JCN : Claire, j'aimerais que l'on remonte le fil de ce travail. Je me rappelle une anecdote que tu m'as racontée, lors d'un entretien avec Madame Ropars-Wuilleumier (1). Tu as sorti de tes boites un élastique, que tu tenais entre les doigts de tes deux mains et tu as réalisé avec ta bouche la figure d'une tour Eiffel. Cette petite démonstration basée sur un jeu d'enfant me paraît une bonne manière d'aborder l'apparente mais trompeuse évidence à l'œuvre dans ton travail. Que voulais-tu lui faire comprendre ?
Claire Maugeais : Au début de mon travail avec les trames, j'ai souhaité rencontrer Marie-Claire Ropars-Wuilleumier, après la lecture de ces livres. Elle décrit des espaces complexes, elle parle du paysage comme un en dehors de soi, une représentation impossible, donc mentale, etc.
Lorsqu'elle est passée à l'atelier, face à son langage universitaire, j'ai souhaité la ramener à un langage plus plastique et c'est vrai, je lui ai fabriqué la tour Eiffel avec mes doigts et un fil rouge. C'était le bon moyen de lui faire comprendre que je viens de la sculpture et que ces dessins sur trames décrivent bien un dessin dans l'espace. Mon va-et-vient autour du support trame est comme une danse. C'était une façon de lui dire que le geste, qui consiste à passer un doigt dans le fil de ma main gauche, puis un doigt dans le fil de ma main droite, et ainsi de suite, est un geste totalement abstrait par rapport au résultat final, une tour Eiffel tenue par ma bouche.
Avec mes trames, il se passe la même chose, il n'y a pas de logique entre mon geste et la chose représentée. Un peu comme tous ces graphistes, qui sur ordinateur, passent aujourd'hui la plupart de leur temps assis sur une chaise à pianoter sur un clavier (c'est l'attitude physique de l'employé de bureau).
Aujourd'hui, le lien entre le geste et la chose réalisée tend à disparaître.
JCN : Tu t'es intéressée aux espaces virtuels et je crois que ta réflexion sur le sujet est en relation avec tes propositions de paysage. Comment se pose la question de la dimension, où est la 4ème dimension du grand verre ?
Claire Maugeais : Le virtuel est une vue de l'esprit et sa réalité, c'est de ne pas exister dans le réel. Cela donne donc plein de possibilités de langage et de rêves de travail. Après on peut parler des tentatives, des reflets, des choses passagères…
Mes trames ne sont pas virtuelles, elles sont même extrêmement concrètes. L'idée qu'elles trimballent l'est plus. Dans le sens où je donne à voir une représentation qui semble à la fois décousue, mais construite.
JCN : Tu t'attaques très tôt à la problématique de la représentation, tu en connais les tours et les détours, quels tours nous joues-tu avec cette nouvelle exposition ?
Claire Maugeais : Au Ring, c'est une exposition assez classique dans le sens où il n'y a rien d'autre à voir qu'une succession de pièces encadrées. Une grande visibilité, sans perturbation de "Fond de sauce" ou autres interventions murales ou dans l'espace.
C'est inhabituel dans mon travail, mais je pense que ces pièces ont besoin d'une simplicité de visibilité.
J'ai réuni dans cette exposition environ 20 pièces, réalisées sur une période d'environ 8 ans. C'est un travail que peu de gens connaissent. C'est une recherche dessinée, qui me permet de réfléchir, de noter et de faire avancer l'ensemble de mon travail, mais ce sont plus que des esquisses, au cours du temps, ce travail a vraiment trouvé sa forme.
Je m'attaque ici directement à la représentation photographique, au copié-collé et à la perspective. Comment représenter le monde aujourd'hui, autrement qu'en rendant compte des choses qui m'entourent ? Alors, cela a commencé simplement, en m'obligeant à faire un geste supplémentaire pour voir, me retourner, par exemple, ou bien pivoter sur moi-même, ou encore considérer tous les mouvements de ma main pour inscrire, etc. Des gestes ou des mouvements indépendants, par rapport au modèle représenté, mais qui génèrent de l'aléatoire.
Le "par derrière" peut être : la mémoire d'un espace, ce que l'on oublie de voir, ce qu'il y a entre les choses, ce que chacun a derrière la tête au bout du compte (un désir, une volonté, des perspectives…), ou encore après une marche, je me retourne.
JCN : Les enjeux concernant la représentation du monde sont toujours actifs présents, tu as toujours signifié un rapport à la représentation qui s'appuyait sur un usage polyglotte. Signifier un rapport à l'image ou les limites animales de la perception était en jeu. Des sculptures qu'il fallait contourner pour en saisir la signification, des environnements qui englobaient le visiteur et le forçaient à un exercice de mémorisation, (quel lien y a t-il avec l'image que j'ai dans le dos ?) Là, les œuvres sont plus frontales. Les fils disparaissent pour réapparaître. Les figures se composent et se décomposent. L'exercice auquel tu nous invites est-il du même ordre ?
Claire Maugeais : Le fait de travailler sur une face, en ignorant le dos, mais au final ne montrer que lui, c'est travailler avec l'aléatoire.
C'est accepter que la chose m'échappe.
C'est chercher la surprise.
C'est se foutre du résultat.
Il y a toujours plusieurs chemins pour aller quelque part, ou pour ALLER, même, nulle part, et ces trames ne parlent que de cela.
Il y a de la philosophie à l'œuvre ici.
Ce qui se donne à voir, c'est un dessin déconstruit, inachevé, en gestation, mais qui a sa propre logique. Sur la surface de la trame apparaît une succession de traits, qui décrivent des espaces souvent ouverts, presque architecturaux puisque très droits, mais non habitables. Il y a des manques, mais nous ne savons pas très bien de quelle nature ils sont.
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JCN : Avec les "soom", le processus est complètement lisible.
Claire Maugeais : Dans les "soom", puisque le support est totalement transparent (plexiglas de 2 cm d'épaisseur troué), on a la visibilité des deux tracés de fils, celui de devant et celui de derrière. Il y a comme un écho, une photocopie en parallèle. Le dessin est comme souligné, perturbé.
Par rapport à mes installations, je suis encore dans un entre-deux, entre le dedans et le dehors de l'architecture, entre le devant et le derrière de la trame. Ces trames comme mes installations sont très différentes selon qu'on les aborde de loin ou de très près. C'est une question de distance et de point de vue.
JCN : Si on s'attarde à la chronologie de ces travaux, il est frappant d'observer que la nature originelle des images tend à devenir de moins en moins identifiable, je pense notamment aux deux œuvres sur plexiglas, les "soom", qui ont, je crois, été réalisés à partir d'un schéma d'orientation griffonné. Quelle distance s'est installée entre toi et la collecte de Stanley Brouwn (2) ?
Claire Maugeais : J'aime beaucoup les exercices distanciés de Stanley Brouwn. De mon côté, je crois tout simplement que si mes paysages sont de plus en plus abstraits et si j'en suis arrivée à prendre les dessins d'un autre (pour les "soom"), c'est parce que je ne suis pas du tout attachée au sujet. Je me fous en quelque sorte de mon modèle. Il n'y a plus de modèle dans ces œuvres. Je le nie totalement, il est décousu, atomisé sur la surface, non bâti.
Le paysage, en tant que genre m'intéresse parce qu'il renvoie à un extérieur.
On ne devrait jamais avoir de modèle extérieur.
JCN : Les œuvres que tu réalises ne sont pas démonstratives, néanmoins tu touches très précisément les canons de représentation encore en cours aujourd'hui. Non ?
Claire Maugeais : Ah oui ! et surtout au RING. Toutes ces œuvres encadrées, alignées à hauteur d'œil, comme simplicité… On ne fait pas mieux. Et puis s'attaquer au paysage et au dessin.
La seule chose de laquelle j'espère être loin, vraiment très loin, c'est l'espace photographique. Là on peut vraiment parler de CANONS.
J'ai un grand regret d'ailleurs, c'est que les informaticiens qui ont conçu les logiciels de nos ordinateurs n'en aient pas profité pour mettre en place de nouvelles façons de représenter. C'est même l'inverse qui se produit. Les images qui sortent de ces machines sont totalement stéréotypées.
JCN : Tu as eu un intérêt marqué pour les sous-produits culturels, broderie, travaux de fil, décoration, toutefois ta position n'est pas simplement marquée par l'attaque directe de ses pratiques. La revendication féministe (présente chez Ghada Amer), la dimension ironique d'une Annette Messager te sont apparues comme des approches trop littérales. Peux-tu nous aider à saisir la position critique de ton travail ?
Claire Maugeais : Je suis une femme, avec des nichons et tout ce qu'il faut, mais cela ne fait pas un travail.
Je représente, mais je cherche à en découdre, je brode parce que je ne fais que rajouter des informations à mon dessin. Je ne montre même que celle-là, et je n'ai pas de problèmes avec la tapisserie, avec les tapis et avec les rideaux. Je m'en sers comme métaphore : la tapisserie décrit le pouvoir du motif comme contamination spatiale. Le même répété, c'est toujours le canon dominant de l'art.
Les tapis me permettent de mettre à mal le respect des œuvres et la hauteur d'œil imposée par notre stature physique.
Les rideaux nous montrent que les choses existent même si on ne les voit pas. Vous pouvez toujours fermer la fenêtre, l'extérieur continue à exister.
Elle est là, ma position critique.
JCN : L'art est-il toujours ce que l'on a dans le dos ?
Claire Maugeais : C'est une façon de parler, comme de dire "les paysages par derrière". Les choses n'existent pas seulement quelque part, mais elles existent aussi dans nos pensées, dans la mémoire. Elles ne nous font pas toujours face et il faut parfois se retourner, changer de point de vue pour les voir.
Je dis souvent que pour moi, faire de l'art, c'est faire un pli dans le carton. Proposer un coude, quelque chose de non lisse, une butée. Détruire la surface des choses et créer un pli.
Propos recueillis par JCN à Paris, mai 2006
(1) Marie-Claire Ropars-Wuilleumier
"L'idée d'Image" Presses Universitaire de Vincennes, 1995.
"Ecrire l'espace" Presses Universitaire de Vincennes, 2002.
"L'âge du paysage" (Réflexion esthétique et représentation paysagère) Hors lieu, Lyon, 2000.
(2) Stanley Brouwn
"This Way Brouwn", 1960
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