Du principe de la référence
Érigé en critère de sélection d'achats
Ou comment voir "La fête est permanente" à Reims
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Fête ? le mot est alléchant mais rien de tel ne fut éprouvé en arpentant les salles du fonds régional d'art contemporain (FRAC) de Champagne-Ardenne à Reims, FRAC ouvert en 1984 et installé dans une aile réaménagée de l'ancien collège des Jésuites, un immeuble datant du 17ème siècle.
Les œuvres offertes à une délectation convenue voire admirative, aux dires des commentaires accompagnant la présentation, ont été acquises sur fonds publics, pour 50% par le Ministère de la Culture, par la Région (40%) et par la ville de Reims (10%), le budget global d'achats se montant à 100.000 euros par an. Le titre, donné par la nouvelle directrice du lieu, fait référence à une œuvre de Robert Filliou (1926-1987), une "figure majeure du siècle dont le FRAC possède un exemple important". Comme Joseph Beuys, Robert Filliou fut l'un des participants du groupe Fluxus des années soixante. Il est l'auteur de cette affirmation paradoxale : "l'art est ce qui rend la vie plus intéressante que l'art". A la manière de Boris Vian, dont il fut le contemporain, il refusait toute contrainte. Récusant l'autorité d'un savoir-faire, il reniait à l'avance toute hiérarchie, rejet qu'il manifesta fort à propos à son profit n'ayant jamais montré de compétence dans les domaines esthétiques traditionnels. Proclamant que tout se valait, il érigea en dogme une formule d'équivalence qui disait : "bien fait, mal fait, pas fait". A partir de quoi il s'autorisa une extrême indulgence envers ses "briquolages" d'objets, issus d'une banalité du quotidien, des bricolages qu'il qualifia néanmoins de "pensées poétiques" Pensées ? Poésie ? Il sut en convaincre des conservateurs et directeurs de centre d'art qui sur fonds publics, firent au nom des contribuables, l'acquisition de ces "pensées poétiques". Deux pièces de cette exposition sont ainsi entrées dans la collection du FRAC : La Joconde est dans l'escalier (datée de 1969 elle fut acquise en 1999) et Fix Flower to the board (datée de 1971, acquise en 2000). A noter le grand espace temporel écoulé entre les dates de réalisation et celles d'acquisition : plus de trente ans dont plus de vingt ans après l'ouverture du FRAC comme s'il s'était fait jour une absence qu'il fallait d'urgence combler ! La Joconde de Robert Filliou se compose d'un carton (sur lequel est griffonné le titre) accroché presque au sommet d'un balai, coiffé d'une serpillière et plongé dans un seau. La force souriante de cette "pensée poétique" réside dans le rapprochement explosif de deux noms : Joconde et Escalier : Explosif, car ils renvoient, à plus de quatre siècles de distance, à deux monuments de l'histoire de l'art occidental, deux monuments plutôt antinomiques ; d'un coté, la Joconde - portrait féminin extrêmement talentueux et mondialement célébré - du maître Léonard de Vinci (16ième siècle) et d'autre part une toile futuriste de Marcel Duchamp qui, en 1912, fit scandale : nu descendant l'escalier. Le peintre - qu'Apollinaire avait décrit, comme détaché des préoccupations esthétiques - avait expliqué à propos de son nu qu'il s'agissait moins d'une peinture que d' une "organisation d'éléments cinétiques, d'une expression du temps et de l'espace par la présentation abstraite du mouvement … Si je veux montrer l'envol d'un avion, j'essaie de montrer ce qu'il fait, je n'en fait pas une nature morte. Quand la vision du nu m'apparut, je sus qu'il briserait pour toujours les chaînes d'esclavage du naturalisme" (1). Or ces balai, serpillière et seau de Robert Filliou ne composent qu'une nature morte. Il n'y perce aucune recherche de traduction du mouvement, dans le temps et l'espace d'une circulation humaine. La référence à Duchamp n'est que superficielle, ne s'accrochant qu'au seul titre. Elle méconnaît l'innovation de l'œuvre dans le champ de l'histoire de l'art comme elle a méconnut la haute virtuosité picturale de Vinci. Si le regardeur sourit devant cette Joconde de Filliou c'est qu'il a ajouté une troisième référence qui, coiffant les deux autres, entre en résonance avec les trois "principes" que Robert Filliou érigea fort à propos à son profit : 1. l'important dans l'œuvre est l'idée qui la soutient et non sa matérialité, sa réalisation 2. le visible vaut l'invisible. 3. l'art doit être fondu dans la vie. Or les objets domestiques exposés (seau, serpillière et balai) associés au carton sur lequel est griffonné la mention de l'escalier, apportent ce souffle de vie. Ils se fondent dans les usages que pratiquent les concierges d'immeubles. Appelées à délaisser momentanément leur loge, elles indiquent, par un mot mis en évidence, le lieu où les trouver. La pièce de Robert Filliou joue donc sur trois références mais ne peut exister que parce qu'elle s'appuie sur un collage d'images mémorielles - un jeu d'esprit, dirait Freud - des images bénéficiant d'une grande notoriété. Sans cette notoriété - qui précède de loin Robert Filliou - sa pièce s'effondre ! D'où l'importance de la renommée des références à exploiter. D'elle va dépendre une capacité à provoquer - ou non - l'imaginaire. Or, dans cette "fête permanente" à Reims, nombreuses sont les œuvres qui jouent avec plus ou moins de lisibilité avec ce principe, glissant progressivement de la médiocrité, vers l'inconnu, vers l'incompréhensible. Ainsi de la tour de la tour des trois museaux de l'américain Chris Burden, œuvre monumentale en carton-pâte produite et acquise fin 1994. L'impulsuion de cette installation fut la découverte d'une vielle carte postale reproduisant trois éléments d'enceinte de la ville, au Moyen-Age. Il faut beaucoup de bonne volonté au visiteur pour y voir, comme l'affirme le médiateur de l'exposition "un questionnement de la sculpture et du monumental" ! Deux dessins au crayon bille sur papier de Claude Closky parodient platement le précepte d'équivalence de Robert Filliou : en 1991 (acquisition 2002), un carré surmontant un cercle, le carré ne s'appuyant, en équilibriste, que par un angle sur le cercle, le précepte faisant titre facile, difficile, très difficile. En 1992 (acquisition en 2002) Closky se contentera d'écrire "bien fait, mal fait, vite fait". Avec B2 daté de 1993, Stéphane Calais se plait à "relire" le portrait de Madame Récamier peint en 1790 par Louis David (à voir au Louvre) mais à Reims le regard Bute sur un socle allongé à terre, rehaussé à une extrémité et recouvert ou emballé de voiles de bâteaux "Références Intérieur/extérieur" récite fièrement le médiateur. Rien là qui évoquent la beauté et l'esprit de cette amie de Chateaubriand tenant salon rue de Sèvres à Paris, salon qui fut le rendez vous des illustres contemporains de l'époque. Juste cette forme allongée du socle prétendant évoquer l'élégant sofa directoire réalisé par Percier et Fontaine, deux célèbres ébénistes du 18ème siècle réputés pour l'excellence de leurs créations… A la manière du hollandais Lawrence Wiener, vendant ses inscriptions par contrat dûment signé devant notaire (on peut en voir un exemplaire sur un mur du jardin des Tuileries à Paris, en contre bas du Jeu de Paume), Saâdame Afif a fait inscrire en paillette bleue sur deux murs blancs de la salle "Silence is sexy, isn't it" une phrase du groupe berlinois Einsturzende Neubauten, phrase qu'il s'est approprié et a vendu au FRAC en 2001… ! Une "pensée poétique" que n'aurait pas désavoué Robert Filliou, isn't it ? Citons encore l'américain Tom Burr qui lui aussi s'adonne aux facilités de la "relecture" en plaggiant les sculptures monumentales de Richard Serra. Il a dressé sur la pelouse intérieure qui borde l'ancien collège des Jésuites, une longue et mince plaque de contreplaqué peinte en violet, réalisant une surface et non un volume qui ne tient que par les montants plantés à son revers. L'œil perçoit immédiatement l'absence de densité de cette plaque et sa trop probable fragilité au vent. Rien de comparable avec la massivité violente des sculptures de Richard Serra lesquelles résultent de savants calculs mathématiques permettant leur mise en équilibre. Réalisée pour l'exposition, la pièce de Tom Burr n'est pas encore acquise par le FRAC en raison du prix élevé demandé par l'artiste. Une opportunité à saisir par le FRAC pour ne pas s'en encombrer… Il faudrait encore citer éponges (datées de 1986, acquises en 1988), deux éponges du belge Michel François, l'une végétale l'autre en polystyrène, entrant dans le débat écologique du moment, nature contre artifice, mais surtout entrant dans une "relecture" très minimale des fameuses éponges bleues d'Yves Klein. Autre pièce d'artiste se disant engagé dans une dénonciation de notre époque industrialisée la feuille Mercédès (1966, acquise - trente ans plus tard ! - en 1995) de Jeff Geys, artiste belge, basculant selon les commentateurs d'un conceptualisme social au Pop Art. Ce qui est donné à voir n'est qu'une longue forme oblongue en résine recouverte d'une peinture de carrosserie Mercédès, comme les fruits du même auteur réalisés en tôle de voiture laqué "qui évoquent les bas-reliefs organiques de Jean Arp ou certaines œuvres du Pop Art" (2). La présentation inclue aussi une pièce de l'autrichien Frantz West, sans titre, un petit plâtre informe (produit et acheté par le FRAC en 1998) qui "démantèle à sa façon la question de l'auteur. D'une certaine manière sur le mode de Deleuze, Frantz West ne revendique pas le fait d'être à l'origine des concepts et des œuvres qu'il crée mais bien plus de suivre les propositions des autres" (2)… Le principe de la référence dans le choix de sélection des œuvres à acquérir est donc toujours au travail. Une photographie d'installation de Pierre Huyghe : la Toison d'Or (1993, acquise en1998) réfère quant à elle aux armoiries médiévales de Dijon, quand, sous le règne de Philippe le Bon, duc de Bourgogne et des Flandres (et seigneur de plusieurs autres territoires) la Ville connut une grande prospérité. Philippe le Bon y créa l'ordre de la Toison d'Or, ordre qui perdure aujourd'hui en Autriche et en Espagne. Succédant à des ordres militaires et religieux (tels que ceux de Chien et du Coq sous le règne de Clovis, au 5ème siècle, ou du Porc Epic créé en 1393 par le duc d'Orléans) l'appartenance à l'ordre de la Toison d'Or se concrétisa par le port d'un collier où alternaient des pierres symbolisant briquets et pierres à feu, collier d'où pendait un médaillon : une plaque en or gravée d'une dépouille de bélier. Philippe le Bon créa cet ordre en 1430 pour récompenser des chevaliers lui ayant démontré leur loyauté. Hélas, de la manifestation organisé par Pierre Huyghe, ne transpire aucune noblesse d'attitude ; elle relèverait plutôt d'un déguisement carnavalesque puisqu'on y voit "des adolescents coiffés de tête d'animaux (qui) traînent sur l'aire de jeux d'une cité HLM" (2). Compte tenu que les éléments symbolisant l'appartenance à la Toison d'Or se composent d'un bélier (une machine de guerre employé par les anciens pour démolir les remparts de la ville assiégée) de briquets et pierres à feu pour semer des incendies, faut il voir dans le titre donné par Pierre Huyghe à son installation un hommage rendu aux violences incendiaires qui explosèrent dans les cités ? Plus pacifique est la pièce du canadien Rodney Graham : continuous transformation of the form of a child's sled into that of another (2000, acquise en 2001). Elle fait référence à la dernière scène du film de Luchino Visconti : Ludwig. Sur un traîneau pour enfant fonctionne un carrousel muni de 80 diapositives qui projettent en boucle l'image du richissime et baroque traîneau doré ayant appartenu à Louis II de Bavière. Un conflit visuel s'opère entre la somptuosité ornementale du large traîneau princier et le dépouillement de la petite luge enfantine et cette opposition peut provoquer des souvenirs neigeux d'enfance, des remontées de rêve de Cendrillon et citrouille transformées en carrosse pour prince et princesse. Un autre canadien de Vancouver - Jeff Wall - est heureusement présent avec un cibachrome sur aluminium : Milk (1984, acquisition 1997). Plus encore qu'avec la pièce de Graham, l'impact visuel est immédiat et il fait sens, par les choix du détail, l'intensité de l'éclairage, le cadrage dans une mise en scène rigoureuse qui se met au service d'une violence contenue d'un questionnement de la fiction pervertissant le réel. A coup sûr il y passe un souffle de vie, ce souffle de vie revendiqué par Robert Filliou mais nul n'oserait pourtant affubler ces deux oeuvres d'un "vite fait, mal fait, pas fait" car elles ne surgissent pas du hasard d'un regard rapide jeté sur un fait divers, elles ne se contentent pas de relire une œuvre de manière superficielle. La relecture d'une œuvre dans un temps différent a pu être dans l'histoire de l'art occidental à la source d'une création, ou d'une recréation. Ainsi de Pablo Picasso "relisant" les Femmes d'Alger de Delacroix (actuellement au Louvre) ou le déjeuner sur l'herbe de Manet (actuellement au musée d'Orsay). Le peintre espagnol donne à voir la complexité de l'œuvre étudiée, il en souligne la virtuosité ajoutant à la stimulation visuelle, celle plus grande encore de l'intellect. A Reims, trop souvent les achats du FRAC ont portés sur des œuvres trop pauvres, visuellement et intellectuellement, comme si le nom de l'artiste avait seul guidé la décision. Et la "fête permanente" engendre l'ennui… Liliane Touraine
Reims, décembre 2008
"La fête est permanente" au FRAC Champagne-Ardenne, jusqu'au 18 janvier 2009
www.frac-champagneardenne.org - tél. : +33 3 26 05 78 32 Notes : (1) Herbert Read : histoire de la peinture moderne, pages 135/137 (2) catalogue de l'exposition |