Italo CalvinoLe métier d'écrire
Italo Calvino couverture
Comme de nombreux écrivains italiens qui ont habité Paris, tel Umberto Eco, Italo Calvino (1923-1985) vivait à la lisière de Saint-Germain-des-Prés et de la place Michel-Debré où est installé le Centaure de César. "À Paris j'ai ma maison de campagne, dans le sens où exerçant la profession d'écrivain je peux passer une partie de mon travail dans la solitude, peu importe l'endroit, dans une maison isolée en pleine campagne, ou sur une île, et cette maison de campagne moi je l'ai en plein cœur de Paris." (1) Paris était, pour lui, la ville de la maturité, disait-il, dans le sens où il ne la voyait plus avec son esprit de découverte du monde, qui est l'aventure de la jeunesse. Dans ses rapports avec le monde, il est passé de l'exploration à la consultation : le monde étant pour lui un ensemble de données qui est là, indépendamment de lui, données qu'il peux confronter, combiner, transmettre… Paris n'apparaît pas dans ses textes. Ni dans Les Villes invisibles.
Après Rome, il s'était installé à Turin, ville où il rencontra Cesare Pavese (1908-1950) qui l'incita à écrire. "Et je peux dire que pour moi, comme pour d'autres qui l'ont connu et fréquenté, l'enseignement de Turin a coïncidé en grande partie avec celui de Pavese. Ma vie turinoise porte tout entière sa marque : il était le premier à lire chaque page que j'écrivais ; c'est lui qui me donna un métier en me faisant entrer dans le secteur éditorial, grâce auquel Turin est aujourd'hui encore un pôle culturel d'une importance plus que nationale ; c'est lui, enfin, qui m'apprit à voir sa ville, à en goûter les beautés subtiles, lors de promenades par les avenues et sur les collines." Pavese lui avait communiqué également son goût pour la littérature américaine (Faulkner, Dos Passos…). Il notait : "L'Italie était devenue étrangère à elle-même, barbare sclérosée, il fallait la secouer, la décongestionner, l'exposer à tous les vents printaniers de l'Europe et du monde." Le rapport qu'il entretenait avec les écrivains américains doit se lire comme une critique du régime italien et de sa politique culturelle. Les frontières nationales, pour Pavese, n'avaient pas de sens, car l'écrivain parle pour tous les hommes où qu'ils soient. Leçon retenue par Calvino qui donnera bien plus tard ses fameuses conférences aux Etats-Unis (en 1985). Au fil du temps, c'est avec Elio Vittorini qu'il se lie, pour continuer à enrichir son expérience littéraire – ce dernier dirigeait à Turin les éditions Einaudi –, il collaborera activement à la revue Il Menabo, en 1959, avec ce dernier. "Je ne crois pas que, dans le domaine de la littérature, nous soyons nombreux à être turinois d'adoption. Je connais beaucoup de Milanais d'adoption – et pour cause : ils représentent la presque totalité des hommes de lettres de Milan ! – ; les Romains d'adoption continuent d'augmenter ; les Florentins d'adoption sont moins nombreux qu'autrefois, mais il y en a encore. On dirait, au contraire, que Turin, il faut y être né ou alors y avoir afflué des vallées du Piémont avec le mouvement naturel des rivières qui achèvent leur course dans les eaux du Pô. Mais, pour moi, Turin a vraiment été l'objet d'un choix. Je viens d'une terre, la Ligurie, qui n'a d'une tradition littéraire que quelques fragments ou allusions, si bien que chacun peut – quelle chance ! – se découvrir ou s'inventer une tradition bien à soi ; d'une terre qui n'a pas de capitale littéraire clairement définie, si bien que l'homme de lettres ligurien – oiseau rare, à vrai dire – est aussi un oiseau migrateur." Le 15 octobre 2023, l'écrivain Italo Calvino aurait eu 100 ans. Cette édition intitulée Le métier d'écrire, vient marquer l'itinéraire prolixe d'un écrivain aux multiples facettes. Comme en témoigne ce volume de correspondance de plus de trois cents lettres (de 1940 à 1985) qui vient de paraître. Une somme qui nous montre Calvino dans ses engouements littéraires du début jusqu'aux lettres sur le métier d'écrire, autour des relations avec les critiques et les écrivains de son époque. Ce sont les éditeurs, le premier Giulio Einaudi qui l'engagea et les aînés : Primo Levi, Pavese, Vittorini, Beppe Fenoglio, Bobbio, Gada, Morante, Anna Maria Ortese, Pasolini, Sciascia, Moravia, Antonioni, Eco, Magris, et bien d'autres, ainsi que les grands critiques littéraires italiens. Le Métier d'écrire, nous apprend beaucoup sur ses convictions littéraires et philosophiques. Dans une note de son texte, Multiplicité, la dernière de ses Leçons américaines (2), il appelait de ses vœux "une œuvre conçue en dehors du self, une œuvre qui nous permettrait de sortir de la perspective limitée d'un moi individuel, non seulement pour entrer dans d'autres moi semblables au nôtre, mais pour faire parler ce qui n'a pas de mots, l'oiseau qui se pose sur la gouttière, l'arbre au printemps et l'arbre en automne, la pierre, le béton, le plastique". Quand il doit rendre hommage à Ada Gobetti, l'écrivaine résistante morte en 1968, Calvino veut souligner ses "vertus souriantes" : "il faudrait", écrit‑il, "raconter une vie qui fut une victoire continue de la rationalité, de l'humanité, du goût, du travail allègre et inventif, de la sérénité hilare et communicative, de la confiance dans la pédagogie". Calvino était soucieux de toute la vie intellectuelle et sociale. Il revenait souvent à ce que lui inspirait la vie turinoise et ses attaches. La ville l'attirait par son : "(…) absence de remous romantiques, le fait de s'en remettre surtout à son propre travail, une méfiance et une réserve naturelles et, de plus, la certitude de participer au vaste monde en mouvement et non à l'enfermement de la province, la joie de vivre tempérée par l'ironie, l'intelligence éclairante et rationnelle. C'est donc une image non pas littéraire, mais morale et civique, qui m'a poussé vers Turin. C'est l'appel de cette ville qu'un autre Turinois d'adoption, le Sarde Gramsci, avait reconnue et évoquée trente ans auparavant, et qu'un Turinois de pure tradition, Piero Gobetti, avait définie dans certaines de ses pages si passionnantes aujourd'hui encore. Le Turin des ouvriers révolutionnaires qui s'organisaient comme classe dirigeante déjà au tout début de l'après-guerre, le Turin des intellectuels antifascistes qui ne s'étaient pas abaissés au compromis." Le parcours créatif, intellectuel et psychologie est tout entier dans ce recueil où fourmille la vie d'un artiste à travers toute une époque (3). Italo Calvino est un écrivain qui mettait toujours en question sa production littéraire. Il souhaitait même changer de nom pour chaque livre afin de pouvoir renouveler sans cesse ses fictions. "je regrette de ne pas les avoir publiés chacun sous un nom de plume différent : je me sentirais plus libre de tout recommencer à chaque fois". On pourrait penser que ses livres et ses essais forment une sorte de labyrinthe. Il n'en est rien. Chaque texte nous offre une issue, une voie espiègle et astucieuse pour nous permettre de saisir une forme de vérité à travers son éblouissant imaginaire. L'écriture de Calvino est sans fioritures, elle est claire et concise. Sa conception de la littérature et son style atteignent un très haut niveau conceptuel. Un autoportrait intellectuel admirable.
Patrick Amine
Paris, octobre 2023
Italo Calvino, Le métier d'écrire, Correspondance (1940-1985)
Traduit de l'italien par Christophe Mileschi et Martin Rueff Édition établie et présentée par Martin Rueff, Ed. Gallimard, Coll. Du monde entier Italo Calvino Gallimard
Italo Calvino portrait
Notes :
Italo Calvino, Le métier d'écrire, Correspondance (1940-1985). Traduit de l'italien par Christophe Mileschi et Martin Rueff - Édition établie et présentée par Martin Rueff, Ed. Gallimard, Coll. Du monde entier. La préface de ce livre est abondante, elle se déroule sur une cinquantaine de pages. (1) Ermite à Paris, Pages autobiographiques, trad. De l'Italien par Jean-Paul Manganaro, Ed. Gallimard, 2014. Dans ce livre formidable, il raconte une scène vécue aux Etats-Unis (1959-1960), dans son Journal américain, qui est exceptionnel pour son aspect reportage à travers l'Amérique où la contre-culture (écrivains et artistes) côtoie le racisme le plus abominable dans le Sud : "de masse, accepté comme une des règles fondamentales de la société", écrit-il, en mars 1960. Il est témoin à Montgomery, en Alabama, d'une scène de rue, d'une violence sans nom, où l'on voit comment des Noirs barricadés dans une église essaient d'échapper à la folie furieuse et meurtrière des Blancs, Ku Klux Klan compris ; les pompiers essayant de les évacuer pour les protéger. Dix pages de folie sociale narrée sans embellissements ! La scène est un morceau d'anthologie. (2) Leçons américaines - (le sous-titre original était : Six propositions pour le prochain millénaire) Folio n° 6555, Ed. Gallimard, 2018. 1ère édition 1989. Nouvelle traduction de l'italien par Christophe Mileschi, en 2017. (3) L'édition italienne avait pour titre Lettere (1940-1985), publiée par les éditions Mondadori, en 2000, une nouvelle édition a paru en juillet 2023, dans un format semi-poche. • Calvino cite un article de Gramsci, dans "La moelle du lion", une conférence prononcée en 1955 : "nous avons trouvé, empruntée à Romain Rolland, une maxime à la saveur stoïcienne et janséniste, adoptée comme mot d'ordre révolutionnaire : "pessimisme de l'intelligence, optimisme de la volonté". La littérature que nous voudrions voir éclore devrait exprimer dans l'intelligence aiguë du négatif qui nous entoure la volonté limpide et active qui anime les che- valiers dans les chansons de geste ou les explorateurs dans les mémoires de voyage du XIIIe siècle". Extrait de : "La moelle du lion", in Tourner la page, Ed. Gallimard, p. 223. • La citation exacte se trouve dans une lettre à son frère Carlo du 19 décembre 1929 : "Sono pessimista con l'intelligenza, ma ottimista per la volontà" (Lettere dal carcere, Paolo Spriano (éd.), Einaudi, 2011, p. 111). Gramsci revient sur cette formule dans une lettre à Tatiana du 29 mai 1933 : "il y a encore quelque temps j'étais pour ainsi dire pessimiste par l'intelligence et optimiste par la volonté […] Aujourd'hui je ne le pense plus. Cela ne veut pas dire que j'aie décidé de me rendre. Mais cela signifie que je ne vois plus aucune issue concrète et que je ne peux plus compter sur aucune réserve de forces à mettre en œuvre." |