près de trois cent cinquante nouvelles sous trois noms différents : William Irish, Georges Hopley et son vrai nom. Il connaît le succès à partir de 1940, avec La mariée était en noir. De nombreux metteurs en scène ont porté les œuvres à l'écran de ce maître du suspense, notamment Alfred Hitchcock pour Fenêtre sur cour, d'après une nouvelle, et François Truffaut pour La sirène du Mississippi et La mariée était en noir.
(34) Romancier américain, David Loeb Goodis est né en 1917, à Philadelphie où il meurt en 1967. Il devient auteur dans les « pulps ' américains. Il publie son premier livre Retour à la vie, (Retreat from Oblivion) en 1938, et s'installe à New York. Il obtient le succès en 1946 avec son livre Cauchemar. L'adaptation de ce livre en 1947, sous le titre Les Passagers de la nuit avec Humphrey Bogart et Lauren Bacall, lui vaut d'être engagé par la Warner Bros comme scénariste à Hollywood. Oublié dans son pays natal, David Goodis doit son succès en France à l'adaptation de plusieurs de ses livres au cinéma, notamment de Tirez sur le pianiste par François Truffaut en 1960, dont c'est le deuxième long-métrage.
 
 
Docteur en histoire de l'art, Julia Hountou est l'auteur de nombreux articles sur la création contemporaine (notamment Gina Pane, Michel Journiac…). Elle est actuellement pensionnaire de l'Académie de France à Rome - Villa Médicis, après avoir enseigné dans les Universités de Picardie Jules Verne, Paris 10 (Nanterre), Paris 12 (Créteil), Évry - Val d’Essonne, Paris Est - Marne-la-Vallée, et l'Academic Programs Abroad (Paris).

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