Marc Fumaroli
Dans ma bibliothèque - La guerre et la paix.
Marc Fumaroli
Ce recueil de textes qui vient de paraître est le dernier que le grand spécialiste du XVIIe siècle, Marc Fumaroli (1932 Marseille – 24 juin 2020, à Paris) a mis au point avant sa mort.

Dès l'ouverture de cet essai polyédrique, les citations mises en exergue marquent l'esprit de l'écrivain, historien des lettres et des arts : "Homère est nouveau ce matin, et rien n'est peut-être aussi vieux que le journal d'aujourd'hui", mot de Péguy ; puis Balzac et Valéry sur l'Europe, etc. Marc Fumaroli évoque la recherche sur les sciences dites "humaines" et le savoir ouvert sur des objets et des sujets irréductibles à l'esprit de géomètrie, laquelle doit franchir ses propres frontières en toutes sortes de directions. En effet, il faut courir le risque de cette voie pour ne pas se dessécher l'esprit, en intégrant un savoir éclectique, en tenant compte de la pluralité des mondes où s'accordent le réel et le vivant. Citons un extrait de ce qu'il a nommé la République des lettres : "Extérieurement j'ai vécu à l'époque où l'expression République des Lettres désigne, plus ou moins ironiquement, le petit échiquier étroitement parisien ou festivalier, plus que jamais agité, dont les pièces du jeu annuel sont des centaines de romans, et la récompense des parties gagnées, des dizaines de prix littéraires. Intérieurement, pendant plus d'un demi-siècle, j'ai malgré tout vécu, privément avec quelques amis et, depuis moins longtemps, dans l'actuelle Académie des Inscriptions, au sein d'une République européenne des Lettres d'un tout autre genre et d'une tout autre époque. Tel aura été mon "engagement". Me dégageant de l'actualité présente sans pour autant l'ignorer, j'ai cherché à comprendre l'actualité disparue d'une société de savants lettrés solidaires où je me plaisais et qui évoluait étrangement avec une jalouse liberté de mouvement et d'esprit dans des régimes politiques et religieux qui, selon nos critères actuels, passent pour despotiques. Cette étrangeté ou, si l'on préfère, ce paradoxe continue à me fasciner, bien que peu à peu j'aie mieux compris le secret avantage dont jouissaient, en pleine connaissance de cause, mes amis (et objets d'étude) : celui de savoir vivre sur deux étages du temps, l'un se réfléchissant dans l'autre, l'un hors du temps parce que fruit mûr du temps, l'Antiquité gréco-romaine, et l'autre dans un tout autre temps historique, en voie à son tour de mûrissement, mais cette fois sans le réflecteur des "humanités", et de plus en plus déboussolé depuis que ce miroir lui a été ôté."

On trouvera notamment des textes sur le grand Rubens (l'évocation du tableau : Minerve protégeant la paix contre Mars - un tableau qui fut peint à Londres - il peindra aussi Les Conséquences de la guerre (1637-1638) qui se trouve à Florence au Palais Pitti), Watteau, Fénelon, Vélasquez, les guerres en Europe, Homère et l'Iliade, bien sûr, Tolstoï, Winkelmann et Caylus, Paul Valéry chez Degas : "étincelant, insupportable, anime le dîner chez Monsieur Rouart." Degas exulte en public mais il possède un goût des plus sûrs, dans la passion la plus étroite et la plus lucide. La figure d'Érasme court le long du volume en vis-à-vis de Machiavel et des guerres. Fumaroli raconte les événements historiques et idéologiques des siècles qu'il traverse avec d'amples détails. Plus loin, on trouvera un texte sur le grand goût français. Tout commence avec Louis XIV et ses grands conseillers.

Il y a quelques années, j'avais pu réaliser un entretien avec Marc Fumaroli sur la notion de moderne et de classique dans les arts et les lettres dans le Magazine Littéraire (2).
Je cite un extrait :

Patrick Amine : Que veut dire le mot de tradition dans les arts et les lettres ? Quand est-il apparu ? Comment s'est-il manifesté ?
Marc Fumaroli : "Cette notion de "tradition" a dû s'imposer au cours du XIXe siècle, dans un esprit de résistance à la modernité. Très peu de personnes osent se prévaloir de traditions. On préfère le mot transmission. Ce substitut s'explique parce que dans le mot tradition, il y a l'idée latine d'un patrimoine à transmettre, un patrimoine dont la valeur, la référence est confirmée par le Temps. Ce qui lui donne une autorité à la fois dans l'ordre politique, dans l'ordre moral mais aussi dans l'ordre littéraire et artistique. Si Virgile est un très grand poète épique, c'est parce qu'il s'est voulu le nouvel Homère. Il était pour lui l'autorité suprême et l'incarnation la plus vivante de ce genre littéraire où il a voulu s'exercer. Nos classiques sont dans la même disposition. Tout cela étant résumé par la notion d'autorité, ce que les modernes refusaient en quelque sorte. D'où la notion de "transmission" - préféré au mot tradition - qui évoque la mémoire, la culture."
Je lui avais demandé s'il y avait une rupture pour le moderne avec la tradition et qu'en était-il des nombreuses tables rases que nous avons connues depuis la fin du XIXe siècle eu XXe siècle. Il répondit : "(…) Le Modernisme a été plus radical que le romantisme. Manet apparaît comme la plus grande référence du modernisme en peinture. En littérature, on peut attribuer ce rôle à Rimbaud, à Lautréamont, à Mallarmé, ce sont les trois étoiles qui guident les Rois Mages vers la source pure et originelle. Avec le Surréalisme, le principe de l'art change, il n'est plus dans les grandes œuvres qui en marquent les étapes et en indiquent le modèle, mais ils recourent à l'inconscient, aux forces irrationnelles, à l'écriture automatique. Il y avait chez eux une grande volonté de rupture avec la tradition et une grande difficulté à admettre une transmission. Cette notion n'était pas nettement dessinée comme de nos jours. Comment peut-on comprendre Poussin si on ne voit pas que dans la deuxième partie de son œuvre son modèle était Raphaël et l'idéal de son art. Il emportait avec lui une tradition qu'il fallait servir pour être un grand peintre. Il ne s'agit pas de répéter, il s'agit de respecter et d'inventer, de telle sorte que, comme le dit Pseudo-Longin dans son Traité du Sublime, les grands-maîtres, vous approuvent et admettent que vous avez fait du Nouveau avec de l'Ancien. Il existe des modèles, des règles que l'on peut renouveler ou les modifier dans une certaine mesure, elles sont des points de départ." (2)
L'éclectisme et la discontinuité sont de règle dans cet ouvrage, et, l'on retrouve les principaux thèmes, les personnages de la culture et de l'histoire qui ont jalonné toute la vie et les livres de Marc Fumaroli. Il a mis l'accent sur la grande Histoire et les guerres en Europe comme il a pu évoquer, par exemple, la figure du grand Rubens, dans son texte Rubens entre deux Europes, lors de l'exposition au Louvre-Lens, en 2013. Le peintre écrivait : "Enfin, la femme au visage triste, voilée, vêtue de deuil, sans bijoux, sans parure, c'est la malheureuse Europe, qui depuis tant d'années souffre de rapines continuelles, d'outrages de toutes sortes, de misères innombrables, de toutes les souffrances inexprimables de chacun de nous. Elle porte le globe, qu'un ange ou un génie soutient, et qui est surmonté de la Croix, symbole de la chrétienté." (3) Marc Fumaroli écrivait : "La littérature a pour tâche de réveiller les âmes de l'illusion et du mensonge."
 
Patrick Amine
Paris, avril 2023
 
Marc Fumaroli - Dans ma bibliothèque - La guerre et la paix.
Coll Tel. N° 449, mars 2023, Ed. Gallimard.

Notes :
(1) La République des lettres, Marc Fumaroli, Ed. Gallimard, Coll. Bibliothèque des histoires, 2015.
(2) Le Magazine Littéraire, 2014, N° 539. Perspectives : Que faire de la tradition ? Nous avions signalé ce livre : Le Sablier renversé. Des modernes aux anciens. Ed. Gallimard. Coll. Tel, 733 p.
(3) Lettre de Rubens à Justus Sustermans, d’Anvers, le 12 mars 1638.

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