Fernand Léger
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Fernand Léger, (1881-1955), Composition, 1920,
Fernand Léger, (1881-1955), la Femme au Miroir, 1920,
Fernand Léger, (1881-1955), Homme au Chandail, 1924, |
Grand gaillard, Fernand Léger a toujours imprimé quelque chose de sa massive silhouette aux hommes, usines et fleurs qu'il peignait. On reconnaît entre mille ces masses lourdes, telles des statues d'acier à l'ampleur molle et un peu sauvage à la fois. Cette apparente simplicité de Léger a de quoi déconcerté : tout aussi moderne soit-elle, son esthétique renoue avec l'épure racée de la Grèce archaïque. Un retour étonnant aux sources de l'art occidental, qui ne trouve comme seule explication que le désir sincère de réconcilier l'art et la vie, par la révélation d'une indéniable beauté de l'ère industrielle. Dans le tumulte fracassant du cubisme et du futurisme, Léger laisse entendre une voix tout aussi forte. À coups de pinceau, il proclame que la forme est à réinventer et la vie contemporaine à exalter. Dans l'usine (1918) semble tenir de l'abstraction, concept auquel Léger (comme Picasso) ne croit pas : lames et pistons emplissent un espace pictural peu habitué à la domination du métal. On frôle le non-figuratif dans Composition (1920), peint à la fin d'une décennie où Kandinsky et Malevitch n'auraient pas renié ce fatras harmonique de tubes d'acier et de cercles sectionnés. À vrai dire, Léger flirte en fait avec le cubisme, en témoigne la présence discrète de lettres sur la toile. Il assume davantage son rapport à Picasso et ses émules avec un Paysage animé (1921), qui fleure faussement la composition traditionnelle de vue de campagne. S'il n'est pas Rosa Bonheur, Léger n'en revendique pas moins une forme de retour primitiviste lorsqu'il dépeint les corps des paysans comme des automates bourrus, étrange amalgame entre un monde rural impassible et une modernité fracassante. Même les arbres et la vache y vont de leur silhouette carénée comme une automobile flambant neuve, plaquée devant la façade d'une maison disloquée en cernes noirs et en aplats rouges comme blancs. Cette architecture joue les arrière-plans scéniques, donnant quelque platitude colorée à ces volumes ternes : à bien y regarder, la façade jongle entre la manière de Braque façon paysage de Céret et une rigueur géométrique digne de Mondrian…
Parfois, le peintre du monde populaire s'invite dans des intérieurs bourgeois, pour en faire des toiles au titre trompeur. La Femme au miroir (1920) pourrait évoquer quelque création de Titien ou de Velázquez : et pourtant, un seul regard sur l'œuvre persuade que l'on est à cent lieues des minauderies classiques. Le miroir est brisé ! Rien de malheureux puisque le visage de la belle se mirant l'est aussi, tout comme ces éclats d'objets et d'espace, qui nous font demander si tout cela n'est pas quelque hommage à une fameuse Femme à la guitare… Dans Le grand déjeuner (1921), les demoiselles allongées avec volupté, mais sans vêtement, sont par contre plus déroutantes : pour un peu, Léger nous offre un pastiche gentiment effronté des odalisques d'Ingres ou des baigneuses de Renoir. On se souvient aussi que Matisse s'aventure dans ces années-là sur les terrains de la sensuelle intimité avec Figure décorative sur fond ornemental. Néanmoins, rien d'érotique chez Léger ! Frontales et réduites à une anatomie elliptique, ces femmes pourraient, à première vue, reprendre le même mécanisme de représentation du nu que Les Demoiselles d'Avignon. Ce serait un peu vite oublier la focalisation de Léger sur la présence de la forme pour elle-même, et la beauté irréductible en découlant. D‘un motif apparemment anodin, il fait une nature morte humaine, où ces trois Grâces des années folles sont dépouillées de toute psychologie afin de se parer du même charme matériel que la cuiller ou la table. Un peu comme si Manet était devenu fou amoureux de la révolution industrielle. Alors qu'il suit les sentiers peu balisés d'une avant-garde toujours singulière, Léger ne reste cependant pas indifférent aux sirènes du surréalisme. Autour de 1930, les allusions aux audaces de Breton ou de Magritte ne manquent pas, avec une continuité dans la recherche formelle qui protège parfaitement Léger d'une simple redite. On peut bel et bien considérer comme des rébus songeurs Nature morte (1927) et La Danseuse aux clés (1929), avec un éparpillement des éléments dans l‘espace alors assez novateur chez l‘artiste. L‘influence surréaliste n‘est toutefois qu‘une étape enrichissante dans son évolution picturale, lui permettant de concevoir autrement son attachement à la forme : par le biais du mode énigmatique, la signification propre de tel ou tel objet s‘efface complètement au profit de sa pure apparence et de ses rapports matériels avec tout ou partie de la composition. Les figures se font plus précises dans Composition aux trois figures, fond bleu (1932) et Marie l'acrobate (1934) ; les visages deviennent détaillés, et en même temps vides de toute émotion. Non pas étranger à ce qui se passe alentour, et encore moins abruti ou annihilé par les tendances mécaniques de Léger. Ces traits refermés sur eux-mêmes traduisent simplement une fugace béatitude, libérée de tout souci, de tout désir, de toute obligation. Ces hommes et ces femmes s'abandonnent aux loisirs, illustrant un idéal de l'artiste, communiste comme alors nombre de ses collègues et amis, bientôt concrétisé par les congés payés du Front populaire. Cette aspiration à la sérénité, Léger la continue paradoxalement alors que se profilent les signes avant-coureurs de la guerre. Désormais, exit l'homme et ses machines au progrès mensonger, la nature reprend ses droits souverains de guide de l'artiste "classique". En effet, il y a comme un lointain écho d'un mouvement qui, depuis Poussin, déclame la joie du contraste des couleurs primaires et s'ingénue à mettre dans des compositions simples une haute idée de l'art. Qu'on ne s'y trompe pas : Léger n'a jamais singé les formules usées, mais laisse libre cours à un amour du monde dont il n'a jamais oublié la simplicité terrestre. Papillon et fleur (1937) transforme les charmes bucoliques en une variété de silhouettes légères, flottant dans l'air, tel les exubérances de Miró ou les créations biomorphiques du dernier Kandinsky. En exil aux États-Unis, Léger eut le loisir de voir tout ce qui se faisait alors de plus novateur en ces années sombres : néanmoins, c'est à une synthèse toute personnelle qu'il aboutit dans Composition (les bois polychromes) (1944). Du désordre lamentable d'engins abandonnés, rouillant, à l'agonie, triomphent les arbres et leur élan vitaliste, avec une vigueur de la couleur et de la forme qui n'a pas à rougir face à une vis ou un moteur. Artiste vieillissant qu'il est alors, Léger peut se permettre de délaisser son culte de l'ultra-contemporain pour des sujets jamais démodés. Ou, plutôt, de ne plus se focaliser sur l'homme, la machine, les objets, la politique, et porter sa peinture à un degré généreux d'enthousiasme. Benjamin Couilleaux
Paris, avril 2009
Fernand Léger, galerie Malingue, 26, avenue Matignon, 75008 Paris, du 21 février au 30 avril 2009.
www.malingue.net |