Rien sans vousà l'ar[T]senal de Dreux
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Rien sans vous, Centre d'art contemporain l'ar[T]senal
Rien sans vous, Centre d'art contemporain l'ar[T]senal
Artsenal Rien sans vousAsger Jorn, le droit de l'aigle, 1952
Rien sans vous, Centre d'art contemporain l'ar[T]senal - Table Ping-Pong, 2024, Benedetto Bufaloni
Rien sans vous, Centre d'art contemporain l'ar[T]senal - ssBal givré, 2021, Camille Bondon
Rien sans vous, Centre d'art contemporain l'ar[T]senal
Rien sans vous, Centre d'art contemporain l'ar[T]senal - Triple Oculus System #1, 2021, Slim Cheltout |
Où éprouver l'expérience d'une participation active en tant que public dans une exposition ?
Au Kunsthaus de Zurich, pour la rétrospective de Marina Abramovic, et (re)découvrir la variété de
toutes ses performances, mettant à l'épreuve les limites physiques comme mentales, puis retrouver
ses esprits dans la Decompressing Chamber qu'elle a spécialement conçue pour l'occasion ? Ou à
Dreux, dont la structure d'art contemporain permet, dès le parvis, de décompresser en partageant des
parties libre service de ping-pong
C'est Benedetto Bufaloni qui nous y convie. Cet explorateur du détournement et de la réappropriation de lieux a réalisé ici, comme dans la cour des Beaux-Arts de Paris, un recyclage renversant réjouissant. En collaboration avec les équipes techniques de la ville – automobile hors course, garage pour la découpe, menuiserie pour la table de ping-pong réajustée aux bonnes dimensions – , il a installé devant l'ar[T]senal une voiture blanche sur le toit, recouverte à l'envers d'une table de ping-pong qui invite au jeu. Il suffit de demander raquettes et balles à l'accueil et de passer outre le caractère intouchable habituellement attribué à toute oeuvre d'art exposée. Le statut de l'oeuvre est lui-même à requalifier : la voiture n'est ni matière compressée, ni protagoniste d'un accident de la route, ni sculpture pure, ni socle de sculpture. Elle s'affiche en exhibant ses roues, manifeste sa désormais inutilité fonctionnelle de véhicule, semble se mettre au service de la table qui la clôt et dont elle assure la stabilité, la coïncidence entre les deux univers habituellement disjoints alliant sourire et décalage hybride. Jouer sur cette version 2024 de Table Ping-Pong insolite, dans cet espace public redéfini, détermine déjà en soi un moment à part qui modifie la perception d'un art contemporain élitiste. Et incite à poursuivre à l'ar[T]senal vers d'autres interactions, comme le suggère le titre "Rien sans vous" qui s'affiche au fronton. Ce choix de mettre le public au centre de la visite est décliné avec la diversité des partis pris artistiques, chacun.e, tout âge confondu, y trouvant écho. Dans le hall, Camille Bondon fournit matière à la métamorphose le temps de la visite. Un mur complet d'accessoires festifs est à disposition pour devenir autre et transforme aussi le ressenti de la visite en la dotant d'un caractère exceptionnel. Le dessin des couronnes, collerettes, coiffes, épaulettes de son Bal Givré (2021), comme sur le présentoir d'un établi, garantit une remise en ordre après la parenthèse carnavalesque en fin de parcours. Elle est coutumière de ces embarquements éphémères, dans son imaginaire, de collectifs qui se font et défont pour l'occasion, unis par des éléments qu'elle leur fournit ou qu'ils produisent en commun. Personne ne peut oublier sa visite en bicorne de feutre blanc. Avec Adriana Wallis, elle a aussi mis en place les Nappées (2021), un trousseau de dix nappes publiques. Imaginées pendant le confinement, où tout rassemblement convivial était freiné, elles ont été confectionnées à partir d'histoires récoltées et des reliefs de repas. Elles en gardent les traces en sbroderie, teintures végétales, feutres, cyanotype, peinture sur tissu. Le principe d'une fabrication collective – "des centaines de petites mains" – se double de celui de leur libre utilisation, quelle que soit l'occasion, par réservation dans le circuit des médiathèques locales. L'une d'elle, brodée de prénoms, a servi au vernissage, une autre délimite dans l'étendue du hall un espace convivial où s'asseoir devant un bouquet. Il n'est pas surprenant de rencontrer, dans la première salle, une oeuvre de Rirkit Tiravanija, Untitled (cooking corner version #3), de 2005, un prêt du centre Georges Pompidou. Rattaché au mouvement de l'esthétique relationnelle, cet artiste interroge la mise en forme des oeuvres et le système d'exposition. Vivant entre New York et Berlin, intervenant dans le monde entier, il transforme la plupart du temps l'espace artistique en lieu d'interaction sociale. Ce n'est que partiellement le cas pour ce travail, puisque le faitout monté sur trépied, relié à une bouteille de gaz ne peut servir à cuisiner que virtuellement. Intacts de tout contact et installés dans un coin à angle droit devant 2 miroirs perpendiculaires, ces ustensiles sublimés en inox rutilant ne nous intègrent que lorsque notre reflet se projète sur leur surface polie. Rirkit Tiravanija perturbe ainsi le "white cube" conventionnel des cimaises en galerie ou musée. C'est aussi l'architecture qui est questionnée dans Stratum 6, par Anaïs Lelièvre, de l'enracinement dans le sol à la conception de l'habitat. Cette installation de 2020 propose des modules en PVC Forex imprimé du dessin Schiste argileux (relevé lors d'une résidence précédente dans le Valais). Ils sont inspirés par la cité Valentin-Abeille, Porte de la Chapelle, un immeuble de logements sociaux, remodelé dans le cadre d’un projet de réaménagement du quartier Gare des Mines : les façades se retrouvent dans la forme en échelle, la barre en L dans le L de chaque module. Une interrogation sur la durée, l'altération, l'attente de la destruction et de la reconstruction, l'appartenance à un lieu et sa dépossession. Les éléments déplaçables, conçus à partir d’ateliers avec les locataires du quartier présentent des hauteurs différentes qui renvoient à une échelle spatiale autant que sociale. L'installation constitue avec ironie l'espace de jeu demandé par les enfants, qu'ils peuvent organiser à leur gré. Sans en exclure les adultes. La légèreté traverse aussi cette exposition. Une légèreté non dénuée de gravité. Celle que Philippe Parreno apporte avec les Speech bubbles (2009), ballons en Mylar doré gonflés à l'hélium, bulles de BD qui tapissent la totalité d'un plafond. Suggèrent-ils au public de remplir avec ses propres paroles la surface vierge de leur paroi lisse et scintillante, mettent-ils en forme le vertige conversationnel des réseaux sociaux, la vacuité de nos discours ou sont-ils les porte-parole d'une manifestation silencieuse ? Philippe Parreno a décliné en d'autres couleurs et d'autres lieux célèbres ces phylactères 3D, qui forcent partout le public à regarder en l'air, et évoquent discrètement Warhol. Mais, en nous basculant le cou, ne nous renvoient-ils pas notre image ? Tous semblables, même en position différente, et si serrés les uns contre les autres : la parole, la liberté individuelle, une illusion ? Se réfugier à l'extrémité de la salle, dans un enclos où Anaïs Dunn propose une forêt de petites formes suspendues, Vivant Résistant (2024). Dans la blancheur des murs resserrés, la multitude de fils métalliques qui les supportent disperse le regard sur ces composants blancs, éclairés d'une lumière blanche, peu identifiables et semblables à des micro-organismes inconnus d'une étude scientifique sur un processus de contamination. Fermer la porte coulissante, l'éclairage, et la porcelaine phosphorescente surgit dans le noir, divulguant les volumes, leur variété et leur foisonnement distinctement. Une chambre à soi au musée où vivre le privilège d'une expérience d'envahissement maîtrisable ! Une autre structure gonflable attend au premier étage, avec sa présence autrement envahissante. Cette sphère réfléchissante de 5,50 m de diamètre absorbe l'espace qu'elle réfléchit en reflet convexe, nous qui passons y compris. Bruno Peinado, que son détournement du bonhomme Michelin en Bib Black Panther a fait connaître, l'a titrée Untitled, Silence is sexy sous-titre (2014) . C'est pourtant par le bruit de sa respiration, – inspire, expire – qu'elle se manifeste aussi. Le souffle, sa continuité, son rythme différent du nôtre, mais parfaitement régulier d'objet-machine renvoie sans équivoque à l'organique, à la vie, à une autonomie dont on est le témoin fortuit, déstabilisé ou ravi. Au même étage, on découvre deux approches différentes de Thomas Wattebled. Avec Réservoir, il a entrepris en 2013 un work in progress à partir du constat que "sur les 253 320 cours d’eau qui couvrent le territoire national, seulement un quart porte des noms". Il en a répertorié 101 sur une Carte du Tourment, qui situe précisément, entre autres, la Liberté, l'Enfer, la Dèche, le Serein ou la Mort. Hors frontière, il signale que la Trouille, affluent de la Haine, coule en Belgique. Il s'est fixé le but de traverser ces 101 rivières, dans la démarche des Impressionnistes qui partaient travailler sur le motif, avec son propre matériel ritualisé. Muni de réservoirs en zinc, qu'il fabrique à partir d'une feuille de ce métal tendre où sont martelées les lettres qui désignent la rivière, découpée, repliée et soudée dans un format de tableau, il en recueille l'eau et les ferme d'un petit bouchon, invisible sur le côté le moins large. Basculés en format portrait, quasi sacralisés en reliquaires, accrochés aux cimaises, les 5 tableaux actuellement produits nous demandent de rétablir à l'endroit la Gloire, l'Orgueil, le Néant, le Gouffre, le Malaise. Avec le projet d'arriver à 101 tableaux, cet inventaire constitue un échantillonnage riche de connotations et renforce la préciosité de l'eau, qui nous demeure invisible, inaccessible puisqu'enfermée dans un récipient opaque. SHIFT (2019) a été inspiré par les pratiques générées pendant le confinement, celles de Sisyphes modernes, des livreurs en vélo au statut précaire qui ont sillonné les villes, portant sur leur dos la charge de sacs cubiques et qu'on a intégrés à notre quotidien. Thomas Wattebled a imaginé, à partir de ces contenants, des sacs à dos noirs aux formes plus complexes, vides, qu'une escouade de faux livreurs (complices, volontaires) transporte à travers la ville avant de les déposer au lieu d'exposition. Ils sont alors matériau à disposition pour composer des sculptures mouvantes, à l'envi, dans un empilement plus ou moins équilibré, mais affranchi d'une esthétique codifiée pré-établie. Enfin, Slim Cheltout offre un moment de partage avec des sculptures cinétiques qu'il élabore dans un patient agencement manuel à partir de prototypes réajustés : leurs mécanismes sont activés par des capteurs, elles développent une vie propre "en interagissant avec l’espace environnant et les mouvements, bruits, lumières qu’elles peuvent générer". Mimésis,(2020), lovée dans une niche sombre, frémit avec délicatesse et lenteur, et ses déplacements sensibles, imprévisibles font appel à notre observation attentive dans le silence. A l'opposé, Triple Oculus Système #1 (2021) déploie une rotation plus programmée, accompagnée d'un moteur sonore, et interagit avec nous grâce à des jeux de lumière reflétés par des filtres colorés. Installée depuis juin, "Rien sans nous" bénéficie d'un retour très satisfaisant : la réception positive des oeuvres, le plaisir de se laisser surprendre et d'entreprendre sont au centre des retours public. La Table Ping-Pong, largement sollicitée, installée sur une place publique très fréquentée, est restée sans aucune dégradation, aucun tag depuis 6 mois. Un signe. Dominique Lacotte
Dreux, janvier 2025
Rien sans vous, Centre d'art contemporain l'ar[T]senal,
Dreux, du 28 juin 2024 au 19 janvier 2025 dreux.com/lartsenal/
Rien sans vous, Centre d'art contemporain l'ar[T]senal - Triple Oculus System #1, 2021, Slim Cheltout |