Brigitte Lustenberger, What is Love?
Le goût des autres ou Elégie en clair-obscur
Brigitte Lustenberger
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Brigitte Lustenberger, Flowers

Cet extrait de texte de Julia Hountou est issu du livre Brigitte Lustenberger, Still, éd. NEAR, Lausanne & Till Schaap Edition, Bern, juin 2014, 22x17 cm, 80 p. Fr/En/All. (Avec la contribution d'Ariane Pollet)

Interroger la photographie dans son pouvoir de représentation revient à formuler la question du jeu entre réalité et fiction. Ainsi, sans avoir recours aux artifices de l'insolite, à l'attirail du bizarre et de l'étrange, mais en usant au contraire de composants du quotidien, Brigitte Lustenberger bâtit une "intrigue" visuelle dont les héros sont interprétés par de faux acteurs, ses modèles auxquels elle attribue des rôles. Ses photographies se présentent en effet comme des mises en scène puisque leurs protagonistes sont appréhendés tels des personnages, selon une approche théâtrale. Elle les dirige avec soin à la manière d'un réalisateur de cinéma, en travaillant avec eux sur leurs gestes et leurs expressions faciales (Elle travaille surtout avec les membres de sa famille, ses amis ou des amis d'amis. Mue par un besoin de contrôle intégral, elle œuvre le plus souvent seule, sans styliste, ni maquilleur ou coiffeur, parfois avec un assistant.). (…)

L'écoute de l'altérité

Dans l'univers de Brigitte Lustenberger, tout est recherche du dépouillement pour mieux se focaliser sur les visages. La singularité et la diversité de ces derniers est à proprement parler un "miracle" (Elle semble rejoindre en cela la pensée de François Mauriac : "Un miracle que nous ne voyons même plus, tellement il est commun, c'est qu'aucun visage humain, autant qu'il en existe et qu'il en ait existé, n'en reproduit un autre. (…) Il n'y a pas un seul vivant qui reproduise exactement et trait pour trait l'un des milliards de visages qui nous ont précédés. Un être humain est tiré à un exemplaire unique et jamais reproduit depuis que le monde est monde." (François Mauriac, Ce que je crois, Grasset, Paris, 1962, p. 34.).). Pour les magnifier, depuis 2008, elle a élaboré un ensemble cohérent de portraits représentant ses modèles, généralement en buste et seuls, ou en couple lorsqu'ils créent un duo sous forme de diptyque. Elle tente ainsi de saisir l'esprit même d'une rencontre - cette confrontation avec un "autre" et son expérience unique du monde - afin d'en partager l'éternité. Elle sait combien ce genre photographique est par essence un mélange de connivence et de cruauté, destiné à obtenir en un temps succinct l'expression la plus juste et la plus sincère de la vérité du modèle. À la croisée de la matière et de l'esprit, du corps et de l'âme, du visible et de l'invisible, la face exprime les sentiments cachés, les humeurs et les affects. La multitude des expressions échappe à la répétition.

Physiologiste de la psyché, la photographe traque et sonde la personnalité d'hommes et de femmes dans leurs attitudes et les inflexions de leur regard, afin de restituer l'irréductible singularité de leur présence.

Mutiques, ils apparaissent dans la pleine intensité de leur être, tous saisis à la lumière naturelle dont Brigitte Lustenberger utilise l'action modelante à la façon d'un sculpteur maniant la glaise, puis qu'elle transcende plastiquement par la perfection des tirages (Elle travaille avec un appareil grand format (Linhof) et des films négatifs 4x5 inch.). Ces portraits sont d'autant plus forts qu'ils sont dépourvus de tout attribut et de toute connotation anecdotique. Parce qu'ils ont évacué l'obsession du paraître, ses modèles offrent d'eux une profonde épaisseur, une manière d'être-là, tel le Dasein cher à Martin Heidegger (L'expression Dasein est un mot composé de l'allemand qui signifie littéralement, "être-là", au sens de "présence" ou "existence".). La plupart témoignent d'une grande qualité d'abandon qui concourt à muer leur visage en lieu d'apparition de l'intériorité ; ils portent en eux une expression grave, existentielle. Même les enfants affichent des linéaments d'une troublante maturité. On ne peut s'empêcher d'être à la fois émerveillé et surpris devant leurs visages à la beauté dérangeante, mêlant insouciance et réflexion.

Captivée par l'absolue splendeur du noir, la photographe dissimule le décor dans l'obscurité totale. Le huis clos du studio apparaît tel un espace vide qui contraint ses modèles à se situer par rapport à eux-mêmes. (…) En annihilant le contexte, Brigitte Lustenberger enquête sur le motif du visage, sur la pure manifestation des émotions. L'arrière-plan sombre tire les portraits vers une abstraction qui absorbe les formes et accentue le sentiment d'introspection. Ainsi fixés par l'objectif, les personnages semblent à la fois proches et lointains, familiers et étrangers. La façon dont ils se détachent sur le noir les auréole tout en les mettant hors d'atteinte. (…)

L'esthétique de la déliquescence

Brigitte Lustenberger organise son atelier tel un cabinet de curiosités, un lieu où elle entrepose et expose ses découvertes. Son intérêt et son goût la conduisent à garder un ensemble d'éléments hétéroclites : des végétaux, des animaux naturalisés, mais aussi des vases et de la porcelaine. Il ne s'agit cependant pas d'un trésor précieusement conservé : bien au contraire, l'artiste se plaît à observer les outrages du temps sur sa collection. Au fil des semaines, les objets se dessèchent, moisissent, se décomposent et se métamorphosent, laissant place à une forme d'expérience du monde qu'elle intègre telle quelle dans sa pratique artistique. Cette approche aboutit à une série de natures mortes : des tulipes mélancoliquement avachies sur une vieille table en bois ou encore une pomme toute ridée. (…)

Dispersées dans l'espace tels des souvenirs égrenés, ces trouvailles recèlent une intense charge poétique et tragique. (…) Au-delà de simples natures mortes, elle en réalise le "portrait", en exaltant leur spécificité et leur puissance occulte. Mises en valeur, elles sortent de l'ombre et s'exhibent pour elles-mêmes, uniques et autonomes. Perméable à leur solitude, délaissées et comme teintées de deuil, elle se plaît aussi à magnifier les déliés des bouquets juste fanés ou littéralement secs d'où surgit un arcane hautement métaphorique. (…)

Ainsi, à travers ses images, Brigitte Lustenberger pose visuellement la question de savoir ce qui dans l'intensité d'un instant retient d'un même souffle la vie et la mort. Elle n'hésite pas à juxtaposer au sein de son dispositif ces deux processus, ces deux espaces-temps opposés :

décomposition (fleurs fanées, feuillage desséché) et renaissance, évoquée notamment dans le portrait d'une femme enceinte ou l'image paisible d'un nouveau-né. (…)

Dans ses photographies, nombre de frontières sont questionnées : vie et mort, matière et esprit, cadre et hors-champ, sujet et objet, signe et substitut, réalité et fiction. Sans accessoire ni décor, sans apprêt ni événement, ses images détiennent un fort pouvoir d'évocation ; leur contemplation nous amène à nous interroger fondamentalement sur les âges de la vie, la solitude, le couple, l'existence (…) Offrant une approche en même temps universelle et individuelle, le regard qu'elle porte sur notre environnement secret nous livre une belle manière de plonger en nous-mêmes, en essayant de percer à jour l'intériorité des autres. (…)

Brigitte Lustenberger nous confronte à l'inquiétante étrangeté du rapport au corps et à la destinée. Aussi, pour lutter contre la fuite inexorable du temps, elle se met en quête de la singularité des êtres, rejoignant en cela Bruno Bettelheim pour qui "Il n'y a qu'une façon de moins souffrir de la brièveté de la vie : en établissant un lien vraiment satisfaisant avec l'autre. Quand on a réussi cela, (…) on a atteint le point culminant de la sécurité affective de l'existence et on dispose de la relation la plus permanente dont puisse disposer l'homme". (Bruno Bettelheim, "Introduction - Lutter pour donner un sens à la vie", Psychanalyse des contes de fées, Traduit de l’américain par Théo Cartier, Robert Laffont, Paris, 1976, p. 22.) Grâce à son art, la photographe imagine des espaces-temps réunificateurs, selon un acte de "résistance" ("Seul l’acte de résistance résiste à la mort, soit sous la forme d’une œuvre d’art, soit sous la forme d’une lutte des hommes. (…) Il y a une affinité fondamentale entre l’œuvre d’art et l’acte de résistance." Gilles Deleuze, "Qu’est-ce que l’acte de création ?" Conférence donnée dans le cadre des mardis de la fondation FEMIS, le 17 mai 1987.) esthétique. Ses images sans cesse recomposées visent à réinventer toujours de nouveaux liens, à conjuguer les échanges dans leur diversité afin de conférer à l'existence une plus grande amplitude et ainsi la transcender.
 
Julia Hountou
Monthey, avril 2020
 
 
Exposition en plein air au fil de 40 clichés. Curatrice : Julia Hountou
Parc de la Torma : Route de Morgins, 1870 Monthey, Suisse 2020-2022. Ouverte toute l’année. Entrée libre
Exposition organisée par le Service Culture, Tourisme et Jumelage ainsi que le Service Infrastructures, Mobilité & Environnement de la Ville de Monthey
www.lufo.ch
www.crochetan.ch

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