DanteLa Divine Comédie
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Cette édition de La Divine comédie est publiée à l'occasion du 700e anniversaire de la mort du poète avec l'incomparable traduction de Jacqueline Risset (1936-2014, Rome), qu'elle publia une première fois, en trois volumes de 1985 à 1990. Elle a dépoussiéré définitivement l'approche de l'œuvre de Dante Alighieri (1265-1321) par son travail de traductrice et par sa connaissance des textes, soit dix années de travail. Dans son introduction, elle écrivait : "La Divine Comédie n'est pas seulement, comme on a pu le croire parfois, le monument majestueux d'une culture passée, mais un poème vivant qui nous touche tout à coup, de très près, en certains points de son texte, à chaque fois différents et imprévisibles. Ces points ne se trouvent pas uniquement dans l'Enfer, qu'aimaient tant nos prédécesseurs du XIXe siècle – moins pour les supplices et pour les démons qui l'habitent, et qui appartiennent, depuis Walter Scott et les romans noirs anglais, au genre fantastique, que pour la variété des vices qu'ils pouvaient y reconnaître ; ils le trouvaient "plus humain". Mais nous, qui avons connu le XXe siècle et ses terribles péripéties, nous pouvons nous dire experts en enfers, plus encore que les contemporains de Gustave Doré ; et nous sommes, paradoxalement, plus qu'eux touchés par le Purgatoire et par le Paradis, qui nous semblent plus proches, mais aussi, surtout pour le Paradis, porteurs de possibilités poétiques qui nous étonnent." Elle publia ensuite son Dante écrivain… (2), puis travailla plus tard avec Fellini pour lequel elle traduisit en français les dialogues du film Cinecittà. C'est à cette époque que je l'avais rencontré, lorsqu'on avait dénaturé sa traduction de ses sous-titres du film de Fellini qu'elle avait réalisée. Jean-Pierre Ferrini resitue dans ce volume sa traduction, et la note sur le texte italien est faite par Luca Fiorentini – à partir de l'Edizione nazionale de 1965, puis réimprimée avec quelques corrections en 1994 dont l'édition critique avait été faite par Giorgio Petrocchi, source de la traduction de Jacqueline Risset – constitue depuis plus de cinquante ans le texte de référence pour la lecture et l'étude du poème de Dante.
La préface de Carlo Ossola met immédiatement en garde le lecteur en évoquant les innombrables commentateurs de cette œuvre à travers les siècles et prend le parti de citer l'un d'entre eux, Hermann Hesse, très justement, avec ces quelques mots : affirmant ce livre sacré de l'humanité – "la seule chose éternelle que l'homme a en sa possession" et dont il suffit que quelques personnes soient touchées par ce poème ; ces mots font partie des Lectures de Dante au XXe siècle, anthologie d'autres textes d'écrivains du XXe siècle tels que : Ezra Pound, Claudel, Barrès, Borges, T. S. Eliot, Ungaretti, Montale, Pasolini, Sollers (un extrait de son Dante et la traversée de l'écriture publié dans Tel Quel, 1965, n° 23), Beckett, Mandelstam, Edmond Jabès, Yves Bonnefoy, qui figurent à la fin de l'ouvrage. Pour notre plaisir et pour nous remémorer des perceptions originales et variées de cette œuvre infinie. Le lecteur de la Divine Comédie n'est plus un simple lecteur, il est happé comme acteur du drame. Dante l'interpelle constamment, ce qui en fait sa modernité, en le mettant en scène dans son théâtre poétique en trois actes. Il écrit à la première personne. Rappelons l'incipit : "Au milieu du chemin de notre vie - je me trouvai par une forêt obscure - car la voie droite était perdue." Et plus loin, il nous parle et nous invoque continuellement… Rappelle-toi, lecteur, si jamais dans l'alpe un brouillard t'a surpris, qui a rendu ta vue pareille à celle des taupes, […] Et plus avant, c'est Virgile qui lui servira de guide dans sa traversée, puis Béatrice et saint Bernard de Clairvaux. Quand Dante écrit la Comédie, Il lit d'autres livres. Il les traduit en écrivant. Il traduit la Bible, Virgile, Ovide. Chaque fois l'opération est différente, les choix – la liberté prise avec le texte d'origine, la voix, le rythme – se renouvellent. La Bible est l'arrière-plan grandiose de La Divine Comédie, et sa lecture, si présente qu'elle apparaît dès le premier vers ("Au milieu du chemin de notre vie/ je me retrouvai par une forêt obscure", Enf., I, 1-2), qui rappelle la voix d'Ézéchias, roi de Judée, dans le livre d'Isaïe : "À la moitié de ma vie/ je m'en vais à la porte des enfers." Jacqueline Risset poursuit : "Ce qui frappe aujourd'hui est la modernité du poète médiéval, l'acuité de sa conscience artistique, la puissance avec laquelle il manie une langue qu'il invente du même geste. De fait, la précision de sa pensée et de sa plume, la radicalité de sa conscience théorique dans l'invention poétique la plus hardie le rendent pour nous contemporain de ceux qui sont, dans la littérature, les grands inventeurs de la modernité : de Joyce, pour qui Dante était modèle d'écriture jusque dans le champ musical du hors sens ; de Proust, par la parenté de la construction circulaire, par la lumière des épiphanies et la densité des ténèbres traversées ; de Kafka, par l'intensité de la vision à la fois optique et onirique transportée dans la langue ; de Rimbaud, par la rigueur de la décision, par l'absolu de l'instant, par le foudroiement de l'illumination." Il en sera de même pour nous de rendre compte de l'histoire de cette œuvre à travers les grands textes d'écrivains et de critiques au fil des siècles. Faisons tout d'abord un flashback sur un texte du XXe siècle qui fait référence, de Philippe Sollers, publié en 1965 dans Tel Quel. "Peu d'œuvres sont aussi séparées de nous que la Divine Comédie : plus proche dans l'histoire que l'Éneide, où elle prend sa source, elle nous paraît cependant plus lointaine ; commentée et répétée avec une érudition maniaque, elle garde à nos yeux son secret. Mais c'est sans doute qu'elle est dissimulée au plus profond de notre culture comme une tache aveugle : une énigme indéfinie dont la proximité même nous rendrait inattentifs et bavards." (Dante et la traversée de l'écriture). Poème écrit entre 1308-1309, il se compose de cent chants, subdivisés en trois cantiques : l'Enfer, le Purgatoire, le Paradis ; 33 chants pour chacun d'eux, plus un chant d'introduction. C'est dans l'édition vénitienne de 1555 qu'apparaît l'adjectif divine, réalisée par Lodovico Dolce. Le voyage de Dante commence pendant la Semaine sainte et s'achève le jour de Pâques. Épopée collective et portraits individuels, la Comédie est un voyage, elle est écrite pendant l'exil de Dante et conçue comme un pèlerinage jubilaire de salut, selon la promulgation de Boniface VIII en 1300 (premier Jubilé de l'histoire du catholicisme ; les pèlerins se rendaient à Rome pour visiter les basiliques, et l'on leurs accordaient des indulgences.) Comment est structuré le texte ? La "géographie" du poème est assez innovante comme l'indique le préfacier : l'enfer est une sorte d'entonnoir (comme l'a illustré Botticelli pour sa carte de l'enfer - visible aujourd'hui aux Scuderi del Quirinale dans l'exposition Inferno de Jean Clair, à Rome, qui se tient jusqu'au 23 janvier 2022 - nous y reviendrons plus tard), le purgatoire apparaît dans l'hémisphère austral couronné à son sommet par le paradis terrestre, où Béatrice se manifeste à Dante. Le poète s'élève de ciel en ciel jusqu'au ciel des étoiles de l'Empyrée, où saint Bernard prononce sa célèbre "prière à la vierge" pour qu'elle permette au pèlerin de contempler le mystère de la Trinité. Donc toujours un rythme ternaire qui anime le texte. On pourrait dire aujourd'hui très : jazzy ! Sur la langue, je voudrais citer un texte de Umberto Eco. "L'Italie, en tant qu'entité unitaire, n'est pas née politiquement mais linguistiquement. Avant que Metternich ne le dise haut et fort, et même dès le temps des Romains, l'Italie n'était qu'une expression géographique qui resta longtemps imprécise. A vrai dire, le nom d'Italia commença d'être employé dès le VIe siècle av. J.-C., mais il ne désignait que ce que nous appelons aujourd'hui la Calabre. Longtemps, pour les Romains, l'Italie ne comprend pas la Gaule cisalpine, et, quand Rome commence d'étendre son influence sur toute la péninsule, on y parle grec, étrusque, quelques dialectes celtiques ou ligures, l'osque, l'ombrien, le falisque, le vénète ou le sicule, et c'est en octroyant aux Italiques la citoyenneté que la capitale leur impose le latin." (..) "Et même, comme on s'en aperçoit à la lecture du De vulgari eloquentia dantesque, ce signe d'unité n'a été représenté que par la langue littéraire, celle des poètes. (…) Dante se penche sur la question de la langue tant dans le Convivio que dans le De vulgari eloquentia. Puisque nous parlons de contradictions, examinons tout de suite le De vulgari eloquentia, qui, comme chacun sait, est pour ainsi dire l'acte de fondation du volgare illustre, et n'en est pas moins écrit en latin (Dante ne se démentit jamais)." En fait, comme l'analyse Eco, Dante veut inventer une langue vulgaire compréhensible par tout le monde et de l'autre, il veut fonder son vulgaire illustre que seuls les lettrés pourront le comprendre - sa contradiction de substance. Eco poursuit : "Dante a donc inventé la langue des Italiens, mais, en raison des tribulations politiques qui l'ont empêchée de devenir la langue d'une nation, il a contribué à sa rigidification en idiome pour férus des belles-lettres. C'est une contradiction dont il n'est assurément pas responsable, mais il a apporté une très grosse pierre à cet édifice en prétendant d'un côté écrire pour les "petites femmes" et, de l'autre, en rappelant que le modèle idéal de l'italien était la langue parlée dans les cours princières." Sans doute que Umberto Eco songeait à ces vers : "Hélas ! serve Italie, auberge de douleur, nef sans nocher dans la tempête, non reine de provinces, mais bordel !" (Purg., VI, 76-78.) Dans sa préface, Jacqueline Risset précisait : "Ce qui frappe aujourd'hui est la modernité du poète médiéval, l'acuité de sa conscience artistique, la puissance avec laquelle il manie une langue qu'il invente du même geste. De fait, la précision de sa pensée et de sa plume, la radicalité de sa conscience théorique dans l'invention poétique la plus hardie le rendent pour nous contemporain de ceux qui sont, dans la littérature, les grands inventeurs dela modernité : de Joyce, pour qui Dante était modèle d'écriture jusque dans le champ musical du hors sens ; de Proust, par la parenté de la construction circulaire, par la lumière des épiphanies et la densité des ténèbres traversées; de Kafka, par l'intensité de la vision à la fois optique et onirique transportée dans la langue ; de Rimbaud, par la rigueur de la décision, par l'absolu de l'instant, par le foudroiement de l'illumination." Nous savons qu'à chaque siècle les commentateurs ont renouvelé leur approche du poème. Pound a souligné la contemporanéité de Dante à chaque siècle. Jacqueline Risset écrit encore dans sa préface : "Ce qui attire et intensifie notre regard sur les chants de Dante est sans doute aussi le fait que nous sommes sensibles à la hardiesse avec laquelle leur auteur mêle et transgresse les codes qu'il s'est donnés, tout comme ceux qu'il a reçus. Ainsi, au sein de l'obscur et du tragique infernal surgissent parfois des éclats inattendus de vie terrestre – gestes calmes d'artisans, gestes tendres de mères et d'enfants, détails de paysages, vols d'oiseaux, animaux familiers." (…) Le mythe classique d'Ulysse est présent chez Dante ; au chant XXVI de l'Enfer, il apostrophe ses compagnons de voyage et les incite à la sagesse et à la connaissance car ils sont appelés à passer des frontières de ce qu'on peut connaître, qui finalement est voué à l'échec. Face à la difficulté de l'épreuve, Dante reconnait sa propre limite : Mais moi, pourquoi venir ? qui le permet ? Je ne suis ni Énée ni Paul ; ni moi ni aucun autre ne m'en croit digne. Aussi je crains, si je me résous à venir que cette venue me soit folle. (Enfer) Une fois franchies les "croutes glacées" de Lucifer et de l'enfer, Virgile et Dante s'acheminent face à la montagne du purgatoire, et la voix du maître s'exclame : "Insensé qui espère que notre raison / pourra parcourir la voie infinie / que suit une substance en trois personnes." Ainsi Dante affirmera au sommet du paradis la présence de Dieu (quia est), c'est-à-dire "qu'il existe". Comme il le souligne en évoquant "le passage fou d'Ulysse". La Divine Comédie nous parle aujourd'hui de notre monde : le XXe siècle fut empli d'atrocités et le XXIe paraît dépasser la profuse et luxuriante imagination de Dante ! Nous, lecteurs de ce siècle, nous sommes captivés par cette constante manière de passer de l'universel au particulier, des mondes éternels au plus petit événement : "C'est là le principe, c'est là l'étincelle / qui se dilate ensuite en flamme vive / et scintille en moi comme étoile au ciel." (Paradis, XXIV) La Comédie est une expérience de lecture active pour opérer un déclic dans sa vie intérieure face au monde. Cette expérience est identique, à celle que nous avions faite, dans notre jeunesse, quand, pour la première fois, les œuvres de Rimbaud, Baudelaire et Lautréamont passaient entre nos mains et s'infiltraient en nous comme les émanations d'un vin rare, comme les effluves d'un alcool intense et profond ; comme lorsque nous recevions un choc en découvrant les grands textes qui nous marqueront à jamais jusqu'à l'âge adulte où nous nous remettions à les relire d'une manière nouvelle pour retrouver ou trouver de nouvelles substances à notre vita nova. Et comme le dit Dante à la fin de son livre : Tel est celui qui voit en rêvant, et, le rêve fini, et la passion imprimée reste, et il n'a plus souvenir d'autre chose, tel je suis à présent, car presque toute cesse ma vision, et dans mon cœur coule encore la douceur qui naquit d'elle. (…) Paradis, XXXIII Au terme de l'Enfer, Schelling écrit : "Que ceux qui n'y sont pas appelés appliquent à eux-mêmes les mots qui se trouvent au seuil de la première partie : Vous qui entrez ici, laissez toute espérance ! (3) La nouvelle édition de La Divine Comédie nous permet de replonger allègrement dans ce chef-d'œuvre infini et toujours vivant qui traverse déjà le Temps depuis sept cents ans. Carlo Ossola cite André Pézard qui écrivit dans l'Avertissement à son volume des Œuvres complètes de Dante, publié l'année du septième centenaire de la naissance du poète, en 1965 : "Il faut enfin refermer les éditions savantes, et clore les yeux : arriver à la traduction sans paroles françaises, presque sans paroles italiennes ; écrire en "ce langage / qui est même en tous" (Paradis XIV), et ne se parle qu'"avec tout le cœur" ; la langue de la mémoire, des prières muettes et de la contemplation." (Bibl. de la Pléiade, 1965). Notons pour l'histoire présente, le pape François dans sa Lettre apostolique Candor lucis aeternae promulguée le 25 mars 2021, "Solennité de l'Annonciation du Seigneur", à l'occasion du septième centenaire de la mort de Dante Alighieri, écrivit : "Dante — essayons de nous faire l'interprète de sa pensée — ne nous demande pas aujourd'hui d'être simplement lu, commenté, étudié, analysé. Il nous demande plutôt d'être écouté, d'être — d'une certaine manière — imité, de nous faire ses compagnons de voyage car, aujourd'hui encore, il veut nous montrer quel chemin mène au bonheur : la voie droite pour vivre pleinement notre humanité, franchissant les forêts obscures où nous perdons l'orientation et la dignité." (Les citations de La Divine Comédie y sont tirées de la traduction de Jacqueline Risset - précision du préfacier). La Comédie est en état de mouvement perpétuel et de métamorphose. Le premier titre du poème était La Vision, et c'est bien vers une vision que tendent l'Enfer, le Purgatoire et le Paradis, rappelle Jacqueline Risset. Ce que Lautréamont a, d'une certaine manière, retenu pour ses Chants de Maldoror. Ainsi "La Divine Comédie pourrait se définir comme l'épopée du corps de Dante. C'est un corps vivant qui traverse les trois royaumes, suscitant dans chacun d'eux la stupeur des ombres : elles s'aperçoivent, en Enfer, qu'il pèse – il fait bouger les pierres des éboulis –, au Purgatoire, qu'il fait de l'ombre ; et se demandent, au Paradis : est-il avec son corps ou sans son corps ? Ce que Dante ne sait pas lui-même : "Si j'étais corps […] le désir devrait s'enflammer davantage" (Par., II,)." Quelques écrivains du XXe ont compris l'intention, le sens du poème et la vision de Dante. Reprenons alors l'expérience de cet état peu ordinaire qu'est une lecture renouvelée de La Divine Comédie. Patrick Amine
Paris, janvier 2022
Dante, La Divine Comédie, traduit de l'italien par Jacqueline Risset. Édition publiée sous la direction de Carlo Ossola avec la collaboration de Jean-Pierre Ferrini, Luca Fiorentini, Ilaria Gallinaro et Pasquale Porro (1).
Notes : (1) Dante, La Divine Comédie, Bibliothèque de la Pléiade, n° 659 - sept.2021. 1488 pages, rel. Skin, 104x169 mm. Ed. Gallimard. 62 € jusqu'au 31/03/2022. Cette édition bilingue bénéficie d'un nouvel appareil qui prend appui sur sept siècles de lectures aussi bien que sur les recherches les plus récentes, comme le souligne le préfacier. (2) Jacqueline Risset, Dante écrivain ou l'intelleto d'amore, Seuil, 1982. "Parler de Dante écrivain, c'est donc tenter de faire émerger l'autre face du monument, plus active et actuelle : la conscience extraordinairement hardie, qui s'y déploie, de toutes les implications de l'acte d'écrire. Il s'agit de parcourir la trajectoire éblouissante qui, à partir du premier petit livre, la Vita Nuova, en touchant successivement tous les points, linguistiques (De Vulgari Eloquentia, sur l'invention de la langue), philosophique (Convivio, le Banquet de la connaissance), politique (De Monarchia, sur la séparation des Deux Pouvoirs), mène jusqu'à la Comédie, le «poème sacré» où tous les éléments s'animent et s'embrasent dans l'espace du grand voyage. Voici alors l'Intelletto d'amore : qui est «intelligence d'amour» au sens que lui donnait Dante dans ses écrits, mais aussi, pour nous, intellect amoureux, passion de la pensée, intensité circulaire où l'on peut se reconnaître et se perdre." L'interview imaginaire de Béatrice que réalisa Umberto Eco est en ligne et vous pouvez l'écouter sur : "Le interviste impossibili" - RadioRAI sur Teche Rai http://www.teche.rai.it/multiteca/radio/04162446_02.ram. (3) Dante a fait scandale aux Pays-Bas, comme le rapporte un confrère du magazine Les Échos, le nom de Mahomet a été effacé de la traduction de l'Enfer proposée par Blossom Books. Décision prise "pour ne pas blesser inutilement les lecteurs". En cause, les tourments infligés à Mahomet dans le chant XXVIII de L'Enfer sont assez terribles. Extrait : "Jamais tonneau fuyant ne fut troué comme je vis une ombre, ouverte du menton jusqu'au trou qui pète. Ses boyaux pendaient entre ses jambes ; on voyait les poumons, et le sac affreux qui fabrique la merde avec ce qu'on avale." Trad. Jacqueline Risset. Il est donc nécessaire de rappeler une fois encore la citation de Schelling : Vous qui entrez ici, laissez toute espérance ! Disons plutôt aujourd'hui : N'essayez pas d'entrer, car cet univers n'est pas pour vous. Notes diverses : Henri Corbin parle d'un "monde imaginal", c'est ainsi qu'il nomme l'espace de représentation propre à cette faculté dans lequel se déroulent les voyages visionnaires des soufis musulmans n'est pas différent de celui que Dante met en scène dans la Commedia ; il s'agit, écrit Corbin : "[d'] un monde aussi réel ontologiquement que le monde des sens et le monde de l'intellect ; un monde qui requiert une faculté de perception qui lui soit propre, faculté ayant une fonction cognitive, une valeur noétique, aussi réelles de plein droit que celles de la perception sensible ou de l'intuition intellectuelle. Cette faculté, c'est la puissance imaginative, celle justement qu'il nous faut garder de confondre avec l'imagination que l'homme dit moderne identifie avec la "fantaisie" et qui, selon lui, ne secrète que de l'imaginaire. (Corbin 1983 : 16)" Voltaire connaissait le poème de Dante, mais selon un historien, il en était quelque peu jaloux, il reconnaissait quand même sa qualité et son originalité, il écrivait : "La poésie fut le premier art, qui fut cultivé avec succès. Dante et Pétrarque écrivirent dans un temps, où l'on n'avait pas encore un ouvrage de prose supportable ; chose étrange que presque toutes les nations du monde aient eu des poètes avant que d'avoir aucune autre sorte d'écrivains. […] Quoi qu'il en soit, le Tasse était encore au berceau, lorsque le Trissin, auteur de la fameuse Sophonisbe, la première tragédie écrite en langue vulgaire, entreprit un poème épique." (…) Plus loin dans sa Lettre sur le Dante, il poursuit : "Vous voulez connaître le Dante. Les Italiens l'appellent divin, mais c'est une divinité cachée ; peu de gens entendent ses oracles ; il a des commentateurs, c'est peut-être encore une raison de plus pour n'être pas compris. Sa réputation s'affermira toujours, parce qu'on ne le lit guère. Il y a de lui une vingtaine de traits qu'on sait par cœur : cela suffit pour s'épargner la peine d'examiner le reste." Voltaire possédait un exemplaire de l'édition du texte publiée à Venise en 1536. Cet exemplaire est à Saint-Pétersbourg et comporte d'ailleurs des traces de lecture : des annotations et des signets qui sont autant de preuves d'un véritable engagement de la part de Voltaire avec le texte de Dante. Comme le souligne Russell Goulbourne de l'Université de Leeds. Voltaire, dans son Essai sur les mœurs, il décrit la Divine Comédie comme un "poème bizarre, mais brillant de beautés naturelles". Extraits : Schelling, Dante dans la perspective philosophique — date de 1803. "Celui qui est tant soit peu familier des mystères du mal, celui-là sait que la plus haute corruption est en même temps la plus spirituelle et qu'avec elle disparaît tout ce qui est naturel, même la sensibilité..., et jusqu'au plaisir lui-même […]. Celui-ci se change en cruauté et le mal démoniaque et diabolique est encore étranger à la jouissance que le bien […]. Si donc l'erreur et la méchanceté sont toutes deux spirituelles et proviennent de l'esprit, celui-ci ne peut absolument pas être le plus haut." (…) "L'Enfer, le Purgatoire et le Paradis ne sont en quelque sorte que le système théologique édifié in concreto et selon une certaine architecture. Les mesures, chiffres et relations qu'il observe à l'intérieur de la théologie étaient prescrits par celle-ci dans ce domaine, il renonça sciemment à toute liberté d'invention pour, à l'aide de la forme, donner à son œuvre - illimitée de par son sujet - une nécessité et une limite. Le caractère sacré de l'ensemble et le symbolisme des chiffres sont aussi un genre de forme extérieure sur laquelle se fonde sa poésie. C'est ainsi que tout le savoir logique et syllogistique de son temps n'est pour lui que forme, et celle-ci doit lui être concédée si l'on veut accéder aux régions où se situe sa poésie." (…) "La Divine Comédie n'est donc absolument rien de cela en particulier, pas plus qu'elle n'en est une mosaïque, elle est un mélange de ces genres tout à fait particulier, organique pour ainsi dire, impossible à recréer à l'aide de quelque art arbitraire, elle est individualité absolue, comparable à elle-même seulement et à rien d'autre." (…) "La matière de ce poème est, en gros, la formulation de l'identité de toute l'époque du poète, la pénétration des événements qui s'y déroulèrent par les idées religieuses, scientifiques et poétiques dans l'esprit le plus élevé de son siècle. Notre intention n'est pas de l'étudier dans son rapport direct avec son temps, mais bien plutôt dans son caractère universel et exemplaire pour toute la poésie moderne." Traduction de Jacques Legrand. Philippe Sollers, DANTE ET LA TRAVERSÉE DE L'ÉCRITURE (in Lectures, Pléiade). "L'acqua ch'io prendo già mai non si corse." (Par. II, 7) Peu d'œuvres sont aussi séparées de nous que la Divine Comédie : plus proche dans l'histoire que l'Éneide, où elle prend sa source, elle nous paraît cependant plus lointaine ; commentée et répétée avec une érudition maniaque, elle garde à nos yeux son secret. Mais c'est sans doute qu'elle est dissimulée au plus profond de notre culture comme une tache aveugle : une énigme indéfinie dont la proximité même nous rendrait inattentifs et bavards. La question qu'elle pose est d'une telle ampleur que sa visibilité, encore problématique, s'annonce peut-être seulement pour nous. L'humanisme l'a très vite immobilisée et réduite à une référence culturelle dont seul un peintre, Botticelli, semble avoir secoué la torpeur. Le classicisme, malgré Milton, n'a aucune idée de ce qui est en jeu dans ce grand poème qui lui paraît barbare. Au XVIIIe — mis à part Vico qui, en marge de son époque, élabore la Scienza Nuova dont le titre est déjà un hommage à celui qu'il appelle "l'Homère toscan" — un tel texte n'est déjà plus qu'une monstruosité illisible, inhumaine (illisible veut toujours dire inhumain), un "salmigondis", précise I'Encyclopédie. A ce moment, on pourrait dire sans paradoxe que Dante est aussi invisible que Sade dont l'œuvre est probablement la seule à être à sa mesure. Le XIXe est déjà plus hésitant : grâce à Schelling, Dante fait aussitôt partie de la mythologie romantique qui, en France, en gardera surtout une image décorative et spectaculaire où Dante et Enfer sont deux termes synonymes confondus dans la catégorie du visionnaire et de l'effrayant. Pourtant, c'est la rupture désormais traditionnellement marquée par la seconde moitié du siècle dernier qui va faire de la Comédie une présence formelle ("homérique"), le fond sur lequel va se dérouler un déplacement et un renversement décisifs, liés à l'apparition du signifiant comme tel, au langage comme question de plus en plus radicale. Présence qui se manifeste de façon contradictoire : Joyce et Pound en accentuent ce qu'on pourrait appeler le projet microcosmique et globalement linguistique ; Claudel, bien qu'il y trouve l'occasion de ses meilleures formules sur la poésie (qui ne "plonge pas dans l'infini pour trouver du nouveau mais au fond du défini pour y trouver de l'inépuisable "), veut, comme d'habitude, rassurer le parti catholique qui n'a que faire d'un auteur aussi encombrant (aussi universel). Dante, à vrai dire, se prête à tout ce qu'on veut : l'université, l'académisme et le modernisme peuvent chacun le revendiquer sans grands risques. Or le problème, bien entendu, n'est pas là (il n'est pas là non plus pour Hölderlin, Lautréamont ou Mallarmé, et il y a longtemps, on le sait, que la pensée a déserté ces classifications superficielles). S'il y a un "mystère" Dante, si le surgissement archéologique de cette œuvre peut nous apprendre quelque chose qui n'a pas cessé de déterminer invisiblement notre histoire, ce n'est ni son apparence ni son contenu qu'il nous faut interroger, mais le rapport profond que Dante entretient avec l'écriture. La Divine Comédie — qui ne s'appelle ainsi de façon révélatrice que depuis le XVIe siècle ; Dante, lui, dit simplement : "poème sacré" — va donc être pour nous un texte en train de s'écrire, et plus encore le premier grand livre pensé et agi intégralement comme livre par son auteur." (…) in Tel Quel, 1963 - 1ère édition du texte, Seuil). |
Botticelli, le Paradis, chant VI Botticelli, l'Enfer, chant XXXI |