Néant ou plénitude ?
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"Les définitions sont d'abord des phénomènes", écrivait le critique d'art Clément Greenberg, on veut bien croire que Jan Dibbets, que présente le musée Zadkine ait retenu d'une certaine manière la leçon. Que ce plasticien ait sa place dans l'histoire du mouvement conceptuel n'en fait pas pour autant un de ses représentants orthodoxes. Pour preuve, voir des tautologies dans ses tableaux photographiques d'atelier dans l'atelier, dont le nouvel accrochage du Musée Zadkine, serait se méprende. Montrer et remontrer, faire et refaire lorsqu'on interroge le médium photographique jusqu'à en extraire la pureté d'une autodéfinition ne fait pas forcément de vous un artiste exclusivement formel.
Pour pasticher la définition de la logique de Hegel, qui veut que "A" soit égale à "A", et que la nuit toutes les vaches soient noires, l'art de l'évidence appliquée au regard demeure cependant chez Dibbets l'histoire d'une illusion à partir du motif. Après tout, on n'oublie pas que si nous ne connaissons que ce que nous percevons, phénoménologie oblige, ipso facto, tel nous voyons, tel nous nous trompons nous-mêmes, puisque nous nous fions à l'apparence d'une expérience sensible. CQFD. Photographier un lieu selon des angles disjoints et présenter le tout dans l'endroit même où les clichés ont été faits, c'était l'objet d'un travail déjà ancien — dans l'atelier du sculpteur Ulrich Rückriem en 1978 (Saenredam-Hambourg, 1978) que l'on peut voir en ce moment également —. Ilretrouve sa pertinence dans la réitération de ce dispositif dans l'ancien atelier du sculpteur Zadkine transformé en musée. Somme toute, la mise en abyme continue. Avec toujours pour dénominateur commun le peintre hollandais du XVIIe Pieter Saenredam, Dibbets s'installe donc une nouvelle fois dans le champ photographique, afin d'être au plus près d'un phénomène mutable : la vision. Et cela jusqu'à l'obtention d'un précipité d'images kaléidoscopiques, c'est-à-dire combinées, changeantes et successives. Car qu'est-ce que l'on voit quand on voit ? Beaucoup plus qu'il n'y paraît, semble nous dire Dibbets et en premier lieu nous-mêmes qui regardons.
Des architectures improbables de Saenredam dont on connaît les intérieurs d'églises de la Réforme, Dibbets retient le jeu d'optique, le dédoublement et le prolongement des surfaces. Sur la genèse de ce travail, on se reportera avec tout l'intérêt qu'il mérite au texte de l'éclairant catalogue édité pour l'occasion. On peut rappeler néanmoins que Saenredam, avec un surprenant sens du volume et de l'objectivité propre au croquis d'architecture, a imaginé ses intérieurs comme des scénographies. Alors qu'il peignait d'après nature, il supplée aux limitations imposées par la perception visuelle, en transformant l'espace grâce à de multiples vides et pleins purement fictifs. Dibbets est le débiteur de ce réordonnancement du réel pour atteindre l'équilibre parfait de la composition, sauf qu'à cela s'ajoute un dispositif panoptique qui marque d'autant la réalité de la transformation. À cet égard, les plus beaux travaux présents dans l'atelier de Zadkine, espace dévolu exclusivement aux expositions, procèdent avec l'œil et pour l'œil qui regarde.
Ces tableaux photographiques apparaissent comme autant de puits imagés qui nous perdent quand nous les regardons. Car comment ne pas se trouver capturé par ces points de mire ? En ce sens, si voir, c'est recomposer à partir du réel, les travaux photographiques de Dibbets pourraient faire émerger une possible perfection de cet acte. Se réappropriant pour l'essentiel les règles habituellement linéaires du parcours de la lumière, il a finalement réussi à abolir la logique au profit d'une circularité.
Les vues démultipliées forment, en effet, un cercle comme une sorte de perturbation atmosphérique, au mouvement circulaire, qui s'organise autour d'un endroit neutre, blanc qui plus est. Cet encerclement, Dibbets en a bien perçu le côté geôle, prolongeant les croisées des grandes baies vitrées de l'ancien atelier de Zadkine au crayon noir. Si l'on se met bien au milieu, on est tranquille, c'est ce qu'on appelle l'œil du cyclone. Mais attention, bien peu utilisent correctement cette tournure piégée, et cet œil, pour l'ignorant qui s'en empare, représente volontiers le lieu le plus exposé. Ravi, le spectateur l'est ainsi par deux fois : par le vide et la perspective infinie qu'il présuppose. Néant ou plénitude ? A tout le moins un regard juste et prolongé, montant et descendant à l'intérieur de l'image à la façon d'un voyage à l'intérieur de soi. Et Dibbets de poursuivre ce mouvement en forme d'interrogation spirituelle.
Raya Baudinet Paris, février 2005
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