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Romans Italo Calvino couverture
"Je crois que la prose requiert un investissement de toutes les ressources verbales de l'écrivain, exactement comme la poésie : vivacité et précision dans le choix des termes, économie, prégnance et invention dans leur distribution et dans leur stratégie, élan, mobilité et tension dans la phrase, agilité et souplesse dans les déplacements d'un registre à l'autre, d'un rythme à l'autre. Les écrivains qui utilisent, par exemple, des adjectifs trop évidents ou inutiles ou qui entendent seulement forcer un effet qu'ils ne savent pas rendre autrement peuvent être considérés dans certains cas comme des ingénus et dans d'autres comme des malhonnêtes : quoi qu'il en soit, ce ne sont pas des gens à qui l'on peut faire confiance."
Italo Calvino, entretien avec Maria Corti
Italo Calvino (1923-1985) a constamment poursuivi la recherche de formes narratives nouvelles. Cette édition propose de réexplorer la trajectoire romanesque de l'auteur de 1947 à 1984. Paraîtront des inédits après sa mort que nous évoquerons plus avant.
Romancier et conteur tout d'abord, il occupe une place de premier plan dans la littérature contemporaine européenne ; il fut également un extraordinaire essayiste avec ses Leçons américaines et Pourquoi lire les classiques (voir notre article paru dans le magazine Exporevue, oct.2023). Calvino a expérimenté de nombreux registres de conteur du Sentier des nids d'araignée, texte de ses débuts, au Baron perché (1957), puis à Monsieur Palomar (1983). Ensuite se sont succédés : la fiction combinatoire des Villes invisibles (1972) et Si une nuit d'hiver un voyageur (1979). Chez lui, pas de récit biographique ni d'autofiction. Il s'attache plutôt à comprendre la complexité du monde (voir à ce sujet son livre : Ermite à Paris. Pages autobiographiques, Gallimard, 2014). (1)
Dans une interview, Calvino déclare : "le paysage natal et familial est celui qu'on ne peut repousser ou cacher ; San Remo continue à ressortir dans mes livres, dans les perspectives et les raccourcis les plus divers". Après la parution du Sentier…, Calvino avait vécu des événements traumatiques à San Remo quand les allemands ont arrêté ses parents et lui-même – puis dans les montagnes en Ligurie, où il prit le nom de "Santiago", son nom de partisan, et entra dans la conscience de l'Histoire. Il dira plus tard : "La Résistance m'a mis au monde, même comme écrivain, tout ce que j'écris et pense est issu de cette expérience." En 1941, il entre à l'université de Turin. Il lit les œuvres d'Elio Vittorini, Montale, Pavese, Pirandello, D'Annunzio et les romanciers américains de cette décennie. Calvino est transféré à l'université de Florence en 1943 ; il reviendra s'installer à Turin en 1945 où il vivra – ville antifasciste bien marquée. Il opte pour la faculté des arts. Elio Vittorini publiera une première nouvelle, Andato al comando. En 1947, il obtient son diplôme de maîtrise de littérature anglaise sur Joseph Conrad. Il entre dans la maison d'édition Einaudi (dirigée par Giulio Einaudi) dans le département communication et publicité. C'est à ce moment qu'il rencontre Pavese (qui deviendra son mentor), Natalia Ginzburg et d'autres auteurs de la maison. Il écrit ensuite dans le journal L'Unita et Rinascita. Quand il publie, en 1947, son premier roman Le Sentier des nids d'araignée, il remporte le prix littéraire : Premio Riccione. Un succès dans l'Italie d'après-guerre qui inaugure d'une certaine manière la période néoréaliste (dans le cinéma par exemple). Pavese écrira du jeune écrivain : "écureuil de la plume" dont "l'astuce a été de grimper aux arbres, plus par jeu que par peur, et d'observer la vie des Résistants comme une fable des bois, formidable, bigarrée, "différente" (in L'Unita, oct. 1947). Pavese se suicidera en août 1950, à Turin (à l'hôtel Roma). Ce sont des années lourdes pour l'époque ; Calvino écrit de nombreux textes : La Spéculation immobilière, Le Nuage de smog, etc. Puis paraîtront la trilogie le Vicomte, le Baron et le Chevalier… qui lui vaudront ses premiers succès et la reconnaissance. L'auteur écrira : "Le récit naît de l'image, non d'une thèse que je voudrais démontrer. L'image se développe en une histoire en suivant sa logique interne (…) ; l'histoire prend divers sens ou, pour mieux dire, autour de l'image s'étend un réseau de significations qui restent toujours un peu fluctuantes, sans que s'impose une interprétation univoque et obligatoire." Pavese avait vu juste quand il reçut son premier livre, Le Sentier, le présentant ainsi : "le premier récit qui ait rendu poétique l'expérience des partisans". Calvino rendra hommage par la suite à l'écrivain Beppe Fenoglio qui avait écrit Une affaire personnelle (livre posthume sur la guerre partisane paru en 1963 en Italie pour lequel Calvino rendra hommage par une préface à l'ouvrage ; traduit en 1978, aux Ed. Gallimard). Quelques mots de Calvino sur le livre : "Una questione privata […] est construit avec la tension géométrique d'un roman de folie amoureuse et de poursuites chevaleresques comme Orlando furioso, et en même temps il y a la Résistance telle qu'elle était, à l'intérieur et à l'extérieur, vraie comme elle n'avait jamais été écrite, conservée pendant tant d'années de façon limpide par une mémoire fidèle, et avec toutes les valeurs morales, les plus fortes plus implicites, et l'émotion et la fureur" […] Dans ce volume, sont rassemblés huit romans, du Sentier des nids d'araignée à Monsieur Palomar, ainsi que des textes et documents, dans la section "En marge", préfaces ou postfaces, entretiens, lettre, dus à Calvino lui-même. Plus un extrait d'un entretien avec Ferdinando Camon, excellent écrivain. L'œuvre de Calvino témoigne d'une féconde recherche de formes nouvelles. On lira de nombreuses préfaces et postfaces à ses livres, des lettres, notamment à propos du Chevalier inexistant, où il précise ses intentions au directeur d'une revue suite à une critique d'un journaliste ayant mal interprété l'allégorie politique du livre et "la transfiguration en mode lyrique d'interprétations et de concepts qui se retrouvent dans la recherche philosophique, sociologique et historique. Calvino n'a eu de cesse d'écrire des préfaces pour aiguiller le lecteur sur sa conception de la littérature en tant que conquête de l'être, et la voie pour atteindre par la fidélité à une autodétermination individuelle : trois degrés d'approche de la liberté. (2) Calvino a toujours débordé les frontières traditionnelles du roman, tantôt en réorientant le romanesque vers le conte et la fable, tantôt au contraire en l'associant à la recherche scientifique, à sa manière ludique et totalement inventive, en associant le sérieux à l'ironie. Son but étant de mixer l'imagination scientifique et l'imagination littéraire. Ses essais sur la narration et les grands romans l'attestent. Dans une conférence prononcée à l'université de Columbia, New York (1983), "Invisibles Cities", sur son livre : Les Villes invisibles, il raconte que toutes ces villes sont inventées, chacune a le nom d'une femme ; tous ces textes ont été écrits selon ses humeurs, les situations, ses réflexions autour de la ville moderne actuelle et future, ses lectures, ses diverses rencontres et ses voyages. Tout étant construit, comme un polyèdre. Soit 11 séries, de 5 pièces chacune, regroupées en chapitres. Continents imaginaires dans lesquels d'autres œuvres littéraires peuvent trouver leur espace. Les villes ne sont pas seulement des échanges de marchandises, ce sont un ensemble : de mémoire, de désirs, de signes d'un langage, d'échanges de mots, de désirs, de souvenirs. Un livre qui ouvre sur un espace-temps infini, avec légèreté, comme ces "villes élancées", zone plus lumineuse de cet ouvrage. Ainsi le dernier texte du livre, Les Villes cachées 5, résonne encore aujourd'hui d'une grande véracité. Ces "Villes invisibles est un rêve qui naît du cœur des villes invivables." Dixit Calvino. On sait que l'auteur avait rencontré Roland Barthes et suivi son séminaire sur Sarrasine de Balzac (l'essai intitulé : S/Z, a paru en 1970 et Sade, Fourrier, Loyola, en 1971) – livres qu'il avait lus. Son dernier roman, Palomar, paraîtra en 1983 – traduit en français en 1985, et présenté retraduit dans cette édition par le titre : Monsieur Palomar. Calvino était un écrivain tourmenté par sa création littéraire et par son éthique. Il était antirhétorique et contre toute forme de lyrisme. Il bannissait l'autobiographie et l'introspection. Relire l'ensemble des œuvres d'Italo Calvino reste toujours un plaisir renouvelé. Chacune de ses œuvres recèle un espace où se mêle le réalisme et le fantastique. Sans compter ses nombreux essais sur la littérature et le monde. L'écrivain tenait à ce qu'on trouve chez lui les multiples formes d'une "généalogie de l'homme moderne". Il restera attaché à la grande tradition littéraire cosmopolite. On peut dire sans ambages que Calvino est devenu un classique moderne. En atteste son magnifique texte, Pourquoi lire les classiques, où résonne cette ultime phrase : "Un classique est un livre qui n'a jamais fini de dire ce qu'il a à dire."
Patrick Amine
Paris, octobre 2024
Italo Calvino, Romans. La Pléiade-Ed. Gallimard, parution 26.09.2024. 1328 p. N°672
Edition d'Yves Hersant. Textes traduits par Yves Hersant, Christophe Mileschi et Martin Rueff https://www.gallimard.fr/catalogue/romans/9782070115655 Notes : (1) Ermite à Paris, Pages autobiographiques, trad. De l'Italien par Jean-Paul Manganaro, Ed. Gallimard, 2014. Dans ce livre formidable, il raconte une scène vécue aux Etats-Unis (1959-1960), dans son Journal américain, qui est exceptionnel pour son aspect reportage à travers l'Amérique où la contre-culture (écrivains et artistes) côtoie le racisme le plus abominable dans le Sud : "de masse, accepté comme une des règles fondamentales de la société", écrit-il, en mars 1960. Il est témoin à Montgomery, en Alabama, d'une scène de rue, d'une violence sans nom, où l'on voit comment des Noirs barricadés dans une église essaient d'échapper à la folie furieuse et meurtrière des Blancs, Ku Klux Klan compris ; les pompiers essayant de les évacuer pour les protéger. Dix pages de folie sociale narrée sans embellissements ! La scène est un morceau d'anthologie. Les jeunes du Pô est un roman d'Italo Calvino que très peu de lecteurs connaissent. Il n'a jamais été publié à lui seul en volume, ni en Italie ni ailleurs. Entre 1948 et 1951, Calvino, écrivain engagé et membre du Parti communiste, cultive l'ambition d'écrire un roman sur la classe ouvrière et la civilisation industrielle. Après avoir abandonné en cours de route plusieurs ébauches de narration, il achève la rédaction de ce court roman, dont il n'est pas satisfait. Au moment où il renonce à le publier, il écrit d'un seul jet Le Vicomte pourfendu, qui inaugure un nouveau genre entre la fable et le récit fantastico-philosophique. Six ans plus tard, en 1957, Pier Paolo Pasolini propose à Calvino de faire paraître Les jeunes du Pô, jusque-là resté inédit, dans sa revue Officina. Calvino accepte, mais il tient à préciser dans une "Note" qu'il considère ce roman comme un échec. (2) Leçons américaines - (le sous-titre original était : Six propositions pour le prochain millénaire) Folio n° 6555, Ed. Gallimard, 2018. 1ère édition 1989. Nouvelle traduction de l'italien par Christophe Mileschi, en 2017. De nombreuses œuvres de Calvino sont également en Folio. Le métier d'écrire dans le magazine EXPOREVUE, oct.2023. Italo Calvino, Le métier d'écrire, Correspondance (1940-1985). Traduit de l'italien par Christophe Mileschi et Martin Rueff - Édition établie et présentée par Martin Rueff, Ed. Gallimard, Coll. Du monde entier. La préface de ce livre est abondante, elle se déroule sur une cinquantaine de pages. Signalons un documentaire de 52 minutes intitulé : Dans la peau d'Italo Calvino, qui a été diffusé par Arte France le 19 décembre 2012 et Sky Arte (Italie) le 14 octobre 2013. |