Jeff WallThe Crooked Path
Jeff Wall, portrait, © Studio Jeff Wall
Jeff Wall, The Thinker, 1986, transparency in lightbox, © Jeff Wall
Jeff Wall, Insomnia, 1994, transparency in lightbox, © Jeff Wall
Jeff Wall, Overpass, 2001, transparency in lightbox, © Jeff Wall
Jeff Wall, Mimic, 1982, transparency in lightbox, courtesy of the artist
Jeff Wall, The Crooked Path, 1991, transparency in lightbox, courtesy of the artist
Jeff Wall, Boy Falling from Tree, 2010, colour photograph, courtesy of the artist
Carl Andre, 4x25 Altstadt rectangle, 1967, 100 plates in steel
Marcel Duchamp, Landscape collage on plywood, 1959,
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Passer l'été par Bruxelles ou y demeurer sans aller voir l'exposition que Bozar consacre à Jeff Wall, c'est se priver d'une visite de qualité. Qualité double : celle du photographe lui-même, dont la rétrospective permet d'envisager la trajectoire, depuis les années 70, à partir de 25 oeuvres qu'il a lui-même sélectionnées ; celle du parti pris des curateurs, qui donnent à voir aussi les artistes qui sont importants pour lui dans une confrontation ordonnée sur dix salles. Le fil conducteur qui s'offre au visiteur est visiblement celui qu'induit le titre de l'exposition, repris d'une photo de l'auteur : difficile de ne pas suivre "the crooked path", même si ce titre s'affirme d'abord comme métaphore du travail de l'artiste.
En effet, la variété des influences qui sont proposées en dialogue n'est pas générée par la seule chronologie, mais par les recherches de Wall sur le média photographique qu'il explore en l'interrogeant dans ses interactions intra et extra-génériques. Puisque Wall déclare explicitement qu'il ne sait pas pourquoi, ni toujours comment ces références à la peinture, au cinéma, à la littérature - à la photo aussi, bien sûr - ont croisé sa création, il faudra au visiteur trouver les chemins de traverse qui relient Wall aussi bien à Carl André, Bresson, Pasolini, Walker Evans, Breton, Eugène Atget ou Frank Stella. Pourtant, dès le début de l'exposition, il lui a été suggéré des clefs intéressantes. S'il a pris le temps de s'asseoir en contre-bas du hall devant un écran où passe en boucle un documentaire, il aura déjà compris quel dispositif photographique Wall investit : la prise de vue de "Boy Falls from Tree" y est filmée, dans tout son processus de mise en oeuvre. Le factuel y est clairement désigné comme pré-texte, puisqu'on assiste à sa mise en scène, et aux reprises potentielles de la chute d'un jeune garçon tombant d'un arbre jusqu'à ce que l'image corresponde à ce que Wall voulait qu'elle soit. Il lui faudra s'en souvenir au fil des salles, où certaines photos de Wall semblent participer d'une prise immédiate du réel, à la façon de Diane Arbus ou de Weegee. Elles ne rentrent qu'en apparence en contradiction avec celles, majoritaires, dont la composition s'offre à la lecture. Une deuxième clé est proposée dès la salle 1 : l'importance de Marcel Duchamp y paraît déterminante. Le visiteur y verra un manuscrit illustré de photos et de schémas donnant méthodiquement les 15 instructions pour produire "Etant donnés 1) la chute d'eau 2) le gaz d'éclairage", tracées dans une écriture penchée et directive, à usage personnel autant que guide à disposition du spectateur intéressé par les étapes du travail de création. Or ces instructions ont été exécutées par ceux qui exposèrent cette oeuvre au Museum of Art de Philadelphie en 1969, neuf mois après la mort de Duchamp. Au-delà du rapport classique entre art et mort, original et copie (conforme), au-delà de l'importance d'un artiste essentiel dans l'évolution de l'art, il semble que Duchamp ouvre aussi pour Wall une mise en forme qui s'avère prolifique : le caisson lumineux qu'il met en place à ses débuts avec un format affirmé, entre l'image cinématographique et le panneau publicitaire, même s'il peut se déployer comme le célèbre "The Destroyer Roof" en 159 x 235 cm, n'a-t-il pas pour source les boîtes dans lesquelles Duchamp enferma les clichés qu'il fit de ses premières notes sur "Le Grand Verre", en 1914 ? D'ailleurs, une des photos exposées dans la dernière salle, "Rear, 304 E. 25th Ave., May 20, 1997, 1.14 & 1.17 p. m." replace le spectateur en voyeur d'une histoire de femme qu'il ne comprend pas, comme l'a fait le dispositif de "Etant donnés 1) une chute d'eau 2) le gaz d'éclairage" quand il a été présenté la première fois. La porte en bois fermée, le trou qui invite au voyeurisme s'y retrouvent dans un photomontage qui est explicite, rejoués différemment, le corps de la jeune femme n'y étant plus érotisé, son rictus incompréhensible. Mais l'importance de l'oeuvre de Jeff Wall ne se limite à la jubilation d'y retrouver des références détournées de l'histoire de l'art, son travail s'attache aussi à rendre compte du réel. Paradoxalement il passe par une scénarisation, qui peut rester discrète (dans les photos en noir et blanc, comme issues d'un instant décisif propice et qui interrogent le spectateur dans sa croyance naïve à l'image photographique comme vérité) ou assumée dans les différentes métaphores du dispositif de représentation (cadres dans le cadre ouverts ou fermés, souci du détail dans un désordre qui apparaît vite comme composé avec recherche de sens, symboliques des poses en postures), mais qui parle toujours de la vision que cet artiste donne du monde contemporain. Lorsque l'on sait que chaque image provient d'une série de photomontages complexes, on s'attarde davantage à en comprendre l'enjeu. Il est possible de lire "The Story Teller" comme une reprise du "Déjeuner sur l'herbe", en ce que ce tableau a été une rupture dans l'histoire de la peinture moderne, mais aussi et peut-être surtout comme une interrogation sur la place des parias dans les sociétés occidentales. Alors que l'image les montre refoulés dans des non-lieux, sous le parapet d'un pont, en groupes dispersés, dont les physionomies sont connotées en clichés autant que les positions rappellent celles du tableau, le titre dirige le spectateur vers une dimension oubliée du visuel : l'importance de la parole, celle qui raconte, qui unit les hommes dans une nécessité de mise en mots permettant de s'évader dans le narratif, quelle que soit la gravité de la situation vécue. "Overpass" met en scène trois émigrés, portant toute leur fortune dans de lourdes valises et marchant, tendus par l'effort, de dos, dans un total anonymat, celui qui les attend de l'autre côté ou celui qui est nécessaire d'afficher dans une société qui leur assigne une place d'exclus. "Mimic" révèle par des gestuelles codées la tension entre deux hommes, sur l'espace d'un trottoir devenu espace vital. L'oeil se perd souvent dans les attitudes apparemment banales, ou dont on cherche la signification : la fille en short rouge, dont le regard fixe le hors champ n'est-elle qu'une fausse piste ? Il est certain que, si Jeff Wall outrepasse le simple plaisir esthétique, ce que Duchamp appelait le "purement rétinien", le visiteur peut prendre un vrai plaisir à une visite qui, au détour des salles, lui réserve des surprises, des oeuvres connues et inattendues aux plus confidentielles, des valeurs reconnues et qu'on ne se lasse pas de voir aux plus contemporaines. Il en remportera une certaine vision du tragique. Dominique Lacotte
Bruxelles, août 2011
Jeff Wall, "The Crooked Path"
Palais des Beaux-Arts, Rue Ravenstein 23, 1000 Bruxelles jusqu'au 11 septembre 2011 tél. : +32 2 507 82 00 - www.bozar.be |