Qu'est-ce qui maintient la biennale d'Istanbul en vie
 
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biennale d'Istanbul, KP Brehmer, Soul and Feelings of a Worker, 1978-1980, crayon sur papier

 
 
 
 
Qu'est-ce qui maintient la biennale d'Istanbul en vie ?

La question des possibilités de l'art comme force politique globale est au centre de cette biennale multidimensionnelle qui, remarquablement, ne fait pas grande attention à l'identité de la ville comme "point de rencontre entre l'est et l'ouest" dans son propre marketing.

La majorité des biennales d'art d'aujourd'hui (dont le nombre s'accroit) dépend de l'idée d'une forte liaison entre un certain profil conservateur, et un fondement spécifiquement local et/ ou historique. Puisqu'on peut s'attendre à des évènements artistiques hyper-contemporains, ils sont aussi perçus comme un outil très efficace par des villes et des régions qui aspirent à la visibilité globale. Voilà un moyen dont les biennales, à leur tour, peuvent profiter pour faire la promotion d'elles-mêmes comme destinations du tourisme de festival et de "shopping culturelle". Compte tenu de cela, il est intéressant de noter que la question des possibilités de la biennale en tant qu'arène politique, devient de plus en plus importante. Ceci est définitivement le cas pour la 11ème Biennale d'Istanbul qui a été ouvert en septembre, et qui dure jusqu'au 8 novembre. Presque sans exception, cette biennale a mis la ville au centre de son profil artistique. A part la 1ère et la 9ème version, l' usage conceptuel de la ville historique a été son trait caractéristique, sous le slogan "Art Contemporain dans des Espaces Traditionnaux". En 2005, "Istanbul" était à la fois le nom et le thème de la biennale. Désormais, Koç Holding, l'entreprise financière et industrielle la plus importante de la Turquie, est devenu son sponsor principal, ce qu'elle a convenu de rester jusqu'en 2017, et elle est aussi sponsor d'Istanbul comme Capitale Européenne de la Culture en 2010.

Toute tentative d'analyser le phénomène de la biennale d'Istanbul, y compris l'emphase qu'elle met sur la ville elle-même, est difficile sans considérer la candidature UE de la Turquie, et le fait que des personnes d'intérêts très divers peuvent concevoir la biennale comme un outil de s'approcher au monde de l'ouest. Pour certains artistes et conservateurs, sa pertinence a été de pouvoir présenter l'image externe de la Turquie la plus multiple et fidèle à la réalité que possible, puisque cela peut stimuler des changements politiques intérieurs, mais aussi pour corriger les façons - souvent stéréotypées dirait-on - dont le pays a été compris. Ironiquement, pour une grande partie des sponsors, qui regardent l'Union comme synonyme de croissance et d'accumulation de capital à long terme, la biennale est avant tout une occasion de faire la promotion des mêmes stéréotypes. Par conséquence, les conditions réelles - locales et sociales - que le biennal essaye de clarifier, et simultanément son potentiel critique, sont facilement dissouts dans un cocktail de publicités parmi lesquelles la version d'Istanbul comme symbole et métaphore de "la nation qui fait le pont entre l'Asie et l'Europe" met toutes les autres à l'ombre.

Les conservateurs de l'11ème Biennale d'Istanbul ont voulu retoucher cette image, en faisant son propre espace de manœuvre politique le sujet même de la biennale - et cela sans faisant attention notable à la ville "en soi". Cette biennale est conservé par WHW (What, How and for Whom), un groupe de conservateurs de Zagreb, et porte le même titre qu'une des chansons du Die Dreigroschenoper par Bertolt Brecht, publié en 1928, "What Keeps Mankind Alive". La référence brechtienne donne effectivement l'ordre du jour des expositions, en ressuscitant la question comment l'art peut être employé comme un outil de transformations politiques et sociales. Face à l'hégémonie du néo-libéralisme aujourd'hui, cela devrait être aussi important que pendant les années 1930 quand la gauche allait à l'encontre du stalinisme et du fascisme, selon les conservateurs, qui ajoutent que la réduction de Brecht à un "classique moderne", après son époque prolifique pendant les années 60 et 70, est avant tout un symptôme du rôle de l'art dans le monde de l'ouest à partir de la fin du 20ème siècle.

Une biennale qui d'une manière tellement directe prône le potentiel utopique de l'art, peut facilement causer des soupçons de moralisme. Mais cela, heureusement, sans raison réelle. Au contraire, un des aspects les plus favorables de cette biennale est exactement l'impression convaincante qu'elle donne de transformer son propre arène en terre nouvelle et expérimentale. Les expositions expriment aussi un besoin de continuer d'inventer de nouvelles langues et formes d'expression pour pouvoir visualiser le plus grand nombre possible de "lieux" à partir desquels le monde peut être perçu, hors les limitations des formes et du weltanschauung qui sont générés par le capital et les médias. Maintenant que le système actuel commence à montrer des signes initiaux de décomposition, on peut espérer une augmentation à la fois du besoin et de la possibilité de faire cela, dit Brian Holmes, théoricien américain, dans son prologue au séminaire "Who Needs a World View" qui a eu lieu sous la parapluie officiel de la biennale également.

La biennale présente des travaux de la période 1963-2009, par 73 artistes/ groupes d'artistes de 38 pays. Certains travaux emploient des techniques documentaires ou narratives simples pour thématiser des violations des Droits de l'Homme et la répression de minorités ou d'adversaires politiques par des états. Par exemple, les collages Rock, Paper, Scissors (2009) par l'artiste iranien Jinoos Taghizadeh juxtaposent des articles de journaux de la période juste avant, et juste après la révolution en Iran. La série de photographies Execution Squares (2008) par l'artiste syrien Hrair Sarkissian, démontre des places vides, utilisées pendant des exécutions publics dans des villes syriennes. Sans surprendre, la biennale présente aussi beaucoup d'artistes qui expérimentent avec les conditions politiques spécifiques à certains médias ou genres. Ceci est notamment le cas pour Returns (2009). Cette installation d'architecture, qui est peut-être la plus intrigante de la biennale, est créée par Decolonizing.ps, un groupe d'architectes de Bethlehem (Sandi Hilal, Alessandro Petti and Eyal Weizman). Un des points de départ de cette installation est le problème qui se manifeste quand les paléstiniens sont rendus leurs territoires après des retraits israéliens, parce que les hiérarchies du colonisateur sont toujours là. La question, c'est comment ré-habiter la maison son ennemi, lit-on sur un tableau dans une des salles d'exposition: "How to re-inhabit your enemy's house?"


Esquisses profanes pour la préservation de l'architecture coloniale israélienne.

L'installation consiste en suggestions diverses de façons dont l'architecture coloniale israélienne peut être utilisée, et dont l'espace peut être redistribué, en telle manière que les mécanismes israéliens de contrôle et de sécurité sont tordus et décolonisés. Plus précisément, l'idée n'est pas de les détruire, mais plutôt de mettre la logique destructive de ces mécanismes à la service de causes nouvelles et plus fructueuses, ainsi tournant cette logique contre elle-même pour la désarmer, ou la "profaner" (qui est le terme du groupe), rétablissant le statut politique et géographique originel du lieu en tant que propriété public. Exemple concret de cette idée, un nouveau plan du village de Psagot près de Ramallah de l'est, construit à partir d'un plan de propriétés de 1954, démontre une méthode que les architectes appellent "deparcelling" ("rédivision"). Cette méthode consiste à combiner les plus vieilles structures de séparation avec les structures coloniales, en posant le plan de 1954 sur le plan actuel. L'idée propose que les deux plans se déactiveront réciproquement, mais que simultanément il naîtra une nouvelle, troisième structure qui peut être utilisé comme base d'un effort créatif collectif: la création d'un nouveau plan de l'espace, et de manières de vivre inconnues jusqu'ici.

Pendant que ce projet est une esquisse de laboratoire, Decolonizing.ps s'est aussi engagé avec un projet réel qui consiste à concevoir l'avenir d'une base militaire israélienne, Oush Grab. L'esquisse de la réutilisation de cette superficie, focalise son statut unique comme point d'atterrissage et de passage pendant la migration de plus de 500 millions d'oiseaux par an, de l'Afrique vers l'Asie et l'Europe du Nord. D'une manière semblable à celle de Psagot, le groupe a créé des modèles de rémission - cette fois-ci à la nature - où la logique qui sert de base à l'architecture est remoulé au service d'une toute autre cause: comme terre d'atterrissage et abris pour des oiseaux (entre autre, les murs de la base sont "démurés" en les trouant, pour pouvoir laisser entrer les oiseaux).


Cartographies de structures sans plan.

Pendant que nous avons affaire à une biennale qui pose des questions sans répondre, une de ses prémices indispensables parait être le besoin de formes d'art capables de révéler les visages destructives du capital, sans proposer une vision totalisante comme alternatif à l'hégémonie du néo-libéralisme. Beaucoup de travaux font de la lumière sur des structures de pouvoir dans les sciences, la sphère du travail, les médias et le complexe militaire et industrielle. Plusieurs de ceux-ci emploient les techniques de "mapping" et de statistique. Par exemple, Soul and Feelings of a Worker (1978-1980) par KP Brehmer, qui est une réponse aux critères d'enregistrement d'états émotionnels du psychologue Rex Ford B. Hersey. A l'aide d' échelles de couleurs, l'œuvre réflète les attitudes d'un travailleur envers son travail pendant une période d'un an. Elle peut être conçu comme un commentaire critique de la logique capitaliste dans plusieurs sens du terme: de l'instrumentalisation des émotions humaines, et des modèles scientifiques qui en dérivent. Administration of Terror (2009) par le groupe parisien Bureau d'Etudes, est un modèle graphique qui met en relief les alliances entre des organisations militaires plus ou moins secrètes. Un point de départ de ce projet est l'idée que même la possibilité d'acquérir une perspective totale et une compréhension de l'ordre des choses, disparaît, ironiquement, dans une inondation d'information accessible au public. D'autres travaux focalisent les relations entre l'idéologie et la culture visuelle. L'œuvre Signs of Conflict: Political Posters of the Lebanon's Civil War par Zeina Maasri démontre comment le développement esthétique d'affiches de propagande de la période 1975-1990 peut être lu comme un discours narratif sur la guerre et ses fractions, en même temps qu'elle porte témoin du développement de la culture visuelle arabe pendant la même période. Dans le collage Life (1974/ 1983), l'artiste sud-coréen Nam June Paik utilise les unes du magazine Life comme documents de leur propre temps, et de sa propre vie simultanément. Il insert des bulles dans les portraits de couverture pour faire des personnes célèbres raconter, souvent en détails assez minutieux, ce dont il s'occupait au moment concerné. (Eisenhower, le 16 avril 1945: "PAIK has 20 chickens, he specially loved a black one". Chuchill, le 2 novembre 1953: "PAIK is going around bars and cabarets in Tokyo. He drinks too much"). L'usage de ces bulles interrompt le discours quasi-objectif des magazines, et incite à réfléchir sur les relations entre l'art et la vie quotidienne, et sur la manière dont les histoires de la vie des riches et célèbres élites fonctionnent indirectément comme propagande de la politique américaine.


L'Homme Baillant - une abstraction cinématographique.

La biennale est aussi fortement enrichie par des œuvres comme les courts métrages de l'artiste arménien Hamlet Hovsepian, Thinker (1975-6), Yawning (1975), Itch (1975), Head (1976) et Untitled (1975). Celles-ci sont des œuvres politiques et existentielles d'un genre plus intangible. Les trois premiers films, qui pour un court moment pourraient connoter l'humour slapstick ou caméra cachée, démontrent des actions humaines quotidiennes, réitérées en boucle comme des courtes séquences: nous voyons le même homme respectivement assis sur une chaise en posture de penseur, assis sur la même chaise baillant de manière incontrôlable, et dans le troisième film debout, grattant son dos, le visage détourné de la caméra. Ceci sans qu'autre action intervienne, et sans que d'autres éléments que le corps, et son attention incessante à son "objet", entrent le cadre. La répétition visuelle de ces actions, en combinaison avec la taille et le rythme de leur présentation, crée un effet étrange d'abstraction où l'on est amené à négliger la haute intensité de ces actions, et où la distinction entre ce qui est "intentionnel" et ce qui est "involontaire" ou mécanique est effacée graduellement. Sur ce fond, les films peuvent être lus comme une critique de culture et de rationalité, et en même temps comme des démonstrations auto-conscients et "négatives" du pouvoir cinématographique de générer des idées sur l'existence, l'action et la signification. Ce jeu avec l'intentionnalité humaine est, paradoxalement, déstabilisant et engageant à la fois.

Une biennale qui élucide les défis de l'art.
La question si le phénomène de la biennale est une contribution productive à la scène globale artistique et politique, est un thème de discussion récurrente. Les arguments optimistes mettent souvent leur emphase sur les possibilités de la biennale de redistribuer les pouvoirs culturels, au moment où des participants et des expressions artistiques de la périphérie s'impliquent dans des réseaux nouveaux et transversaux qui peuvent naître, en dépit des hiérarchies existantes qui sont dictés par les élites culturelles. Contrairement à ceci, on maintient aussi souvent que les biennales extérieures au monde de l'ouest bénéficient avant tout aux intérêts des élites de l'ouest, qui ont l'argent nécessaire pour pouvoir voyager d'une biennale à l'autre, et qui maitrisent déjà infiniment mieux l'art de bâtir les réseaux. Un autre argument prétend que pour l'instant, il n'existe pas d' autres critères ou langues sur lesquels les biennales extérieures au monde de l'ouest peuvent se fonder, pour attirer l'attention de la scène globale de l'art, que ceux qui sont précisément produits à l'ouest (et surtout parce que ceci est le moyen d'attirer le capital de sponsors). Dans cette perspective, les biennales paraissent être une forme masquée et très croissante d'impérialisme culturel.

Néanmoins, le vrai succès de la grande variété d'art politique présentée dans cette biennale, vient de son encadrement de quelques-uns des plus importants défis globaux que l'art confronte aujourd'hui, parait-il: vaincre les effets paralysants que "la condition post-communiste" a eu sur les discours politiques de l'art, à un moment où le capitalisme semble avoir gagné le monopole sur la possibilité d'avoir une vision compréhensive, plausible et cohérente du monde. Et aussi, ce qui en est la conséquence: l'administration totale du capital et de l'idéologie néo-libéraliste sur le terrain de l'art, où même l'œuvre la plus anticapitaliste ne peut s'abstenir d'avoir affaire à la valeur qui lui est prescrite par le marché. S'il est vrai que ce système a maintenant commencé à marcher à faux pas, une telle biennale devrait être capable de donner des coups d'impulsion à des tentatives politiques et artistiques futures de révéler les structures destructives du capital. Ce biennal peut aussi contribuer à une "cartographie" de lieux et de manières (possibles) de vivre et de percevoir le monde - à la recherche de langues dans lesquelles ces positions peuvent s'exprimer, hors la logique aveugle du capital. Sa construction peu serviable au marketing d'Istanbul comme un "nœud entre continents", peut être considéré un aspect libérateur du biennal d'Istanbul 2009. Mais en même temps, sa tentative d'échapper à ses contradictions inhérentes est tellement faible qu'il est difficile d'éviter d'interpréter ce même fait comme une déclaration paradoxale en soi: une biennale qui vise à redéfinir et repolitiser son propre terrain, mais qui permet à ce même geste utopique de se saper, avec l'aide des sponsors puissants qui (les yeux tournés vers l'Europe) prétendent être son origine ultime et son garant de signification.
 
Texte : Paal Andreas Bøe
Photos : Aylin Soyer Tangen
publication novembre 2009
 
 
Biennale d'Istanbul, Istanbul, Turquie
du 12 septembre au 8 novembre 2009
publication originale dans kunstkritikk :  www.kunstkritikk.no

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