Un magicien nommé Erwin Blumenfeld
Erwin Blumenfeld, Charlie, 1920, collage, encre, aquarelle et crayon sur papier.
Erwin Blumenfeld, Cecil Beaton, photographe, 1946,
Erwin Blumenfeld, Sans titre, New York 1944, épreuve gélatino-argentique
Erwin Blumenfeld, Nu sous de la soie mouillée, Paris, 1937, épreuve gélatino-argentique
Erwin Blumenfeld, Marguerite von Sivers sur le toit du studio de Blumenfeld
Erwin Blumenfeld, Hitler, Grauenfresse, (Gueule de l'horreur) Hollande, 1933
Erwin Blumenfeld, The Minotaur or the Dictator, Paris, vers 1939, épreuve gélatino-argentique
Erwin Blumenfeld, Trois profils, Variante de la photographie
Erwin Blumenfeld, Mode-Montage, vers 1950, épreuve gélatino-argentique
Erwin Blumenfeld, Lisa Fonssagrives sur la Tour Eiffel, Paris, 1939,
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Itinéraire peu commun, unique peut-être, celui d'Erwin Blumenfeld, (1897—1969), l'un des photographes les plus originaux, les plus créatifs du vingtième siècle. Jusqu'à l'âge de 35 ans, la photographie semble être pour lui un amusement qui lui sert à pimenter ses collages politiques et satiriques en diable. Né à Berlin, il grandit dans l'atmosphère inquiète et stimulante de cette métropole exposée comme aucune autre aux bouleversements du siècle. Son ami Georges Grosz y donne le ton de cet humour très particulier, appelé Galgenhumor, (humour patibulaire), affirmation de la dérision de toute chose jusqu'au pied de l'échafaud. Rimaillant sur sa propre situation, Erwin Blumenfeld écrit :
Mes parents sont morts sans enfants Je ne suis jamais né Je mourrai moi-même sans enfants Et mes enfants n'auront rien en héritage Ce quatrain rageur, que l'on peut lire dans la première salle de l'exposition qui lui est consacrée au Jeu de Paume, porte le titre : autobiographie. Toutes les compositions graphiques de cette époque sont des constructions savantes à base de collages, dessins à l'encre et au crayon. Leur esprit dadaïste reflète la même vision sarcastique et pessimiste du monde. Lui-même se donne le titre de Dada-Chaplinist sur un collage dédicacé à Tristan Tzara, (non exposé à Paris). être photographe en soi En 1918, Erwin Blumenfeld, pressentant les désastres à venir, s'installe avec sa compagne à Amsterdam. Il n'en continuera pas moins à participer à la lutte contre le danger nazi, comme en témoigne cette Gueule de l'horreur, présentée avec d'autres œuvres combattantes de même inspiration, telle ce buste antique, drapé d'une toge et surmonté d'une tête de veau, appelé Le Minotaure ou le Dictateur. À Amsterdam, il découvre la photographie, qui deviendra la passion de sa vie : "Ce que je voulais vraiment : ÊTRE PHOTOGRAPHE EN SOI." Il sera son propre apprenti et maître, il veut découvrir seul les prestiges de cet art. Il commence par faire le portrait des clientes du magasin de sacs à main pour dames qui le fait vivre. Et il n'abandonnera jamais cette difficile discipline : saisir en une image une personnalité. Au Jeu de Paume, l'étourdissante salle des Portraits montre quelques œuvres qui restent dans la mémoire, telle le beau visage de Léonore Fini, entouré comme une île par l'océan de sa chevelure. Ou Matisse chez lui, visage sévère et regard inflexible, masquant ses dessins, comme si le créateur avait priorité sur sa création. Ou encore l'émouvant gros plan sur le visage de Rouault, qui ferait presque deviner le genre de peinture fait par l'artiste. L'un de ses autoportraits est, peut-être, une profession de foi : dans un espace vertical étroit entre deux rideaux apparaissent l'un au dessus de l'autre l'œil du photographe et l'œil de sa caméra. La plupart de ces portraits ont été faits à Paris, où Blumenfeld s'installe définitivement avec sa famille en 1936. Désormais il est maître de son art. Pour lui, la photographie se façonne en chambre noire à partir de la matière première du négatif. L'alchimie des révélateurs et fixateurs n'a pas de secret pour lui, de même que les jeux de la lumière et de l'ombre, la solarisation, les doubles ou triples surimpressions, les tramages, les anamorphoses et toutes les techniques du photographisme. Son aisance est telle, que le visiteur oublie parfois qu'il s'agit de photos. Cette imagerie s'impose avec l'évidence de la réalité même. Une réalité bizarre et dense dans ses multiples facettes. Nues ou habillées à la mode Les Nus, exclusivement féminins, du photographe, évoquent quelque part cette phrase de Rodin : La femme est comme un paysage que modifie sans cesse l'inclinaison du soleil. Pour saisir la suavité d'un épiderme, le modelé d'un corps et ses courbes insaisissables, Erwin Blumenfeld joue sur tous les registres de sa sensibilité et de son imagination. Ses Nus apparaissent comme une quintessence de son art. Il sait donner caractère et expression à l'exaltation de la beauté. Et puisque nous avons cité Rodin, arrêtons-nous devant ce véritable défi au temps, d'une troublante puissance, qu'est le portrait de Carmen, le modèle qui posa pour Le Baiser. Elle posa pour Auguste Rodin en 1881 et en 1937 pour Erwin Blumenfeld. Souveraine beauté. Un chef-d'œuvre de la photographie, fort justement mis en valeur dans l'exposition. Lorsque se déclenche la deuxième guerre mondiale, Erwin Blumenfeld, qui est ressortissant allemand, est interné dans un camp. Il réussit à s'échapper dans des conditions rocambolesques et fuir avec toute sa famille à New York. Là, il commence une nouvelle carrière. Il sera photographe de mode. Déjà, la photo faite à Paris en 1939, Lisa Fonssagrives sur la Tour Eiffel, avait établi sa renommée. Celle qui fut l'un des premiers top-model faisait danser avec une joyeuse insouciance sa robe de Lucien Lelong sur une poutrelle de la Tour Eiffel, associant pour la première fois haute couture et architecture. Maintenant, ses photos sont publiées dans Harper's Bazaar, Vogue et autres revues de luxe. Sa palette graphique s'enrichit de l'apport de la couleur qu'il utilise avec une rare maestria. Mais le style haut talon et papier glacé n'est pas son fort. À voir certaines photos présentées dans la dernière salle de l'exposition, on se demande même comment elles ont pu être acceptées par un grand magazine. Le raffinement de certaines frise l'abstraction. Il est vrai que beauoup d'entre elles sont des variantes de la photographie parue. Et elles vibrent de la même passion que les œuvres de ses débuts. Celles-ci étaient des pamphlets pour la liberté, celles-là sont de purs hymnes à la beauté. Michel Ellenberger
Paris, octobre 2013
Jeu de Paume, place de la Concorde, Paris
Jusqu'au 26 janvier 2014 www.jeudepaume.org |