Gustave Moreau
L'homme aux figures de cire
Gustave Moreau
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Gustave Moreau

Gustave Moreau, Salomé, cire,
Paris, Musée Gustave Moreau © RMN / Stéphane Maréchalle

 
 
 
 
En 2007, le Musée Gustave Moreau, maison de l'artiste léguée à l'État peu avant sa mort, organisait sa toute première exposition. Une seconde manifestation temporaire, cette fois autour de l'œuvre sculpté du symboliste, laisse à croire que cette politique est appelée à continuer. Les peintres sculpteurs ont le vent en poupe depuis quelques années, les cas de Degas et Renoir étant les plus connus. Contrairement à ces derniers, Moreau ne laissa qu'une quarantaine de cires qui, en dépit de la volonté de l'artiste, ne donnèrent jamais lieu à des bronzes. Ces pièces ont beau occupé une place marginale dans l'œuvre de Moreau, elles apportent indéniablement un éclairage nouveau sur les tableaux et les dessins.

Outre un enthousiasme renouvelé pour les peintres de la Renaissance, le séjour italien (1857-1859) confirme la fascination de Moreau pour la statuaire antique. Comme la plupart des artistes du XIXe siècle, Moreau possédait dans son atelier pléthore de moulages d'après des pièces aussi célèbres que la Vénus Médicis ou le Torse du Belvédère. Sa vénération se montre, toutefois, moins docile que celle des artistes académiques du Salon ; les dessins de Moreau témoignent d'un amour sincère du pathos des Anciens, évidemment magistral dans le Laocoon, dont il se nourrit pour élaborer sa propre variété des sentiments. L'autre référence de la sculpture italienne n'est guère plus surprenante : Michel-Ange, dont les créatures passionnent Moreau pour leur "somnambulisme idéal", cette torpeur hypnotique qu'il perçoit dans les allégories des tombeaux médicéens de San Lorenzo. Parmi les réalisations du génie du XVIe siècle, le Moïse du tombeau de Jules II à San Pietro in Vincoli le retient tout particulièrement. Moreau convoque avec habileté le marbre du prophète dans son Moïse en vue de la terre promise, ôte ses sandales (1854), qu'il fait passer dans la posture debout tout en conservant l'autorité nerveuse des membres. Professeur aux Beaux-Arts, Moreau s'inspire également des écorchés, entre autres le célèbre modèle de Houdon dont il reprend le mouvement du bras levé pour Le Jeune homme et la mort. Sa carrière le porte aussi vers le moulage d'après nature, indissociable du canon vigoureux d'un Saint Sébastien.

Peut-être jamais montrées du vivant de leur auteur, les cires de Moreau demeurent aujourd'hui énigmatiques, malgré l'apport de moyens scientifiques modernes. Tout jeune encore, Moreau ébauche des chevaux, trahissant sa dette envers Chassériau, avant de passer à la relecture des grands mythes classiques. De récentes radiographies ont révélé l'armature métallique sur laquelle Moreau modelait, structure qu'il achetait et n'assemblait pas lui-même, au contraire de son ami puis rival Degas. Reste cependant la question du statut de ces sculptures : œuvres préparatoires à l'exécution des tableaux ou bien dérivations des peintures destinées à être réalisées en bronze ? Il n'y a probablement pas une seule réponse, car à chaque couple peinture/sculpture correspond une relation différente. Aussi bien pour Lucrèce, Moïse exposé (exposition universelle de 1878) ou Hercule et l'Hydre de Lerne, Moreau peint un récit et isole en sculpture son protagoniste principal pour en faire une allégorie, respectivement la Pudeur, "l'espérance dans une nouvelle loi", et la victoire imminente. D'autres cires restent plus malaisées à comprendre. Dans la masse informe des Argonautes, on reconnaît à peine le groupe des compagnons de Jason que l'on peut voir dans la toile peinte sur un sujet proche, Le Retour des Argonautes. Parfois, les ressemblances formelles entre les deux media confinent à l'identique, comme on peut le remarquer avec Venise (1885), Prométhée (Salon de 1869), Jacob et l'ange (exposition universelle de 1878). En l'absence de documents précis au sujet de ces objets, notamment leur date, impossible aujourd'hui d'affirmer laquelle, de l'œuvre en deux dimensions ou celle en trois, a précédé l'autre.

On doit par ailleurs à Moreau des dessins en prévision de la fonte de bronzes, l'indication d'un socle et les propres mots de l'artiste le confirmant. Hormis des projets bien dans l'air du temps comme un monument à Jeanne d'Arc, ou des tombeaux laissant transparaître une fascination pour la mort, ces feuilles constituent un relais essentiel entre des panneaux existants et leur projection en volume. Caïn, Hélène ou Polyphème reprennent des figures de tableaux (La Vie de l'humanité, 1886 ; Hélène, Salon de 1880 ; Galatée, Salon de 1880), jugées d'une qualité statuaire par la critique ou l'artiste. Ces liens deviennent plus complexes dans deux des œuvres les plus emblématiques de l'art de Moreau : Salomé (Salon de 1876) donna lieu non seulement à des tableaux et des esquisses peintes, mais aussi à une statuette recouverte de tissu (pratique connue depuis au moins le XVIIe siècle) et de même taille que son homologue pictural, ainsi qu'à un dessin sur lequel est écrit "à faire en bronze". La sinuosité du corps de la femme fatale, aussi fascinante d'une technique à l'autre, caractérise de même L'Apparition (Salon de 1876) : en contrepoint à la célèbre aquarelle, avec la tête de saint Jean-Baptiste surgissant devant celle qui le mena à la mort, Moreau façonne un groupe où la jeune femme se détourne de la vision accusatrice. La composition se retrouve également dans le domaine graphique, entre autres en pendant à une Léda, autre sujet à la sexualité trouble.

Les figures de cire font entrevoir un aspect méconnu de l'art de Moreau, au sein même de l'intimité de son atelier. On pourrait croire qu'un artiste affectionnant une peinture à la facture mate et plate aurait peu à voir avec la sculpture. Ce serait négliger l'analogie entre une approche de la statuaire par addition de matière et l'accumulation d'éléments dont use "l'orfèvre" Moreau pour ses toiles les plus ambitieuses. D'un point de vue plus métaphysique, l'artiste qui ramenait à la vie les mythes essentiels des païens et des chrétiens n'a-t-il pas cherché à s'approprier le processus de la création, tel le dieu concevant l'homme par modelage dans nombre de civilisations ?
 
Benjamin Couilleaux
Paris, avril 2010
 
 
Gustave Moreau L'homme aux figures de cire, du 10 février au 16 mai 2010
Musˇe Gustave Moreau, 14, rue de La Rochefoucauld 75009 Paris
www.musee-moreau.fr

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