Dans l'atelier de Fabienne Verdier
"La sainteté est comme le ciel. Eloignez-la, elle se rapproche ; conviez-la, elle prend ses distances ; examinez-la, elle ne se livre pas ; contemplez-la, elle ne sera jamais vide. Mesurée à l'aune d'un jour, elle est insuffisante, à l'échelle d'une année, elle est surabondante" (1)
"L'esprit fait la main, la main fait l'esprit." Henri Focillon (2)
C'était un matin, le 9 mars 2022 exactement. En prévision d'une prochaine exposition de Fabienne Verdier, j'avais pris le train vers l'Oise à destination d'un petit village de l'Oise appelé Chambly. Un lieu d'histoire qui a appartenu aux comtes de Beaumont.
A la gare, l'assistant de Fabienne Verdier (F.V.) m'attend. Et nous partons la rejoindre dans son atelier. Après quelques minutes de route dans la campagne, nous arrivons devant une longue et importante bâtisse, une sorte de grand hangar. Après le seuil, nous longeons des couloirs sur lesquels s'ouvrent des bureaux. Enfin, je pénètre dans l'antre de F. V., il y avait très longtemps que je ne l'avais pas rencontré. Des chaînes pendent du plafond au sol, y sont fixés de grands pinceaux de crin flottant dans l'espace. Plus d'une quarantaine de toiles sont accrochées sur deux grands murs se faisant face. L'ensemble de ce travail de peinture était destiné au musée Unterlinden de Colmar pour une exposition intitulée Le Chant des étoiles *. Je me sens immédiatement imprégné de cette atmosphère spirituelle et lumineuse qui émane des tableaux. La douce voix de Fabienne Verdier relate, en ponctuant avec une précision de mathématicienne, chaque étape de son projet de création qu'elle a, disait-elle, entrepris dès 2019. J'ai l'impression d'être dans une cathédrale où la lumière des peintures semble irradier, comme à travers des vitraux, pour éclairer l'espace. F. V. souligne à ce propos : "Les peintres sont confrontés, depuis toujours, à cette impossibilité de capter l'essence de la lumière. Ils travaillent avec des pigments qui sont de nature couvrante, alors que la perception des couleurs du spectre de lumière qui nous entourent de toute part sont à la fois immatérielles, fugaces, insaisissables, transparentes et en constantes transformations." Je fis de nouveau un tour dans l'atelier afin de voir les détails de ce travail extrêmement minutieux mais presque "titanesque". Très peu de peintres ont la capacité de travailler d'une manière presque obsessionnelle autour d'un même thème, comme le fait F. V. Qu'en est-il exactement de ce projet commencé pour le musée Unterlinden de Colmar ? En 2020 et 2021, en raison de la pandémie du covid 19, le temps s'était arrêté, pour F. V., le travail devait néanmoins continuer inlassablement, reliée à son dispositif matériel et à ses recherches textuelles et philosophiques. Chez elle, tout est indivisible. Pour FV, il s'agit, conceptuellement, de mettre en perspective les œuvres du musée et notamment le Retable d'Issenheim de Grunewald (1512-1516). Travail polyptique. L'ensemble de son geste créatif dans ces séquences veut souligner ou évoquer en contrepoint les dates des peintures ; le détail d'une œuvre ; la composition d'une toile ; ou reprend, tel un fil rouge, le parcours proposé par l'architecture du musée et, de la nouvelle chapelle, l'Akerhof, restaurée, dans une aile par les architectes Herzog & De Meuron. Dans le chœur de la chapelle doit être installé le Vortex, cercles concentriques gris sur des immenses toiles noires. Dans la nef, soixante-seize tableaux seront mis en scène, parallèlement. Cette composition a été pensée, comme "une fenêtre ouverte par laquelle regarder", écrivait Leon Battista Alberti. F. V. raconte : "J'ai passé beaucoup de temps devant les panneaux du Retable d'Issenheim. Avec notre regard de spectateur du XXe siècle, on perçoit cet ensemble comme une œuvre cinématographique, une image en mouvement. Se pourrait-il que le peintre ait imaginé dix plans séquences, presque à la façon de ce que l'on appellerait aujourd'hui une série qui serait constituée d'une "saison" de dix épisodes ? Sur chaque panneau Grünewald a construit ses récits avec de multiples angles de vues, des "cadrages" ou des "mouvements de caméra" des perspectives qui apparaissent contradictoires et qui pourtant confèrent aux scènes une vitalité et un mystère totalement cinématographiques." (…) Mon expérience de visite et cette recherche de l'énergie de la vie se sont vite focalisées sur le panneau de la Transfiguration/Résurrection/Ascension du Retable d'Issenheim." Quelques motifs étudiés par Fabienne Verdier lui ont inspiré une réflexion sur la mort. "Un rayon de soleil perce, quelque chose comme le spectre de l'aura". Cette lumière qui surgit de la toile, est pour elle en rapport avec celle-la. Un jour se souvient-elle, dans son jardin à Hédouville, un arc-en-ciel est apparu après la pluie… elle remarque alors que cette radiation colorée correspond à l'aura qui entoure le Christ ressuscité de Grünewald. (Voir tableau). F. V. peint la mort des étoiles qui en implosant créent une aura de lumière. Il y a comme des traces de gaz, des microparticules qui s'étalent sur la surface de ses toiles. Ainsi chacune de celles-ci requiert au moins vingt-cinq couches de peintures. La verticalité du geste de Fabienne Verdier est toujours présente dans sa pratique. Sa gestuelle se rapproche de la danse. Ses pinceaux ont l'air de voltiger au bout de leurs chaînes – mais ce sont ses mains qui inscrivent sur la toile des points, des lignes, des surfaces et des formes, inlassablement jusqu'à la note finale. – Les soixante-seize Rainbow Paintings tracent des cercles de différentes couleurs où paraissent se détacher des boules de lumières, des poussières de météorites. Dans le parcours du musée, dès l'ouverture, F. V. met en scène son approche des peintres flamands qu'elle a longtemps étudié. L'espace est ponctué de ses tableaux qui dialoguent avec les maîtres anciens qu'elle aime commenter abondamment. Parfois il est possible de rapprocher ses commentaires de ceux de Daniel Arasse quand il raconte ce qu'il y a à voir et que nous ne voyons pas, ce qui est visible et ce qui ne l'est pas pour la plupart des publics. Le travail plastique de Fabienne Verdier, comme son discours sur la peinture et ses mises en espace, veut révéler ce que nous ne voyons pas. Sa scénographie, en douze stations, nous entraine jusqu'à la phase finale de l'installation des Rainbows. Chacun de ses tableaux représente un individu portant un prénom en lien avec le ciel, les étoiles ou la lumière. Ce florilège de prénoms a été recensé par des linguistes. Âmes disparues, halos de lumière : un ensemble allégorique qui symbolise le passage entre la vie et la mort. Les Rainbows apparaissent comme des constellations imaginaires qui plongent le spectateur dans une traversée d'espaces énergiques inconnus. Nous avons déjà dit que les collections du musée Unterlinden n'ont aucun secret pour l'artiste. Elle a notamment observé attentivement les œuvres peintes de Cranach (1442-1553), les gravures et les polyptyques de Martin Schongauer (1445-1491), les paysages des maîtres rhénans du XVe et XVIe siècles et le travail d'Hans Holbein (1497-1543) ; puis pour le XXe siècle les tableaux de Nicolas de Staël ; de Vieira Da Silva ; de Georg Baselitz, etc. Ainsi elle peut créer des "coutures" entre les œuvres des maîtres anciens et son travail dans l'espace. Elle propose de ce fait une autre façon de regarder mais aussi un lien entre le geste pictural des maîtres du passé et des peintres d'aujourd'hui. Henri Focillon évoque ce même principe : "La face humaine est surtout un composé d'organes récepteurs. La main est action : elle prend, elle crée, et parfois on dirait qu'elle pense. Au repos, ce n'est pas un outil sans âme, abandonné sur la table ou pendant le long du corps : l'habitude, l'instinct et la volonté de l'action méditent en elle, et il ne faut pas un long exercice pour deviner le geste qu'elle va faire." (Ibidem) Pour Fabienne Verdier, sa pensée et pour ses œuvres les couleurs qu'elle utilise, les accidents au moment de la réalisation, les révélations de la matière picturale, de la lumière que dans son geste elle fait danser, forment des ondes. Son corps parle à travers sa peinture. Ses muscles qui se tendent et se détendent écrivent sa pensée. Ses idées semblent s'échapper et se matérialiser sur la toile posée au sol. Dans ses Remarques sur les couleurs, Wittgenstein parle de la "colorité". Il pourrait décrire la démarche de Fabienne Verdier quand elle travaille sur ses Rainbows, ses toiles colorées. Les mots font-ils figures de talismans ? Tout au long du cheminement proposé par F. V. dans son exposition Le Chant des étoiles, se trouvent notamment des reproductions de ses carnets de travail. Une édition de ces derniers doit paraître au mois d'avril 2023. Pluies de mots, de signes, de phrases entrelacées, de réflexions, de collages : le triptyque de Morel de Hans Memling (1484) ; une photo de son maître chinois, Huang Yuan (en 1980) ; le portrait de Margareta, la femme de Jan Van Eyck où son étude s'est portée sur la coiffe, un ruban de tissu sinueux, entrelacé, lignes serpentines, une "dentelle", figure comme une impression labyrinthique. La peinture flamande est toujours présente dans son travail. On voyage aussi dans le temps avec Cézanne et la montagne Sainte-Victoire (une photo de F. V. comme en suspension dans le vide sur le site, en train de dessiner en regardant au loin le paysage. Une phrase de son livre in Passagère du silence (3) figure aussi dans le coin d'un carnet : "trait calligraphié la métaphore infinie des formes de l'univers" (p.28). Ce volume se présentera comme un réel laboratoire in progress, une arborescence entre tous les éléments rassemblés. Tout ce matériel constitue une réflexion sur la peinture, la nature, l'histoire et la propre vie de l'artiste. Fabienne Verdier pourrait s'approprier ces mots de Henri Focillon : "la possession du monde exige une sorte de flair tactile. La vue glisse le long de l'univers. La main sait que l'objet est habité par le poids, qu'il est lisse ou rugueux… L'action de la main définit le creux de l'espace et le plein des choses qui l'occupent. Surface, volume, densité, pesanteur ne sont pas des phénomènes optiques. C'est entre les doigts, c'est au creux des paumes que l'homme les connut d'abord." Et encore Focillon : "Je ne sépare la main ni du corps ni de l'esprit. Mais entre esprit et main, les relations ne sont pas aussi simples que celles d'un chef obéi et d'un docile serviteur. L'esprit fait la main, la main fait l'esprit." Cette exposition est une originale expérience des limites ! Patrick Amine
Colmar, mars-novembre 2022
Fabienne Verdier, Le Chant des étoiles, Musée Unterlinden, Colmar
du 01.10.22 au 27.03.23 www.musee-unterlinden.com |
Fabienne Verdier, Le Chant des étoiles |
Fabienne Verdier, Le Chant des étoiles |
Notes :
|